En Syrie, la mort ne suffit pas à mettre fin aux épreuves – par Aurélien Pialou
A lire les dépêches concernant la Syrie, la situation dans ce pays serait simple. Des manifestants ou des opposants sont arrêtés chez eux ou dans la rue. Plus ou moins concernés par la contestation, ils sont placés en détention, pour les uns, liquidés, pour d’autres. Les derniers disparaissent à jamais. L’affrontement se ferait donc entre « vivants ». Or, à regarder de près les dernières évolutions, la réalité est un peu plus complexe. Dans la Syrie actuelle, la mort n’est pas une rédemption. Un opposant, en mourant, ne devient pas pour autant un « bon opposant ».
De longs cortèges se mettent en branle dans le quartier de Mezzeh, à Damas. Ils suivent les dépouilles d’opposants récemment décédés. Quelques jours plus tard, la nouvelle commence à circuler : les corps des victimes – peut-être sept en tout – ont été récupérés en échange de la remise en liberté d’un officier récemment enlevé. Le troc concerne donc d’un côté un vivant et de l’autre des morts. A un non averti, un tel échange peut paraître étrange. Il indique en effet que, en quittant ce monde, un individu décédé n’en a pas terminé avec son parcours d’opposant. Il en a sans doute fini avec la vie. Mais, parvenu dans l’au-delà, il reste pour le régime un suspect. Il se transforme même en une terrible menace : celle du corps martyr derrière lequel les foules vont converger pour poursuivre ou relancer la contestation. Son corps est froid, mais il constitue pour le régime un défi sans cesse renouvelé. Sa dépouille n’a même pas besoin pour cela de porter, apparentes, les traces des tortures qu’il a généralement subies.
Autre exemple, plusieurs fois répété en des lieux divers. Depuis des jours, des familles d’une banlieue de Damas attendent fébrilement le vendredi pour clamer leur colère. Il y a quelque temps, elles ont été prévenues par les services de sécurité que certains de leurs proches étaient décédés. Mais, impossible d’en récupérer les corps. Avec obstination, les services de sécurité nient être impliqués dans leur disparition, qu’ils imputent à des « forces étrangères » ou à des « terroristes ». Les familles endeuillées, qui ne veulent pas renier le combat des défunts, refusent d’ajouter à la tristesse de leur perte l’humiliation d’une négociation des conditions de leur restitution. En ce vendredi d’attente, les habitants du quartier se réunissent et se préparent à sortir de la mosquée. Le slogan a circulé : « Nous exigeons les corps ». La porte franchie, le cortège est aussitôt dispersée. Les obus sont étrangement tombés vers le lieu où la foule convergeait.
Dernier exemple, trop souvent malheureusement répété. Certaines victimes ne peuvent même pas recevoir un dernier hommage, leurs corps n’ayant pas été restitués. Voici donc des enterrements sans mort, simples hommages rendus à des cercueils vides, privés de ceux auxquels ils étaient destinés. Il y a quelques semaines, la capitale a accueilli un grand rassemblement de ce type. L’événement a tout de suite suscité un immense sentiment de solidarité de la part des agents de sécurité : en signe de compassion partagée, ils ont roué de coups la plupart des participants. A deux cent kilomètres plus au Nord, sur un autre théâtre, dans la ville où l’individu était décédé, les négociations se faisaient plus intenses. L’homme enterré à Damas connaissait une vie après la mort. Tombé dans un quartier de rebelle, il ne pouvait en sortir sans l’assentiment des forces de sécurité. Elles avaient posé leur condition : la famille devait nier. Celle-ci refuse. Il faudra donc l’enterrer sur place, et tant pis pour ses parents qui ne pourront jamais le revoir. Mais le problème reste entier : il n’y a pas de place pour lui là où il est. Après d’intenses négociations entre institutions de la ville et réseaux humanitaires, une solution est trouvée. Étrangement, le jour où a lieu la réception du corps, les obus s’abattent au même endroit.
Dans la Syrie actuelle, la mort ne suffit pas à expier. Un terroriste – surtout s’il n’a pas d’armes et s’il s’agit d’un civil décédé sous la torture – reste une menace grave pour la sureté de l’Etat. Par un étrange paradoxe, ce type de comportement aliène de plus en plus de Syriens aux services en charge de leur protection.
Source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/06/14/en-syrie-la-mort-ne-met-pas-fin-aux-epreuves/