Deux femmes et deux hommes de Syrie: Yassin Al Haj Saleh

Article  •  Publié sur Souria Houria le 3 décembre 2014

Voir l’article en arabe امرأتان ورجلان من سورية – ياسين الحاج صالح

Je ne peux, ni ne veux, parler de Samira, Razan, Wael et Nazem sans beaucoup d’émotion. Non seulement pour des raisons personnelles, s’agissant de ma femme, d’une amie très proche et de deux amis de grande qualité humaines, mais aussi parce que nous avons longtemps travaillé ensemble dans le domaine public, et cela jusqu’à mon départ de la Ghouta en juillet 2013. Razan, Wael et Nazem faisaient partie des rares personnes que je rencontrais quand nous vivions en clandestinité, depuis le déclenchement de la révolution jusqu’à notre installation dans la Ghouta, deux ans plus tard. Quant à Samira, elle était ma compagne de vie et d’espoir. Nous avons vécu dans la clandestinité la plupart du temps, et elle vit en moi depuis qu’elle est kidnappée.

Samira a été arrêtée en 1987 avec ses camarades appartenant à une organisation communiste. J’étais à l’époque incarcéré pour appartenance à une autre organisation communiste. Nous nous sommes rencontrés en 1999. Après sa libération en 1991, elle avait quitté Homs pour s’installer seule à Damas et travailler en femme indépendante. Nous nous sommes aimés, avons vécu ensemble deux ans, puis nous nous sommes mariés en 2002.

Outre notre relation personnelle, ce qui liait l’ancien prisonnier à l’ancienne prisonnière était une insertion dans une activité publique où les valeurs communes l’emportaient sur la politique proprement dite. Nous ne militions pas dans le cadre d’organisations politiques mais à leur marge. Cette femme de quarante ans, toute frêle, a participé à toutes les actions menées par l’opposition, du « Printemps de Damas » à la « Déclaration de Damas », quand tous ceux qui agissaient, et qui n’étaient pas très nombreux, risquaient d’être arrêtés. En mars 2004, nous avons été interpellés lors d’une tentative de rassemblement devant le Parlement, à l’occasion du quarante et unième anniversaire de la loi d’urgence. Samira a pris part aussi, en 2006, aux réunions préparatoires de la « Déclaration Damas-Beyrouth/Beyrouth-Damas ». Elle était avec Razan le 16 mars 2011 au cœur du rassemblement des familles des prisonniers devant le ministère de l’Intérieur et a échappé avec elle de justesse à la rafle de dizaines de manifestants. Ce qui la préoccupait surtout durant nos deux années de clandestinité, c’était que son éventuelle arrestation n’entraînât la mienne, mais j’étais certain de mon côté qu’elle tiendrai bon en toutes circonstances.

Samira trouvait son bonheur en regardant des films sur son ordinateur tout en sirotant un verre que je lui préparais. Elle aimait la natation et essayait en vain de m’apprendre à l’aimer. Elle aimait aussi la danse, et ses efforts pour m’entraîner sur ce terrain ont un peu mieux abouti. Elle savait susciter la joie des enfants quand elle jouait avec eux, et écoutait attentivement les autres quand ils lui confiaient leurs soucis.

Je ne pense pas être complaisant envers elle ou envers moi-même en disant qu’elle est un symbole de notre lutte : symbole de sa continuité sur deux générations, symbole d’un patriotisme qui transgresse les appartenances communautaires, avec générosité, humilité et intelligence du cœur. Tous ceux qui ont connu cette femme alaouite de Makhram al-Foqani l’ont aimée en confiance.

Razan est faite d’une trempe à part. Je ne connais personne d’aussi indépendant dans sa pensée, qui se consacre autant à l’action publique, qui s’élève autant au-dessus de toute petitesse. Ses motivations lui sont dictées par son cœur, et non par une sollicitation collective comme la plupart des activistes, du moins de ma génération. Son énergie est inépuisable, son sens de la justice, puissant, elle a une foi absolue dans les droits de l’Homme. Elle a eu le mérite, à trente-quatre ans, de fonder puis de diriger le réseau des comités locaux de coordination, de s’occuper de l’organisation des manifestations, de la couverture médiatique, de la documentation et du secours humanitaire. Sans cesser de participer elle-même aux manifestations jusqu’à l’été 2012, elle travaillait seize heures par jour, tentait avec succès de trouver des sources absolument sûres de financement. Et c’est elle qui a dirigé le Centre de documentations des violations du droit qui a fourni aux Syriens des informations fondamentales sur la marche de leur révolution.

Plus frêle encore que Samira, blonde, fumeuse impénitente, toujours vêtu d’un jeans, elle aimait les chats, la série télévisée américaine Dr. House, la musique classique et la danse. Après avoir milité pendant deux ans et un mois, elle a quitté Damas clandestinement vers la Ghouta, où elle s’est mise immédiatement au travail, écoutant les gens autour d’elle, et se posant régulièrement les mêmes questions : Comment améliorer le travail ? Comment lui assurer les ressources nécessaires ? Comment protéger son autonomie face aux groupes armés et aux donateurs ?

Razan est le symbole d’une génération qui a accumulé une expérience peu commune, tant parmi les politiques que parmi les intellectuels. Elle a écrit des textes remarquables de justesse comme si elle écrivait avec son âme. S’il est une personne dont l’absence a négativement marqué la révolution, c’est bien elle. Symbole d’une génération, l’elle est aussi de la nouvelle femme syrienne. Elle a l’étoffe d’une héroïne.

Derrière elle, un homme, Wael Hamadé, dévoué, modeste, calme. Appartenant naguère à une organisation nassérienne, il la voulait plus audacieuse et plus radicale. Il a connu Razan à la faveur d’une action contre l’invasion américaine de l’Irak. Elle était encore avocate débutante mais déjà militante des droits de l’Homme, et ils se sont mariés un an plus tard. Les deux époux n’ont pas tardé à se rendre à Qamishli et Hassaké pour documenter la révolte kurde. Et c’est chez eux que Fares Mourad, le militant communiste qui avait passé vingt-neuf ans en prison, a trouvé un gîte et une famille. Razan a été la mère de cet homme qui avait l’âge de son père, et elle a pleuré sa mort en 2009 comme une mère.

Razan et Wael s’entraidaient pour subvenir aux besoins de la vie quotidienne. Lui travaillait chez Syriatel, et elle gagnait un peu d’argent en publiant des articles dans la presse. Wael a été arrêté dans son bureau et conduit à l’aéroport militaire de Mazzé, tenu par la 4e division de l’armée dirigée par Maher al-Assad, où il a passé plusieurs mois et subi d’atroces tortures. Recherché de nouveau après sa libération, il est entré en clandestinité avec Razan.

Nazem Hammadi, lui, vivait déjà en clandestin dans un appartement pas loin de chez eux (et de chez moi), et cela grâce à l’empathie du propriétaire. Il écrivait des poèmes, dont certains avaient été publiés début 2010 sous le titre Les Obscures feuilles de mûrier, et contribuait aux actions humanitaires du réseau des Comités locaux de coordination. Il formait avec Wael et Razan un trio militant dont elle était la tête pensante. Ce qui le distinguait, c’était sa façon de mener son travail sans jamais en parler comme s’il n’avait rien fait d’autre de toute son existence. On avait toujours l’impression que ce qui l’intéressait par-dessus tout était la poésie. Il n’a perdu sa sérénité que le jour où il a échappé par miracle à l’arrestation, se trouvant soudain devant un barrage de l’armée alors qu’il avait perdu sa fausse carte d’identité. Il avait hâte d’en finir, de se consacrer à la poésie et de vivre une histoire d’amour après plusieurs tentatives ratées.

Ceux qui ont kidnappé Samira, Razan, Wael et Nazem sont la négation des valeurs que ces deux femmes et ces deux hommes représentent : l’amour de la vie, la fidélité à la cause de la liberté, la profonde humilité. Leur cause est la nôtre. La faire connaitre à l’échelle mondiale contribuera à faire mondialement connaitre la cause du peuple syrien.