Du djihadisme salafiste en tant que phénomène théâtral – par Yassine al-Hajj Salih

Article  •  Publié sur Souria Houria le 8 janvier 2015

Il y a dans la constitution des salafistes, et en particulier dans celle des djihadistes, certains éléments qui relèvent du théâtre, comme nous l’avons vu en Syrie en 2013 et 2014. Cela commence par le vêtement, cela se poursuit par le visage, cela concerne la manière de parler et cela s’étend au masque.

Le costume type est la tunique afghane courte passée par-dessus des pantalons bouffants, l’on est prié de croire sans pouffer qu’il s’agit là du vêtement islamique correct. Le visage masculin est surmonté de longs cheveux (qui peuvent être parfois tressés), avec une longue barbe fournie et non taillée et des moustaches hirsutes. Quant aux femmes, elles n’ont ni visage ni corps ni nom ni parole. La parole appartient en effet exclusivement aux hommes. Ceux-ci s’expriment avec affectation dans un arabe qui se voudrait classique, la plupart d’entre eux ne maîtrisant pas cette langue. Il était courant que les combattants ordinaires des formations salafistes appartenant à Dâ‘ish ou non se voilassent le visage au moment où ils avaient fait leur apparition dans l’espace public.

Tout, par conséquent, donne l’impression que ces gens ne se contentent pas d’un masque unique et qu’ils les collectionnent masque après masque. Leur langage est un masque, leur accoutrement est un masque, leur esthétique corporelle est un masque, ces masques s’ajoutant à celui qu’ils ont sur le visage.

Est-ce afin que l’on ne les reconnaisse pas ? Afin qu’ils se distinguent des autres ?

Oui. Mais c’est aussi pour se scinder d’eux-mêmes, à mon avis, pour se séparer d’anciennes images d’eux-mêmes. Afin de « revêtir » leur nouveau rôle, de couper avec leur passé, avec leur jâhiliyya personnelle, avec une « ère de l’ignorance préislamique » perso, sur laquelle ils accumulent des couches de masques afin d’être bien sûrs qu’elle ne pourra ressurgir.

Ils jouent en permanence un rôle qu’ils ne pourront jouer jusqu’au bout qu’à la condition qu’ils se donnent à accroire à eux-mêmes qu’ils ne sont pas en train de jouer, mais qu’ils ont fini par trébucher par hasard – enfin ! – sur ce qui serait leur vérité.

Une pause, une seule, dans leur jeu (sinistre), menacerait de ruiner toute la pièce, exactement de la même manière que le fait de s’arrêter de jouer durant une représentation théâtrale menace d’effacer la différence entre le jeu théâtral et la réalité. Il faut que la pièce salafiste soit palpitante, enlevée, effrénée. Il faut qu’elle ne laisse aucune possibilité aux acteurs comme aux spectateurs de reprendre leur souffle.

Ce dont il s’agit n’est pas en réalité une pièce de théâtre, une ‘masrahiyya’ en arabe, c’est une ‘mashrahiyya’, c’est une boucherie, une dissection faite de sang, de meurtre et de lambeaux de chair.

Non seulement afin que les spectateurs aient le cœur comme crucifié, tandis qu’ils les regardent, stupéfaits, mais afin que les acteurs eux-mêmes continuent à être entièrement pris par leurs rôles respectifs de manière à ce qu’aucune arrière-pensée ne puisse s’infiltrer dans leur esprit.

Dâ ‘ish est une incarnation de la théâtralisation totale de la vie. Avec cette organisation, tout est conçu afin que rien de réel ne puisse s’infiltrer dans le théâtre, dans le public, voire sur la scène. L’ambition ultime, c’est l’extension à l’échelle du monde afin que le théâtre englobe notre planète, que tous ses habitants deviennent un public de spectateurs et que disparaisse au final la différence entre la scène et le monde, entre le fictionnel scénique et le réel. Sans l’atteinte de cet objectif ultime, la pièce ne pourrait être qu’un flop. Tout resterait à tout instant menacé d’effondrement s’il devait subsister quelque espace à l’extérieur du théâtre global ou s’il devait persister des endroits qui se risqueraient encore à faire distinguo entre le théâtre et la vie réelle.

Les islamistes proscrivent d’autant plus l’art théâtral qu’ils transforment la vie absolument dans tous ses aspects en théâtre.

Ce qu’ils suppriment, au final, ce n’est pas le théâtre, c’est la vie elle-même.

Au lieu que le jeu théâtral constitue un espace différent et une séparation temporaire d’avec le cours ordinaire de la vie, la vie devient une pièce de théâtre à la fois répétitive et sans fin.

Mais, rapidement, la séduction du spectacle diminue et les gens s’ennuient. Même les décapitations horrifiantes, les crucifixions terrifiantes, la lapidation excitantes et les exécutions suscitant une curiosité malsaine sur les places publiques deviennent emmerdantes une fois que vous avez vu mille têtes coupées, cent crucifixions, des dizaines de lapidations excitantes.

Voilà pourquoi partir à la conquête du monde s’impose. Cette mission, certes, requiert beaucoup de temps. Mais c’est d’autant plus génial : elle offre nombre de têtes à couper, nombre de cadavres à crucifier et nombre de femmes à lapider. Cela permet à la ‘mashrahiyya’, à la « pièce-équarrissage » de continuer.

Mais d’où leur vient cet engouement pour le théâtre ? Quel est l’événement primal qui a sonné les trois coups de la pièce et qui a hélas rendu la représentation attirante pour bien des gens ?

Je pense que la base générale de l’ensemble de cette giga-pièce de théâtre, c’est la quête de l’héroïsme ou de la gloire. C’est là une motivation humaine universelle, qui peut pousser à des hauts faits pleins de noblesse ou à des crimes épouvantables. La modernité a généralisé l’héroïsme, elle l’a démocratisé. La gloire est produite en masse et le héros peut être n’importe qui. Mais, chez la plupart des Arabes et des musulmans contemporains, la production d’héroïsme est de piètre qualité : les militaires héroïques se comptent sur les doigts d’une main, la littérature et l’art permettent rarement de gagner sa croûte. Les sportifs de haut niveau sont extrêmement peu nombreux, le sport professionnel étant aujourd’hui une question d’industrie et d’investissement. La lutte politique est universellement réprimée et coûte extrêmement cher.

Autrefois, chaque quartier, chaque village avait son héros ou ses héros, et les tribus avaient leurs héros, avant l’ère de notre modernité.

Mais c’est fini. Nous avons désormais un unique héros, un unique héros dont tout le monde est la proie. Par exemple, Hafez al-Asad, Saddam Hussein ou Mouammar al-Qaddhafi. Au lieu d’avoir généralisé la gloire et d’avoir augmenté sa production de héros, notre modernité frelatée a produit moins de héros que notre supposé traditionalisme.

Que peut faire un jeune homme aspirant à une vie bien remplie, à avoir un rôle à jouer dans le monde ?

L’homme contemporain veut, dans nos sociétés arabes comme partout ailleurs, avoir un « rôle » et à « jouer son rôle » sur la « scène » du monde. Le salafisme est le produit de cette aspiration à la fois mondiale et moderne, même s’il tire profit de la congestion de l’imaginaire des musulmans par le drame du premier Islam, surtout grâce à (ou plutôt à cause de) la décadence qui caractérise notre modernité et grâce (ou à cause de) l’achoppement dans la réécriture d’un texte fondateur authentique.

Dans notre ancien texte fondateur, il y a une intrigue et un conflit qu’il est facile de transposer dans le monde contemporain pour les y représenter théâtralement. Nous voulons jouer et nous voulons être spectateurs et être vus et la tyrannie nous interdit de jouer notre pièce de théâtre et d’être vus.

Alors pourquoi ne jouerions-nous pas, pourquoi ne pratiquerions-nous pas l’héroïsme ?

Mais on ne nous propose que des rôles sans importance, des rôles de comparses dans une pièce mise en scène par l’Occident : quelqu’un peut-il m’expliquer comment la pièce épique intitulée « Jihâd » pleine de combats de cape et d’épée pourrait-elle  être notre pièce « authentique » ?

Que peut faire notre jeune homme ?

Le problème c’est qu’il n’y a absolument aucune authenticité dans le fait de tenter de refaire revivre un passé définitivement révolu. Ce qui a réussi une fois ne réussit jamais deux fois. S’ajoute à cela le fait que la pièce a été inspirée par l’Occident, par le drame historique fondateur de l’Occident, par ses services de renseignement aussi, c’est-à-dire par ses démons et par les sources de sa malfaisance. Dans la pièce afghane, la troupe a produit une pièce dans laquelle l’histoire antérieure à sa création est placée sous la supervision des services secrets américains, saoudiens, égyptiens et pakistanais.

Cette pièce a pour titre : Al-Qâ‘ida. En vertu de cette expérience fondatrice, le lien entre le salafisme théâtral et les services de renseignements est un lien fondamental, ce sont les deux visages du monde des ténèbres. Les deux sont également liés par un même engouement pour la ‘mashrahiyya’, pour un « théâtre-équarrissage » consistant à massacrer les gens de manière horrible. Le 11 septembre 2001, la petite troupe salafiste a joué sa scène héroïque inouïe, contraignant le monde entier à la regarder, elle a créé une mémoire et initialisé une série qui fait sa postérité.

Mais une autre pièce aurait été possible : la Révolution.

De fait, nombre de spectateurs ont envahi la scène et ont joué des rôles héroïques. Mais cette pièce démocratique a été écrasée dans le sang, la plupart de ses héros ont été tués, emprisonnés ou exilés.

On connaît la suite. Au final, seules les pièces-équarrissage, seules les ‘mashrahiyyât’ sont possibles.

Et seule Dâ ‘ish a la maîtrise de ce théâtre-là.

source : http://www.alquds.co.uk/?p=268041

date : 22 décembre 2014