Despotes d’hier et bourreaux d’aujourd’hui en Syrie – par Jean-Pierre Filiu
La crise révolutionnaire que traverse le monde arabe depuis désormais cinq ans s’inscrit dans le prolongement du vaste mouvement d’émancipation lancé depuis le XIXème siècle et désigné par le terme générique de Nahda (Renaissance). Pour mesurer l’actualité contemporaine de ces Lumières arabes, on lira avec profit deux ouvrages tout récemment parus : « Du despotisme », publié par Abderrahmane Kawakibi en 1902, et enfin traduit en français chez Sindbad/Actes Sud ; et « Le Cauchemar syrien », publié par Ignace Dalle et Wladimir Glasman chez Fayard.
Kawakibi (1855-1902) est l’un des plus grands penseurs de la Nahda. Sa famille de scientifiques et de religieux était installée à Alep depuis le XIVème siècle et son père enseignait à la mosquée des Omeyyades d’Alep. Kawakibi complète son bagage littéraire et théologique par une formation aux sciences exactes et aux langues étrangères, au premier rang desquelles le français (il en conseillera très vivement l’apprentissage à son propre fils, dans une lettre en arabe dialectal traduite dans « Du despotisme »). La Syrie vivait la fin de quatre siècles de domination ottomane sur ces terres arabes et, comme toujours au terme d’un cycle historique, la répression n’en était que plus impitoyable.
L’activisme social de Kawakibi l’amène très tôt à ouvrir à Alep un bureau d’assistance aux plus démunis dans la rédaction de leurs plaintes à l’attention de l’administration ottomane. Il publie en 1877, puis en 1879, deux hebdomadaires en langue arabe à Alep qui sont fermés par les autorités, le premier au bout de seize numéros, le second au bout de dix. Harcelé sans relâche par les agents du « sultan rouge » Abdulhamid II, Kawakibi est emprisonné à deux reprises, échappe à une tentative d’assassinat et voit ses biens confisqués. Une de ses incarcérations provoque en protestation, en 1899, la première manifestation féminine du monde arabo-musulman.
Kawakibi incarne à la fois les sensibilités « nationaliste » et « islamiste » de la Nahda, que seule la régression contemporaine a pu présenter comme irréductiblement opposées. Kawakibi prône une stricte séparation du religieux et du politique, mais aussi un califat électif en charge de la gestion des Lieux saints. Contraint à l’exil au Caire en 1900, il y meurt empoisonné deux ans plus tard, sans doute sur l’ordre du sultan Abdulhamid II, dont la vindicte l’aura poursuivi jusqu’au bout. C’est peu avant son assassinat que Kawakibi publie « Du despotisme ».
« En politique, le despotisme désigne le pouvoir d’un homme ou d’un groupe qui exerce de force son autorité sur un peuple sans avoir à rendre de comptes ». Kawakibi complète bientôt cette définition générale : « Au gouvernement despotique, on oppose le gouvernement juste, responsable, contrôlé ou constitutionnel ». Il souligne que « le tyran craint la révolte de ses sujets plus que ces derniers ne craignent sa puissance, car il est conscient de ce qu’il mériterait, alors que leur peur est due à leur ignorance ».
N’hésitant pas à citer l’injonction de Gambetta à Mac Mahon de « se soumettre ou se démettre », Kawakibi ne cache pas non plus son intérêt pour « le socialisme, sans doute l’un des meilleurs systèmes jamais imaginés ». Il pourfend en revanche les tenants d’un intégrisme religieux qui fait si bon ménage avec le despotisme : « toutes les nations décadentes, quelle que soit leur religion, pensent que la négligence de leurs devoirs religieux est la raison de leur décadence politique. Elles ne cherchent pas à améliorer leur situation sociale et se raccrochent davantage à la piété ».
« Du despotisme » est aujourd’hui invoqué dans les branches les plus diverses de l’opposition syrienne au régime Assad, depuis les progressistes jusqu’aux islamistes, tant sa critique radicale de l’autoritarisme sonne juste en cette période si sombre. Cinq ans après le début du soulèvement anti-Assad, Ignace Dalle et Wladimir Glasman offrent avec « Le Cauchemar syrien » une synthèse aussi aboutie qu’accessible, à l’heure où la « complexité » et l’horreur de cette crise font parfois renoncer les meilleures volontés à l’appréhender.
Ce livre est en partie posthume, Glasman ayant disparu en août 2015, après avoir animé avec constance sur ce site du Monde le blog « Un oeil sur la Syrie », relancé depuis en son hommage. La minutie des informations, toujours recoupées avec soin dans ce blog, se retrouve dans l’ouvrage, auquel Dalle apporte sa longue expérience de journaliste basé dans le monde arabe (son précédent ouvrage sur « La Ve République et le monde arabe » était un modèle de présentation didactique et d’érudition fluide).
L’ONU vient d’ouvrir à Genève des supposées « négociations de paix » sur la Syrie dont était initialement absente… l’opposition syrienne. Celle-ci a finalement accepté de participer aux pourparlers sur la base de l’application de mesures humanitaires dont le Conseil de sécurité lui-même exige en vain la mise en oeuvre. De tels errements en disent long sur l’état de confusion mentale et morale que cinq ans d’impunité totale du despote de Damas ont nourri et aggravé.
Il est pourtant clair que, comme l’écrivait déjà Kawakibi en 1902, un fossé infranchissable divise les partisans de la souveraineté du peuple, d’une part, et les tenants du despotisme dictatorial ou jihadiste, d’autre part : « le plus grand progrès pour les hommes est celui réalisé par les gouvernements organisés de façon à élever un barrage solide face au despotisme, source de toute corruption ». A méditer, tandis que la Syrie brûle.