« En se séparant d’Al-Qaida, le front Al-Nosra veut se rapprocher de l’opposition syrienne » – Interview de Ziad Majed – Propos recueillis par Malo Tresca
Le Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida, a annoncé jeudi 28 juillet qu’il rompait désormais ses liens avec le réseau djihadiste international. Un changement de stratégie qui ne réhabilitera pas pour autant son image à l’échelle internationale, estime Ziad Majed, chercheur spécialiste de la Syrie et professeur des études orientales à l’Université américaine de Paris.
Pourquoi le front Al-Nosra prend-il ses distances avec Al-Qaida ?
Ziad Majed : En annonçant officiellement sa rupture avec Al-Qaida, le chef du front Al-Nosra, Abou Mohammad al-Jolani, répond à une demande qui date déjà de bien avant l’intervention militaire russe en Syrie, en septembre 2015. Cette demande a commencé à émerger dès l’annonce de la décision de nombreux pays occidentaux de classer le groupe sur leur liste des « organisations terroristes ». Plusieurs formations de l’opposition et certains acteurs régionaux (le Qatar et la Turquie) avaient alors demandé au Front de se distancier du réseau djihadiste, pour éviter les conséquences. Mais la décision a pris beaucoup de temps, et nécessité plusieurs niveaux de négociations.
Il est important de comprendre que le Front est moins homogène qu’on pourrait le penser. Car il y a trois profils de dirigeants et de membres. Il y a d’abord des anciens d’Al-Qaida – principalement des Égyptiens, mais également des Saoudiens – qui forment une direction idéologique et qui sont probablement le lien direct avec Ayman Al-Zawahiri, chef d’Al-Qaida.
Il y a ensuite, la direction politique et militaire, à savoir Abou Mohammad al-Jolani et ses conseillers. Ils sont opportunistes, ils cherchent à conquérir un territoire et à le gouverner, et ils veulent consolider leurs relations avec les sociétés locales, tout en essayant d’affaiblir leurs rivaux (islamistes et non islamistes) de l’opposition syrienne.
Enfin, il y a toute une génération de combattants syriens beaucoup plus jeunes, attirés notamment par les salaires plus avantageux que propose le Front (par rapport à l’Armée Syrienne Libre ou les brigades islamistes locales), et par les munitions et la discipline guerrière qu’il offre. Ces jeunes, même si conservateurs et pieux, ne se rattachent pas nécessairement à l’idéologie d’Al-Qaida. Ils veulent surtout combattre les forces gouvernementales de Bachar Al-Aassad, s’assurer un revenu financier, et contrôler l’espace où ils vivent, dans le nord de la Syrie.
Qu’implique ce nouveau changement de stratégie pour le front Al-Nosra en Syrie ?
Z. M : Par cette décision, Abou Mohammad al-Jolani espère réaffirmer que son combat ne s’étend pas au-delà des frontières syriennes, contrairement à ceux d’Al-Qaida ou de Daech, fondés sur une volonté d’expansionnisme. Le leader du Front a déclaré aussi, dans son allocution du 28 juillet, que son groupe ne souhaite pas instaurer une hégémonie dans le pays, mais bien le libérer. Il essaye ainsi de répondre aux critiques, voire aux manifestations dans certains villages de la province d’Idlib (tel Ma’arret Al-No’man), qui l’accusent de vouloir imposer son autorité et liquider les autres formations de l’opposition.
Même au niveau des termes adoptés, il utilise des précautions oratoires allant dans cette direction. En rebaptisant le Front Al-Nosra par le nom « Fateh Al Cham » (« La conquête du Levant »), Abou Mohammad al-Jolani souhaite avancer une identité syrienne, mais aussi envoyer un message fort aux groupes de l’opposition et amorcer un rapprochement avec eux. Tout en conservant un agenda islamiste et sans nier son souhait d’instaurer un jour un État qui suivrait la charia.
Quelles vont être les conséquences de cette annonce à l’échelle internationale ?
Z. M : Le Front espère sûrement, par ce changement de stratégie, limiter – ou du moins tenter de limiter – les bombardements de la coalition internationale et les frappes aériennes russes. Mais il ne se fait pas vraiment d’illusions, et sait que cela ne modifiera pas la donne sur le terrain. Il restera une cible privilégiée. Les premières réactions internationales en témoignent : le changement de nom et la rupture marquée avec Al-Qaida ne suffisent pas à « réhabiliter l’image du Front et sa réputation à l’échelle internationale ». Washington et Moscou ont d’emblée affirmé leur scepticisme quant à ce changement
Cela dit, une remise en question de la gestion militaire et sociale du territoire contrôlé par le Front « Fateh Al Cham », et surtout les rapports que les Turcs et les Qatariens pourraient établir avec sa direction politique et militaire (maintenant qu’il prétend être distant du « jihadisme international ») pourrait engendrer, avec le temps, un changement dans son positionnement sur la scène syrienne, le rendant ainsi plus « fréquentable ».