Des Syriens chrétiens s’alarment de la probabilité de leur éviction de la vieille ville de Damas intra-muros par le régime et ses supplétifs
Selon diverses sources, les services de sécurité du régime modifient la composition démographique de la capitale syrienne… ainsi, le quartier de Bab Touma aurait été donné en cadeau (de remerciement) aux Iraniens.
in al-Sharq al-Awsat, 3 octobre 2016
traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier
Al-Sharq al-Awsat, Londres.
C’est avec une stupéfaction encore visible que ce professeur de musique aleppin a évoqué devant nous ce qu’il a vu lors d’une soirée (un jeudi, tard le soir) dans l’un des restaurants des environs de Bab Sharqi (= la Porte Orientale) dans le quartier damascène de Bab Touma (Porte de Saint Thomas), dans le quart nord-est du vieux Damas.
Ayant fui Alep en flammes pour venir s’installer à Damas, il est né dans une famille chrétienne conservatrice. Il nous a dit avoir été choqué par l’ambiance de cette soirée près de Bab Sharqi, dans le quartier de Bab Touma, décrivant la scène comme une « bacchanale à ciel ouvert » et désapprouvant le silence des patriarches chrétiens au sujet des scènes de débauche et de beuveries qui se produisent de manière régulière dans les rues où sont pourtant situés les deux plus importants patriarcats d’Orient (ceux de l’Église Grecque Melkite et de l’Église Grecque Orthodoxe).
Le ministre de l’Intérieur du régime de Téhéran en visite d’inspection « chez lui » dans une rue du Vieux Damas.
Les médias (tous gouvernementaux) et nombre de sites web iraniens
martèlent quotidiennement que Damas est désormais à leurs yeux la capitale régionale
d’une satrapie iranienne.
S’ajoute à cela d’innombrables provocations communautaires de la part de combattants de ce qu’il est convenu d’appeler le « parti de Dieu » (Hezbollah), ainsi que de miliciens chiites iraniens et d’autres nationalités dans les quartiers chrétiens, en particulier de Damas.
Ce professeur de musique (qui a requis l’anonymat) est venu d’Alep s’installer à Damas dans la maison d’un proche parent qui a quitté le quartier l’an dernier pour émigrer en Allemagne. Il nous a dit qu’il se réjouissait à l’idée de vivre dans un quartier offrant un milieu de vie proche de celui auquel il était habitué, mais qu’il avait été frappé immédiatement par le grand nombre de bars et de restaurants bondés de fêtards (en particulier durant les soirées des jeudis et des samedis), et ce, « dans un pays où toute activité a(vait) cessé – sauf en ce qui concerne les tueries et les destructions ».
Selon d’autres sources, des habitants du quartier, le gouvernement et l’administration du régime Assad ont autorisé des propriétaires de nightclubs à ouvrir des établissements dans le quartier de Bab Touma après que leurs affaires eurent périclité, il y a de cela quatre ans, du fait de l’insécurité et de la quasi disparition du tourisme peu après le début de la Révolution contre le régime.
Beaucoup de leurs « établissements » (casinos et nightclubs, pour rester « soft ») étaient situés sur la route conduisant à Al-Tall et leur clientèle était essentiellement constituée de touristes et de paumés en quête de distractions vulgaires et d’art décadent.
Avec la flambée des violences, ces établissements avaient dû baisser leur rideau, mais ils avaient rouvert peu après dans le quartier de Bab Sharqi, au beau milieu des habitations. Des habitants du quartier nous ont expliqué que l’implantation de ces établissement malfamés était un moyen d’en faire partir les chrétiens qui y vivent très majoritairement et de vider de sa population ancestrale ce quartier ô combien historique.
Ainsi, Abû Nidâl, qui habitait dans la partie appelée Al-‘Aziyéh du grand quartier (chrétien) de Bab Touma nous a confié qu’il était allé vivre dans l’appartement de sa sœur, situé dans le quartier d’Al-Qusûr, celle-ci ayant émigré en Suède avec toute sa famille. Mais il a dû se résoudre à quitter le quartier de Bab Touma, car « il avait peur pour ses enfants, en particulier pour ses filles, à cause de l’immoralité régnant dans sa rue », faisant remarquer au passage qu’on ne pouvait plus qualifier Bab Touma de quartier « chrétien » depuis qu’il est devenu un domaine réservé pour les milices de l’ainsi dite « armée de défense nationale », qu’il est patrouillé par des milices chiites iraniennes, irakiennes et libanaises et que des posters du dirigeant de ce qu’il est convenu d’appeler le « parti de Dieu » (Hezbollah) et ses bannières jaunes emplissent les murs du quartier, aux côtés d’icônes de saints et de symboles chrétiens qu’ils recouvrent à-moitié.
Theresa, qui est employée dans un ministère, nous a parlé de la manière dont on provoque les chrétiens dans les quartiers où ils vivent traditionnellement depuis des siècles, par exemple en faisant passer les défilés chiites d’affliction (‘azâ’, durant lesquels des fidèles hommes, le torse nu, s’assènent de sonores coups de poing à la poitrine et se flagellent le dos et le crâne, généralement rasé à cet effet, jusqu’au sang, ndt) au beau milieu de quartiers intégralement peuplés de chrétiens et en calligraphiant sur les murs des expressions édifiantes exclusivement chiites qui ne sauraient trouver le moindre public réceptif parmi les habitants chrétiens du quartier, tels ces « Nous te suivrons jusqu’au bout, ô, Zahrâ’ ! » ou ces « Nous nous sacrifierons pour toi, ô, Hussein ! ».
Une association des Chrétiens syriens pour la paix a mis en garde hier contre ce qu’elle considère être une opération d’« expulsion systématique » des chrétiens vivant en Syrie. Cette association a condamné dans une déclaration qu’elle a rendue publique hier « l’ignorance délibérée des valeurs et de la morale qui caractérisent les quartiers majoritairement chrétiens de Damas, en particulier ceux qui constituent la partie de la Vieille Ville appelée Bab Touma ».
Cette déclaration explique que les habitants de Bab Touma se plaignent du fait que l’on transforme leur quartier en « une zone où règne une immoralité totale et où des habitués qui n’en sont en aucun cas originaires violent la quasi sacralité et la sécurité du quartier ».
Elle fait état de la crainte des habitants de ce quartier pour leurs enfants, qui risquent de subir « agressions et enlèvements » et du fait qu’ils aspirent désormais à « aller s’installer dans des lieux de vie plus sûrs ».
Dans le quartier chrétien de Bab Touma,
la célèbre « rue droite » (dont le tracé remonte à l’Antiquité) et, au fond, la Porte d’Orient,
Bab Sharqi.
Cette association a alerté sur « la détérioration de la sécurité et de la moralité publique qui a un caractère systématique et qui est voulue par le régime Assad, qui vise à travers elle à faire partir les chrétiens vivant toujours dans ces quartiers et à les pousser à vendre leurs appartements et leurs propriétés du Vieux Damas, où ils vivent au milieu de leurs lieux saints, lesquels les plus vieilles églises du monde, comme par exemple l’église Al-Maryamiyyéh (de Marie) et celle de Saint Ananie.
L’église de la maison de Saint Ananie, dans le Vieux Damas.
L’association considère que « la modification de la composition démographique de la Syrie et l’implantation de peuples occupants étrangers en lieu et place du peuple syrien authentique est un crime qui concerne toutes les composantes, aussi bien musulmanes que chrétiennes, du peuple syrien. Que ce soit par les bombardements ou par l’imposition d’un occupant aux habitants du pays, c’est leur terre que l’on viole et ce sont des us et coutumes étrangers qui n’ont aucun lien avec eux qui leur sont imposés : ils deviennent étrangers dans leurs propres maisons et ils en sont évincés par la contrainte ».
La déclaration de l’association indique également que ce crime affecte aujourd’hui tous les chrétiens, fusse indirectement, ce qui « dément une fois de plus ces allégations selon lesquelles le régime actuel les protègerait, alors qu’il n’y a ni tranquillité ni sécurité dans leurs quartiers et qu’au contraire ils sont menacés à chaque fois qu’ils protestent contre l’injustice et les humiliations ». L’association des Syriens chrétiens pour la paix appelle tous les responsables religieux chrétiens à prendre « une position résolue contre ces agissements », à « cesser de se montrer complaisants envers un régime tyrannique qui a tué plus d’un demi-million de martyrs et qui a déplacé plus de dix millions de Syriens, causant la destruction de la moitié du pays », à « arrêter de le soutenir au prix de la vie des Syriens » et à « ne pas obtempérer à sa volonté de vider le pays de ses habitants », « la présence chrétienne en Syrie étant un legs trop précieux pour qu’on la brade contre une parcelle de pouvoir, quelle qu’en soit la nature ».
À Damas, les chrétiens vivent principalement dans plusieurs quartiers voisins les autres : Bab Sharqi et Bab Touma, dans la Ville Ville (intra-muros), Al-Qassâ‘, un quartier plus moderne mitoyen et, plus éloignés du centre-ville, les quartiers de Janâyin al-Ward (les Roseraies) et d’Al-Qusûr (les Palais). Damas est le centre de trois patriarcats, ceux des Grecs Orthodoxes Antiochiens, des Grecs Catholiques et des Syriaques Orthodoxes. Elle est aussi le siège épiscopal de la majorité des autres minorités chrétiennes syriennes.
Les chrétiens représentent environ 10 % de la population syrienne (même si les sources officielles indiquent qu’ils n’en représentent que 8 %). La densité de la présence chrétienne varie selon les régions. Alors qu’elle atteint les 20 % dans la région de la Djéziréh (Mésopotamie, au nord-est de l’Euphrate), qu’elle est d’environ 10 % dans la région d’Alep et de 15 % dans la région côtière, elle n’atteint qu’environ 5 % dans les régions de Damas ou dans la Plaine du Ghâb (une plaine marécageuse assainie et devenue très fertile, de part et d’autre de l’Oronte, ndt), dans la région de Hama.
La propagande du régime a réussi à renforcer les craintes des chrétiens syriens vis-à-vis des islamistes (et même des simples musulmans), en particulier, bien entendu, de l’organisation terroriste Daesh.
Ainsi, Samir, un habitant du quartier damascène de Qassâ‘, nous explique que bien qu’opposant au régime Assad il n’ose pas exprimer ouvertement ce qu’il pense de celui-ci, car la majorité des habitants de son quartier ont peur (légitimement) des fanatiques de Daesh, dans lesquels ils voient la « seule alternative possible au régime Assad ». Il ajoute qu’il a vendu sa maison et sa voiture pour payer le voyage de son épouse et de leurs deux filles adolescentes, qui ont émigré en Norvège, et qu’il espère pouvoir aller les y rejoindre. Ce départ pour l’exil a été motivé par le fait que « l’atmosphère qui règne désormais à Qassâ‘ et à Bab Touma ne me permet plus d’y élever correctement mes deux filles », nous a-t-il confié.
Selon ce à quoi s’attend Samir si la situation continue ainsi, il ne restera plus un seul chrétien à Damas. Il attire notre attention sur les nombreuses transactions de vente d’appartements et de propriétés.
Des sources de la capitale syrienne bien informées (mais ayant souhaité conserver leur anonymat) ont indiqué à notre journal que les services sécuritaires du régime ont mis la main directement sur la totalité de la ville de Damas : aucune maison n’y est vendue, achetée, donnée en location ou louée sans avoir dû recevoir pour ce faire l’indispensable autorisation préalable des services de sécurité. Par conséquent, les services de sécurité du régime peuvent modifier la démographie de Damas à leur guise et choisir les habitants de chaque quartier selon leur bon désir. Ainsi, des habitants de départements lointains, en particulier ruraux, et notamment les réfugiés de régions rebelles du centre du pays, se voient interdire d’habiter ou de posséder un bien immobilier à l’intérieur de la ville de Damas, et l’on parle même désormais d’un « quadrilatère de sécurité » (une sorte de zone verte à la mode de Bagdad, ndt) dans le centre de Damas.
Quant à Bab Touma, c’est devenu le quartier sécuritaire exclusif des chiites iraniens, qui surveillent toutes les rues aboutissant au mausolée de Sayyida Ruqiyya et à la mosquée des Omeyyades (la grande mosquée-cathédrale de Damas, ndt).
Samir ne fait pas retomber quant à lui la responsabilité de ce qui arrive entièrement sur les simples fidèles chrétiens eux-mêmes : il affirme que les autorités religieuses chrétiennes sont gravement fautives, car elles visent elles aussi à faire partir des chrétiens soit en se taisant sur les exactions dont leurs ouailles sont les victimes soit en se faisant les complices de certaines paroisses qui facilitent leur départ, soit encore, principalement, du fait de leur complaisance envers le régime au motif d’une peur des « terroristes » réels et imaginaires.
Une peur pour partie légitime dont les autorités chrétiennes de Syrie usent, et dont elles abusent.