Des négociations à quitte ou double pour l’avenir de la Syrie

Article  •  Publié sur Souria Houria le 30 janvier 2016

Une manifestante pour la libération des prisonniers des prisons gouvernementales syriennes dépose le drapeau de l'opposition sur un check-point contrôlé par l'Armée syrienne libre à Alep, le 24 janvier 2016.
Le Monde |  28.01.2016 à 11h26 • Mis à jour le 29.01.2016 à 15h30 |Par  Madjid Zerrouky, Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant) et Hélène Sallon

L’émissaire spécial des Nations unies (ONU) pour la Syrie, Staffan de Mistura, aura tout tenté pour réunir les acteurs de la crise syrienne, vendredi 29 janvier à Genève, pour des négociations sur le règlement politique du conflit qui a fait plus de 260 000 morts en cinq ans. Si le régime du président Bachar Al-Assad, ainsi que quelques personnalités indépendantes de l’opposition, ont confirmé leur venue en Suisse, le début des discussions, programmé en fin d’après-midi, se tiendra en l’absence de la principale composante de l’opposition syrienne.

En dépit d’intenses pressions de la part de l’émissaire onusien et du secrétaire d’Etat américain, John Kerry, le Haut-Conseil pour les négociations (HCN), l’organe formé à Riyad en décembre par une centaine de représentants politiques et militaires de l’opposition, a indiqué qu’il ne serait pas présent, vendredi. « Nous pourrions nous y rendre (ultérieurement) mais nous n’entrerons pas dans la salle des négociations si nos demandes humanitaires ne sont pas satisfaites », a déclaré Riad Hijab, le coordinateur du HCN. La mise en œuvre immédiate de mesures humanitaires est l’un des trois points − avec la composition de la délégation de l’opposition et l’ordre du jour − sur lesquels le HCN demandait une clarification.
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Qui va représenter l’opposition ?

Staffan de Mistura n’a pas révélé la liste définitive des représentants de l’opposition invités à Genève, objet de contentieux depuis plusieurs semaines. Le HCN estime être le seul groupe légitime à représenter l’opposition. Ce que la Russie, alliée du régime de Damas avec l’Iran, conteste depuis sa formation en décembre, du fait de la participation de factions armées d’obédience salafiste telles que Ahrar Al-Sham et Jaish Al-Islam, qu’elle qualifie de « terroriste ». Le groupe de Riyad et ses alliés justifient que ces groupes, qui constituent une composante importante de l’opposition sur le terrain, ont signé la plate-forme commune adoptée à Riyad en faveur d’un Etat pluraliste et démocratique.

La Russie a obtenu de l’émissaire onusien que soient conviés à Genève des représentants de l’opposition plus proches de ses vues. Haytham Manna, coprésident du Conseil démocratique syrien (CDS, une alliance d’opposants kurdes et arabes), et Qadri Jamil, un ancien vice-premier ministre, ont confirmé avoir reçu une invitation. Seul Saleh Muslim, coprésident du Parti de l’union démocratique (PYD), une des principales formations kurdes syriennes, n’a pour l’instant pas été convié. Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, a réaffirmé mardi qu’il ne serait pas possible de parvenir à un accord de paix en Syrie s’ils ne participaient pas aux négociations. Mais la Turquie menace de boycotter les négociations si ce groupe est invité.

Créer les conditions favorables

Afin de créer les conditions favorables aux négociations face au régime, le HCN exige des assurances sur la mise en œuvre de « mesures de confiance »humanitaires, prévues par la résolution sur la transition politique en Syrie, votée le 18 décembre, par le Conseil de sécurité des Nations unies. Jeudi soir, le groupe de Riyad a fait de la mise en œuvre immédiate des mesures humanitaires inscrites dans la résolution 2254 − parmi elles, la levée du siège des localités, l’arrêt des bombardements, la libération de prisonniers et l’acheminement de l’aide −, une précondition à sa participation.

Le HCN refuse que cette question soit associée aux discussions sur la transition politique, comme le souhaite l’émissaire De Mistura, et de négocier alors que les bombardements se poursuivent sur les populations civiles. « La décision de participer à Genève ou non fait l’objet d’un intense débat parmi les Syriens. Certains estiment qu’il faut marquer le coup et ne pas donner du crédit à la mise en scène de De Mistura en allant à Genève. Riyad Hijab attend un geste même minimal des Nations unies pour essayer de sauver la face vis-à-vis des détracteurs de Genève », explique le politologue syrien Salam Kawakibi.

Staffan de Mistura s’est contenté de préciser que les négociations porteront en priorité sur « le cessez-le-feu » et « l’aide humanitaire ». Le HCN aimerait par ailleurs que soit davantage précisé l’ordre du jour de ces négociations, appelées à durer six mois. Basée sur la déclaration signée à Vienne par les puissances du Groupe de soutien international à la Syrie à Vienne, en Autriche, à l’automne 2015, la résolution 2254 prévoit un cessez-le-feu, un gouvernement de transition dans les six mois, la rédaction d’une Constitution et des élections sous supervision de l’ONU dans dix-huit mois.

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Mais, elle donne lieu à des divergences d’interprétation entre le régime et l’opposition. Au regard du groupe de Riyad, le président Bachar Al-Assad doit quitter le pouvoir au profit d’un organe de gouvernement transitoire ayant les pleins pouvoirs exécutifs et gouvernementaux, comme le prévoit la déclaration de « Genève 1 » de juin 2012. Damas et ses soutiens insistent pour que soit formé dans les six mois un gouvernement d’union nationale et que le sort de Bachar Al-Assad ne soit tranché que lors des élections prévues dans un an et demi.

Le régime en position de force

L’insistance de l’opposition à voir ses exigences reconnues est d’autant plus forte que les négociations surviennent pour elle au pire moment. Après avoir résisté pendant près de trois mois aux bombardements russes, qui ont débuté fin septembre 2015, les insurgés ont commencé à reculer. L’armée régulière et ses supplétifs chiites, qui avaient enchaîné les défaites durant le printemps 2015, sont repartis à l’offensive, avec l’aide des Soukhoï déployés par Moscou. En grande difficulté à l’époque, au point que Bachar Al-Assad avait lui-même envisagé que l’armée se replie des zones les plus excentrées du pays, le régime syrien a repris des forces.

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Ce renversement de tendance est particulièrement visible dans le djebel Akrad et le djebel Tourkman, les massifs montagneux qui surplombent la plaine côtière et le port de Lattaquié, où le régime a repris, à la mi-janvier, le bastion rebelle de Selma et Rabieh, un village des environs de la frontière turque. Ce sont désormais Idlib et Jisr Al-Choughour, les deux principales possessions des insurgés dans le nord-ouest de la Syrie, qui sont sur la défensive. Dans le sud, un phénomène d’usure similaire est à l’œuvre et a permis la reconquête par le régime du carrefour stratégique de Cheikh Miskine.

La position de l’opposition est d’autant plus délicate que sur le terrain, ses forces font aussi face aux groupes djihadistes. Si l’organisation Etat islamique(EI) est affaiblie par les frappes de la coalition internationale et l’avancée des troupes kurdes, le Front Al-Nosra se montre de plus en plus menaçant. Ces divisions font évidemment l’affaire de Damas. Signe du regain d’optimisme qui prévaut dans la capitale, le gouvernement a récemment approuvé plusieurs lois portant sur la reconstruction du pays. Comme si l’écrasement final de la rébellion n’était plus qu’une question de temps.

L’Etat islamique et le Front Al-Nosra exclus

Parmi les absents et surtout opposants acharnés aux négociations, les deux grands groupes et frères ennemis du djihadisme actifs sur le sol syrien, dont ils contrôlent des portions de territoire : l’EI du calife autoproclamé Abou Bakr Al-Baghdadi – qui combat tous les protagonistes – et le Front Al-Nosra d’Abou Mohammed Al-Joulani, qui maintient son allégeance à Al-Qaida. Un consensus existe quant à l’exclusion de ces deux groupes, inscrits sur la liste des organisations terroristes des Nations unies.

Le Front Al-Nosra n’a pas caché son hostilité à de telles négociations. En novembre, Al-Joulani n’a pas hésité à qualifier la rencontre de « conspiration »en vue de combattre les forces djihadistes aux côtés du régime ; et toute participation de « haute trahison » envers ceux qui ont « donné leur sang pour que s’établisse un gouvernement islamique juste ». De peur que leurs hommes ne rejoignent les rangs de Front Al-Nosra, certaines formations salafistes, comme Ahrar Al-Sham, ont jugé préférable de rester à l’écart du processus de Genève.

Les parrains des deux camps en coulisses

Seules les parties syriennes au conflit sont invitées à la réunion de Genève. Mais, en coulisses, leurs parrains respectifs tirent les ficelles et un accord semble impossible à trouver sans leur aval. Sur le terrain diplomatique, c’est Moscou qui mène depuis l’automne 2015 les négociations pour le régime de Damas et son autre allié sur le terrain, l’Iran. L’opposition compte au nombre de ses soutiens les plus fidèles l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, ainsi que la France, qui a dépêché des experts à Riyad pour une formation intensive à la négociation des membres du HCN.

La position des Etats-Unis, soutien de l’opposition, est plus singulière. Le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, initiateur du processus de Vienne, assume depuis l’automne la double casquette d’acteur et de médiateur des négociations. Cette position, qui l’amène à des tête-à-tête réguliers avec son homologue russe, Sergueï Lavrov, a créé des crispations avec l’opposition qui l’accuse de se ranger aux vues de Moscou et de faire pression pour qu’elle accepte les exigences des parrains de Damas. Lundi, M. Kerry a réitéré au HCN son entier soutien.