En Syrie, «l’extrême brutalité du régime n’a pas tué l’opposition»

Article  •  Publié sur Souria Houria le 15 juin 2012

A Saraqeb, ville du nord-ouest du pays violemment réprimée en mars. (Amnesty International)

INTERVIEW Donatella Rovera, d’Amnesty International, revient de Syrie où elle a enquêté sur les exactions commises par les forces du régime. Elle confirme la brutalité extrême de la répression.

Recueilli par CORDÉLIA BONAL

Quinze mois de répression dans le sang. Dans un rapport publié ce mercredi, Amnesty International rassemble de nouveaux témoignages et preuves, s’il en était encore besoin après les récents massacres d’Houla et Al-Khoubayr, de l’horreur de la situation en Syrie. Dans ces 70 pages intitulées Représailles Mortelles (pdf ici, en anglais seulement), l’organisation dénonce de «graves violations des droits de l’homme et de sérieuses entorses au droit humanitaire international allant jusqu’aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre»orchestrés par les forces et milices syriennes.

Donatella Rovera Le rapport s’appuie en grande partie sur la matière collectée par Donatella Rovera (photo AI), qui a déjà enquêté pour Amnesty sur plusieurs terrains de conflit (Côte-d’Ivoire, Libye, Soudan). En Syrie, où elle a passé cinq semaines réparties sur deux mois ce printemps, elle s’est rendue dans une vingtaine de villes et villages des régions d’Alep, Idlib et Jabal al-Zawiya. Elle témoigne de ce qu’elle a pu voir et entendre sur le terrain.

Dans quelles conditions avez-vous travaillé ?

Dans la clandestinité, puisque le gouvernement de Bachar al-Assad refuse la présence d’ONG internationales. Les grands axes sont contrôlés mais il reste possible de se déplacer, en prenant évidemment des mesures de précaution. Nous disposions à Amnesty de nombreux récits recueillis depuis l’extérieur, mais ce travail sur le terrain est essentiel pour croiser les témoignages, constater les dégâts, les impacts de balles, repérer les signes attestant d’une confrontation avec l’armée ou pas, les types d’armes utilisées, dans quelles circonstances…

Vous dénoncez de graves exactions et des crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Lesquels précisément ?

D’abord, les exécutions sommaires, extrajudiciaires. Une pratique récurrente, que j’ai pu constater dans les différentes régions où je me suis rendue. Des hommes, souvent jeunes mais aussi des enfants et des personnes âgées, que l’on tire de chez eux pour les abattre d’une balle dans la tête. Dans certains cas, les corps sont ensuite brûlés. Ou, comme je l’ai vu à Alep et Idlib notamment, des manifestants ou simples passants qui se font tirer dessus à balles réelles par les hommes des forces du régime. Qu’ils soient en uniforme de l’armée régulière ou en civil, membres des Shabiha (milices).

L’objectif du régime, d’une manière générale, est de toute évidence de détruire, punir et terroriser la population. Les forces gouvernementales ne sont pas présentes en permanence dans les villages, elles agissent par descentes. Elles restent de un à trois jours, avec de l’armement lourd, et fouillent et brûlent les maisons et magasins. La violence est entière et sans distinction entre opposants connus et simples civils, enfants compris. Quand je me trouvais dans la région de Jabal al-Zawiia, une petite fille de cinq ans qui était en train de jouer a ainsi été tuée par les tirs de l’armée dont les chars étaient positionnés sur la colline d’en face.

Vous confirmez aussi l’usage généralisé de la torture ?

Elle est systématique en cas d’arrestation. Y compris, là encore, contre les enfants et les gens âgés. J’ai rencontré des enfants de 12 ans qui avaient été torturés puis relâchés. Des familles dont les enfants de 15 ans étaient détenus, c’est-à-dire disparus puisqu’ils ne savaient pas où.
Les méthodes de torture les plus pratiquées sont le «dulab», qui consiste à faire monter la victime pliée en deux à l’intérieur d’un pneu, souvent suspendu, avant de la rouer de coups. Ou la ligoter dans le dos et la suspendre. J’ai aussi recueilli des témoignages, moins fréquents, d’ongles et morceaux de chair arrachés à la pince. Là encore, il ne s’agit pas d’actes isolés des services de renseignements, mais d’une véritable méthodologie, qui n’a pu être mise en place qu’au plus haut niveau.

Depuis le début de la répression, les médecins sont pris pour cible. Y a-t-il encore un accès aux soins pour les victimes ?

Les hôpitaux ne sont pas accessibles, et l’armée cible toujours systématiquement les «field hospitals», ces infirmeries de fortune installées dans des appartements, des caves. Des médecins et infirmiers d’un très grand courage y soignent, opèrent à même le sol avec les moyens du bord. Mais dans ces conditions, beaucoup de blessés succombent. Certains sont évacués vers la Turquie, mais dans des conditions très difficiles et risquées.

Quel est le sentiment qui prévaut dans la population ? La peur ?

Plus que la peur, la terreur. Le désespoir aussi. La question que tout le monde me posait, c’est «pourquoi le monde ne fait rien pour nous aider ?»
Et, malgré cela, le soutien à l’opposition augmente. Toute cette extrême brutalité n’a pas tué le mouvement d’opposition, au contraire. Alep, ainsi, a longtemps été peu mobilisée dans la rue, jusqu’au mois d’avril. En mai, j’ai constaté jusqu’à trois manifestations par jour. Des rassemblements d’un quart d’heure, le temps que les milices arrivent. Il est extraordinaire que les gens soient encore prêts à sortir, car se faire tirer dessus n’est même pas un risque, c’est une certitude. Chose nouvelle aussi à Alep, des familles aisées rejoignent le soutien à l’opposition.

Des responsables de l’ONU et de la diplomatie française ont parlé ces derniers jours de guerre civile. Reprenez-vous le terme ?

Il est clair qu’il y a un conflit armé interne, entre opposition et forces du régime. Mais si par guerre civile on entend affrontement entre deux communautés, non. Le monopole de la violence reste bien du côté de l’armée et des milices. Ce ne sont pas des civils qui s’entre-tuent. La situation est celle, classique, d’un Etat qui réprime l’opposition. Cela dit, au fur et à mesure que les choses se dégradent, et en absence d’intervention extérieure, le conflit peut virer à l’affrontement communautaire.

Que peut, selon vous, faire la communauté internationale, plombée au Conseil de sécurité des Nations unies par le veto sino-russe ?

La position de la Chine et de la Russie a de toute évidence couvert les agissements de Bachar al-Assad, qui a pu trouver dans l’immobilisme de la communauté internationale un gage d’impunité. Mais cela ne doit pas absoudre les autres pays, Europe et Etats-Unis en tête, de toute responsabilité. Ils n’ont pas agi tant qu’il était encore temps. Le cas de la Syrie aurait dû, notamment, être référé depuis longtemps devant la Cour pénale internationale. Il n’est pas trop tard.

Autre levier immédiat d’action, modifier le mandat des observateurs des Nations unies, missionnés pour observer un cessez-le-feu qui n’a jamais existé. Leur mission devrait être d’enquêter sur les violations des droits de l’homme. Ce serait un signal important pour le gouvernement syrien, qui saurait qu’il aura à répondre de ses actes.

Source : http://www.liberation.fr/monde/2012/06/14/en-syrie-l-extreme-brutalite-du-regime-n-a-pas-tue-l-opposition_826294