« Eau argentée, Syrie autoportrait » : mille et une images de Syrie, et un miracle
LE MONDE | • Mis à jour le |Par Jacques Mandelbaum
Sélection officielle – Hors compétition – Séance spéciale
Vendredi 16 mai, 17 heures et des poussières, salle du Soixantième. On y donne un film nommé Eau argentée, Syrie autoportrait. Les coréalisateurs, tapis dans la pénombre des marches qui mènent à la salle, attendent qu’on les appelle sur scène. Lui est replet, une barbe grise mange son visage aux yeux brûlants, il porte une chemise blanche. Elle est d’une beauté vulnérable et fiévreuse, semble au bord de l’épuisement, a jeté une étole rouge sur sa robe noire. Ils se tiennent comme des enfants, les visages tout proches. Elle est blottie dans ses bras, il l’enlace, lui caresse paternellement les cheveux. Dans la salle, où des spectateurs avertis connaissent leur histoire, l’émotion n’est pas moins intense. Il faut dire que ce couple, voici encore quelques heures, n’avait jamais été mis en présence.
Jamais « séance spéciale » n’aura donc à ce point mérité son nom. D’abord, le film est un incontestable chef-d’œuvre. Ensuite, il vient de Syrie, pays dont le martyre, toujours en cours sous nos yeux qui se détournent, est une plaie vive qui entaille l’humanité tout entière. Son auteur, Ossama Mohammed, 60 ans, réfugié à Paris depuis 2011, l’a coréalisé à distance avec une Syrienne de Homs de 35 ans inconnue de lui, Wiam Simav Bedirxan, qui a filmé le quotidien de la ville assiégée depuis trois ans. Et voici que la récente reddition de la « capitale de la révolution », quelques jours avant le Festival de Cannes, rend soudain possible leur rencontre. La jeune femme, très affaiblie, a été conduite jusqu’enTurquie, et a atterri vendredi matin à l’aéroport de Nice pour présenter le film dans l’après-midi.
Cette histoire magnifique, parce qu’à la fois tragique et miraculeuse, pourraitfaire l’objet d’un film hollywoodien dont on stigmatiserait l’invraisemblance. Elle est pourtant telle que le hasard et la nécessité l’ont rendue possible. Tout commence à ce même Festival de Cannes, le samedi 14 mai 2011. Ce jour-là, alors que le conflit monte en puissance en Syrie, Ossama Mohammed est invité par la Quinzaine des réalisateurs à participer à un débat portant sur le cinémasous la dictature. Tempérament lyrique au verbe de feu, il n’y mâche pas ses mots, au point que les amis restés au pays lui déconseillent d’utiliser son billet de retour. Le cinéaste s’installe alors à Paris.
En février 2012, alors que nous le rencontrons pour évoquer avec lui le mouvement de résistance artistique et populaire à l’oppression, Ossama Mohammed est un homme mis à vif par la langueur de l’exil, vibrant corps et âme pour la révolution en cours.
Deux ans plus tard, quelques jours avant le début de ce Festival de Cannes, nous le retrouvons durement accablé par le cours de l’Histoire syrienne, mais en même temps heureux d’avoir pu mener à bien son combat personnel : « Cette révolution s’est faite aussi par les images. Elle a été, de manière inédite, une guerre des images qui a mobilisé les deux camps. En tant que cinéaste, je devais en prendre acte. J’ai longtemps cherché, jusqu’au jour où j’ai reçu, à la Noël 2011, par Facebook, le premier courrier de cette jeune femme, Simav, dans lequel elle me disait qu’elle avait décidé de filmer pour ne pas mourir, en me demandant des conseils. Ce message a été pour moi un moment de vérité, j’ai compris que c’était une opportunité artistique qui nous était offerte et au fur et à mesure que nous échangions, chaque message pouvant aussi bien être le dernier, j’ai compris que le film, c’était nous deux, et à travers nous deux et les images de Simav, le peuple syrien tout entier. »
Durant les onze mois qui suivent cette première prise de contact, Ossama Mohammed consacre tout son temps à deux choses essentielles. Il répond à Simav et discute avec elle des partis pris du film. Il collecte également sur YouTube le maximum d’images du conflit, de toutes origines et de toute nature, réfléchit à la manière de les sélectionner et de les organiser.
On retrouve ces deux matériaux distincts dans le film, dont il faudrait tout de même bien dire un mot. Car si l’histoire qui l’a fait naître est bouleversante, le film, joyau noir extrait du désastre, ne l’est pas moins. Deux périodes y sont lisibles, retraçant l’évolution chronologique du conflit.
La première partie est, comme disent les Anglo-Saxons, un found footage, un pur film de montage collecté dans les archives aléatoires de YouTube, qui retrace les débuts fervents de la protestation puis le durcissement d’un conflit qui tourne rapidement à la barbarie. Le cinéaste ne s’interdit pas d’y montrer le pire : des images de torture prises par les sbires du pouvoir pour terroriserl’ennemi.
Il y a cette pensée profondément enracinée chez Ossama Mohammed que le cinéma peut tout montrer et, partant, tout sauver, jusqu’aux images de l’abjection. Il y a cette idée, aussi, que toute image enregistrée, quel qu’en soit l’auteur, doit être inscrite dans ce film, qui veut témoigner de ce que fut – dans la joie et dans le sang, dans l’espoir et dans l’abandon, dans l’héroïsme et dans l’infamie – la grande tragédie collective syrienne. Ainsi s’explique son incipit : « C’est un film de mille et une images prises par mille et un Syriens et Syriennes, et moi. » Ainsi se comprend, d’emblée, l’enchaînement des deux premières séquences : la naissance d’un bébé par temps de guerre, aussitôt suivie du corps recroquevillé d’un adolescent humilié et torturé dans une cave. Que raccordent ces deux images ? La nudité des corps, le dénuement humain, le désir d’un film total, enlevé de la naissance à la mort, de l’innocence à l’ignominie.
Et c’est la seule facture de ce film – telle une grande rêverie élégiaque et carnassière, écarquillée de beauté et d’horreur – qui rend tolérable ce parti pris. La voix blanche du cinéaste, les cartons chapitrés, les fondus au noir, les coupes du son et les décharges de couleurs, les effets de fragmentation et de décomposition, les failles de l’encodage numérique, la musique déchirante de Noma Omran, tout ce qui en somme attaque l’intégrité de l’image, et lui permet paradoxalement de montrer, sans l’obscénité qui s’attache à cette plénitude, et l’horreur et la beauté. Film baudelairien donc, qui s’empare de l’informe (le chaos voyeuriste de YouTube, la barbarie de la répression) et l’élève à un haut degré de célébration cinématographique.
Le deuxième temps du film se fixe dans Homs assiégée. Fin de la guerre de mouvement, début de l’enlisement, isolement de la résistance, faim et massacre organisés, bombardements quotidiens, préfiguration du tableau final d’apocalypse. Ici éclate un autre film, nourri des seules images de Wiam Simav Bedirxan.