« Enlisement et irakisation » menacent la Syrie – Entretien avec Nora Benkorich

Article  •  Publié sur Souria Houria le 27 septembre 2013

L’entretien avec Nora Benkorich a été réalisé à Paris la semaine dernière, avant la déclaration du 24 septembre de différents groupes rebelles, qui traduit à la fois la porosité, en fonction de critères opportunistes et financiers plus qu’idéologiques, entre les catégories distinguées pour les besoins de l’analyse, et l’ascendant de plus en plus marqué des radicaux sur les modérés.

 

 

 

Quel est l’état de l’opposition syrienne ? Les forces démocratiques, encore majoritaires mais en perte de vitesse militairement, face au régime comme aux islamistes radicaux, sont menacées d’être éliminées politiquement, voire physiquement.

 

Comment les différentes composantes opposées au régime de Bachar al-Assad peuvent-elles réagir, alors que la menace de frappes occidentales s’estompe, en dépit du discours de fermeté tenu par le président Hollande à la tribune des Nations unies ?

Dans la soirée du mardi 24 septembre, plusieurs groupes importants de rebelles combattant en Syrie ont affirmé rejeter l’autorité de la coalition nationale syrienne et exigent que la loi islamique devienne la seule source de la législation. Parmi eux, on trouve aussi bien des salafistes, comme le groupe Ahrar el-Sham, les djihadistes radicaux du Front al-Nosra, lié à Al-Qaida, que, de manière plus surprenante, la 19edivision de l’Armée syrienne libre, qui n’avait jusque-là pas de revendications politiques liées à l’islam et se heurtait fréquemment aux groupes islamistes, djihadistes ou non.

Faut-il y voir une tentative d’union inédite entre groupes de plus en plus conscients qu’ils ne peuvent plus compter sur une aide extérieure ? Ou plutôt une alliance conjoncturelle et sans lendemain, comme celle qui s’était tissée entre combattants a priori opposés idéologiquement en novembre dernier ? Il se trouve que toutes les factions signataires de cette déclaration ont récemment eu maille à partir avec l’État islamique d’Irak et du Levant (EIIL), affilié à Al-Qaida mais suspect d’entretenir des liens troubles avec le régime syrien…

Cette déclaration pourrait être le prélude d’une contre-offensive dont l’objectif serait de liquider les assaillants d’EEIL. Elle est peut-être aussi le signe d’une radicalisation islamiste de l’opposition syrienne, au moment où de nombreux démocrates perçoivent l’inaction occidentale comme la signature de leur « arrêt de mort ».

Tentative de décryptage avec Nora Benkorich, chercheuse à la chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France. Elle travaille, notamment, sur les dynamiques politiques en cours en Syrie. Elle a mené, ces dernières semaines, plusieurs entretiens avec des membres de l’opposition de tous bords.

Que pensez-vous de l’accord russo-américain sur la neutralisation des armes chimiques ?

C’est bien beau, mais comment peut-on mettre ça en œuvre ? On ne va pas à nouveau envoyer des observateurs se faire canarder gentiment, comme ce fut le cas par le passé avec les observateurs de la Ligue arabe et de l’ONU, et je ne crois pas à la mise en place d’un cessez-le-feu. Le simple fait de déplacer des armes chimiques est risqué parce qu’il y a des barrages partout et des accrochages incessants entre les trois parties en présence : le régime, les islamistes radicaux et les forces démocratiques…

Une interview importante, quatre mois avant l’attaque chimique du 21 août, d’un officier déserteur, le Brigadier-général Zaher al-Saket, chef des opérations chimiques de la 5e division, est passée inaperçue. On y apprenait un nombre d’informations importantes sur le stock d’armes chimiques du régime : sarin, VX, ypérite (gaz moutarde) mais aussi des gaz binaires, composés de deux agents non-toxiques pris séparément, mais létaux quand ils se mélangent lors d’un impact. La note déclassifiée des renseignements français n’évoque pas ces derniers, qui sont sans doute plus faciles à dissimuler.

Cet officier désignait l’aéroport militaire de Mezzeh, situé dans l’ouest de la Goutha, comme le principal lieu d’incubation et de production des armes chimiques. Il racontait que, faute de réaction ferme, le régime allait continuer à utiliser l’arme chimique contre son peuple en bien plus grande quantité. Il exhortait les États-Unis à prendre le contrôle de cet arsenal chimique tout en proposant d’en révéler l’exacte location – il s’agirait de lieux hautement fortifiés situés dans les montagnes de Damas, de Hama, d’Alep et de Lattaquié. Il y a quatre mois, il avait donc prévenu du drame qui s’est déroulé à la Ghouta en août.

Depuis le 23 décembre 2012, date des premiers cas d’intoxication chimique à Homs, il y a eu plus d’une soixantaine d’attaques chimiques, sans réaction ni intervention. Et, signe du sentiment d’impunité du régime, ces attaques se sont poursuivies malgré les menaces brandies en réaction au massacre de la Ghouta. Je vois donc mal comment cet accord pourrait changer vraiment les choses.

Dans quel état se trouve l’opposition militaire syrienne aujourd’hui ?

Il est, selon moi, quasiment impossible de quantifier avec précision le nombre de combattants. La plupart des études à ce sujet ne tiennent pas compte de la myriade de petits bataillons indépendants qui ne se battent que pour défendre leur localité quand celle-ci est menacée. On peut estimer que la moitié des hommes en âge de se battre, c’est-à-dire dès 15-16 ans (parfois moins), ont pris les armes. Mais il est possible d’effectuer des ratios approximatifs entre les principales composantes de l’opposition, tout en sachant qu’elles ne sont pas homogènes et que les frontières entre les groupes demeurent poreuses.

Ces ratios varient considérablement entre le nord et le sud (à partir de Homs) pour trois raisons. D’abord, la frontière nord est plus perméable que la frontière sud, ce qui facilite le passage d’armes et de combattants. Ensuite, le sud, berceau de la révolte pacifiste, demeure plus attaché à la mobilisation civile non violente, notamment en raison de la prégnance du courant de pensée de Jawdat Said, théologien d’origine circassienne, sorte de Ghandi de l’islam qui promeut un islam pacifiste et non-violent. Enfin, la Jordanie, alliée des Américains, est plus hostile aux islamistes que la Turquie et ne leur accorde pas les mêmes facilités de passage et de logistique.

Le drapeau d'Ahrar al-ShamLe drapeau d’Ahrar al-Sham

Il est nécessaire de distinguer quatre catégories. La première catégorie est le Front islamique syrien. Ce sont des salafistes, souvent jeunes et éduqués, composés de trois groupes principaux : Ahrar al-Sham, Haraket al-Fajr et l’Avant-garde combattante (Tali’a al-Muqatila) dont le nom est intéressant parce qu’il est emprunté à un groupe djihadiste fondé par Marwan Hadid en 1964, qui a opéré en Syrie entre 1976 et 1982 et a été le premier visé lors de l’attaque de Hama lancée par le régime du père de Bachar al-Assad en février 1982.

Tous ces groupes veulent la chute du régime, espèrent un « califat islamique » sans le revendiquer expressément, mais ne veulent pas l’imposer par la force. Ils sont dans une forme de prosélytisme religieux non violent. On peut estimer que cette catégorie représente environ 30 % des combattants de l’opposition à Bachar dans le nord et l’est de la Syrie.

Je ne vais pas dire qu’il s’agit de fervents démocrates, mais ils ne veulent pas imposer leur idéologie sous la contrainte : ce qui les distingue de groupes comme le Front al-Nusra ou l’État islamique d’Irak et du Levant (EIIL), même si les relations ne sont pas les mêmes selon les régions… À Idlib, il y a quelques jours, un chef d’Ahrar al-Sham a été abattu par des soldats de l’EIIL. En revanche, à Raqqa, ces deux groupes coopèrent, et une large partie du gouvernorat de Raqqa est gérée par un triumvirat constitué de membres du Front al-Nusra, de l’EIIL et d’Ahrar al-Sham. Ce dernier groupe s’occupe plutôt des affaires civiles, notamment les écoles, tandis que les deux premiers groupes gèrent les questions militaires, la logistique et le contrôle des check-points.

Les différences idéologiques entre les groupes de la première et de la seconde catégorie sont donc ténues, parce qu’ils partagent l’objectif de mettre en place un État islamique, mais ils diffèrent fortement sur la méthode. Les premiers veulent islamiser l’État par la société alors que les seconds veulent islamiser la société par l’État.

Le drapeau du front al-NusraLe drapeau du front al-Nusra

La deuxième catégorie est donc constituée par les djihadistes radicaux, qu’on peut diviser en trois groupes : l’État islamique d’Irak et du Levant, proche d’Al-Qaida, fondé par la fusion du Front al-Nusra et de l’État islamique d’Irak ; le Front al-Nusra, constitué de ceux qui n’ont pas pris part à cette fusion, et lesmuhajirin, littéralement les « immigrants ». L’ensemble de cette catégorie représente environ 15 % des combattants de l’opposition au nord et à l’est de la Syrie, parmi lesquels on peut estimer l’EIIL à 6 %, le Front al-Nusra à 3 % et les muhajirin à 6 %.

Le chef du Front al-Nusra, Abu Mohammed al-Golani, a refusé la fusion avec l’État islamique d’Irak pour des raisons idéologiques et stratégiques, bien qu’il ait reconnu des formes de coopération avec l’État islamique d’Irak et prêté allégeance à Ayman al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaida. En effet, le Front al-Nusra veut inscrire son combat dans un cadre national syrien et considère que l’annonce de la formation de l’EIIL sert la rhétorique du régime qui dénonce sans cesse un terrorisme djihadiste international.

De fait, le Front al-Nusra est composé essentiellement de Syriens, dont l’objectif prioritaire est la chute du régime, alors que la majorité des membres de l’EIIL sont étrangers et veulent instaurer un État islamique, qui serait le noyau d’un État transnational recouvrant l’ensemble de l’oumma, sans attendre la chute du régime.

Drapeau de l'EIILDrapeau de l’EIIL

Pour compliquer les choses, il y a eu, récemment, de nouvelles scissions au sein de l’EIIL, avec la formation de bataillons indépendants de « muhajirin », comme le bataillon des Moudjahidin du Caucase. D’après plusieurs données de terrain que j’ai pu recueillir, je pense que ces scissions s’expliquent par une raison principale, qui est que de très nombreux membres de l’EIIL entretiennent des liens avec le régime syrien, sans qu’on puisse savoir s’il s’agit d’une cinquième colonne ou s’ils sont manipulés. Ceux qui sont partis ont pris conscience de cette réalité. Cette conviction serait telle qu’avec d’autres groupes islamistes, ils envisageraient de liquider l’EIIL.

La troisième catégorie est constituée par le Front islamique de libération de la Syrie. C’est une coalition démocrate hétéroclite composée à la fois d’islamistes modérés et de laïcs. Ils représentent environ 40 % de l’opposition combattante du nord et de l’est de la Syrie et regroupent un certain nombre de bataillons, dont les plus importants sont les bataillons Farouq, la brigade al-Tawhid, la brigade al-Islam, la brigade al-Fatah et la brigade Suqour al-Sham. Ils sont, pour la plupart, musulmans, croyants, revendiquent une forme d’identité musulmane et un respect des préceptes de l’islam, mais n’ont pas tous d’agenda politique lié à la religion.

À Raqqa, par exemple, les bataillons Farouq se sont farouchement opposés à la mainmise des islamistes radicaux, ce qui a valu à certains de leurs membres d’être exécutés et aux autres de quitter le gouvernorat. Mais à Alep, les brigades Suqour al-Sham et al-Tawhid coopèrent avec les radicaux du Front al-Nusra, bien que ce soit moins par conviction idéologique que par opportunisme.

Les Occidentaux comprennent mal qu’il n’y a pas d’antinomie entre religion et démocratie dans une société pieuse comme l’est la Syrie. Pourtant, les « démocrates chrétiens » ne choquent personne. La ligne de fracture ne passe pas entre laïcs et islamistes, mais entre ceux qui sont démocrates et ceux qui ne le sont pas.

À ces trois catégories principales, il faut ajouter une quatrième catégorie, regroupant environ 15 % de combattants qui obéissent à des commandants militaires locaux. Ce sont des officiers déserteurs affiliés à l’Armée syrienne libre qui se définissent comme des démocrates nationalistes et laïcs.

Pour le sud de la Syrie, ces ratios varient considérablement. Ayant moins travaillé sur cette région, je ne m’avancerai pas à donner des pourcentages par catégorie, mais on peut toutefois estimer que les radicaux représentent moins de 5 % des combattants et que l’écrasante majorité des groupes sont des démocrates laïcs affiliés à l’Armée libre syrienne.

Sélim IdrissSélim Idriss

Quels sont, parmi ces groupes, ceux qui reconnaissent le commandement de l’Armée syrienne libre de Sélim Idriss ?

À l’exception des radicaux et d’Ahrar al-Sham, l’ensemble de ces groupes reconnaissent le commandement de l’ASL. Toutefois, certains bataillons d’Ahrar al-Sham coopèrent avec l’ASL, sauf à Raqqa et à Alep, où leur coopération avec les radicaux les a, de fait, amenés à prendre leurs distances avec Sélim Idriss.

Comment sont financées ces différentes composantes de l’opposition syrienne ?

Il faut bien comprendre que l’influence et le poids relatif de chaque groupe dépendent étroitement de leur capacité à fournir à leurs soldats non seulement des armes, mais de quoi les nourrir, eux et leur famille. Les obédiences idéologiques ou religieuses existent, mais elles sont moins importantes que les allégeances matérielles. Or, de ce point de vue, les forces démocrates et modérées sont très affaiblies par rapport aux forces radicales.

Les djihadistes radicaux possèdent en effet des ressources matérielles et financières indépendantes, grâce au contrôle de la contrebande et des frontières, mais aussi de plusieurs champs pétroliers à Deir ez-Zor et à Raqqa. Ils vendent ce pétrole à tout le monde, que ce soit à la Turquie, à des petits artisans qui raffinent pour les besoins de la population, mais aussi au régime…

 

Les groupes du Front islamique de libération de la Syrie ont, largement, été financés par des réseaux religieux des pays du Golfe. Mais l’argent ne venait pas sans conditions. En contrepartie, les combattants devaient avoir, au moins en apparence, un comportement conforme à l’islam et suivre des cours de théologie religieuse. Plusieurs combattants m’ont affirmé qu’ils s’étaient laissé pousser la barbe pour accéder à ces flux d’argent… Mais ces financements se sont récemment taris sous la pression américaine. Par exemple, au Koweït, a été édicté une loi imposant la transparence totale sur les mouvements de fonds des institutions religieuses.

Des groupes salafistes comme Ahrar al-Sham, auparavant alimentés par des réseaux religieux du Golfe, ont ainsi vu leurs sources de financement s’amoindrir depuis le début de l’année 2013. Mais, comme ce groupe est entré le premier dans la ville de Raqqa, après avoir pourtant beaucoup bénéficié du travail de sape effectué par les brigades Farouq qui ont y perdu beaucoup d’hommes, il a mis la main sur le jackpot des réserves de la Banque centrale syrienne de Raqqa, sans doute l’équivalent de plus de 62 millions de dollars en liquidités et de grandes quantités de lingots d’or. Cette manne lui a permis de s’assurer une influence grandissante dans l’opposition, d’autant qu’il en a consacré une partie à payer les salaires des fonctionnaires coupés par le régime et à verser une rente aux familles de ses martyrs.

De très nombreux combattants qui se sont dirigés vers les groupes salafistes, voire djihadistes, ont donc été poussés par des nécessités économiques davantage que par des convictions religieuses. Si, demain, l’Armée syrienne libre recevait des sources de financements équivalents, ils seraient tout aussi nombreux à la rejoindre. De nombreux déserteurs, réfugiés dans des camps militaires en Turquie ou en Jordanie et qui refusent de rejoindre les radicaux pour être financés, attendent ce moment pour aller se battre. Aujourd’hui, l’ASL ne reçoit que des aides ponctuelles comme, au début de l’année 2013, la livraison par l’Arabie saoudite d’un stock d’armes d’origine croate, qui leur a permis de gagner du terrain avant que l’approvisionnement soit interrompu.

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Drapeau adopté par l'ASLDrapeau adopté par l’ASL

Le Conseil militaire suprême de Sélim Idriss a pourtant été fondé en décembre 2012 dans l’objectif de permettre aux pays occidentaux et à ceux du Golfe d’avoir un partenaire fiable et modéré, capable de fédérer les forces démocratiques présentes sur le terrain. Mais, aujourd’hui, il n’a pas les moyens de mettre sur pied une armée digne de ce nom. La création de ce CMS a pourtant été poussée par les pays amis de la Syrie sur le mode « structurez-vous et on vous finance ». Or les financements ne sont pas venus, et les commandants modérés qui avaient promis une aide ont été discrédités vis-à-vis de leurs troupes, dont une partie a rejoint les radicaux. Les promesses n’ont, au bout du compte, été qu’un cadeau empoisonné.

Tout cela explique la montée en puissance des radicaux, qui ne représentaient pas 15 % des combattants il y a encore un an. Le principal constat d’un an et demi d’inaction, si on considère que la militarisation de l’opposition date de la fin de l’année 2011, est donc un renforcement des radicaux au détriment des modérés en fonction de critères d’abord financiers. Je pense que tout changerait si on aidait les démocrates, puisque, même sous-équipés et sous-financés, ils demeurent encore aujourd’hui majoritaires.

Les comités locaux qui organisaient la vie dans les villes libérées sont-ils toujours actifs ?

Ils existent encore, mais les radicaux qui étaient, jusque-là, actifs principalement sur le terrain militaire, s’occupent désormais aussi de questions civiles. Les organisations laïques et démocratiques ont dû se mettre en retrait, faute de moyens. Par exemple, dans la région d’Idlib, un certain nombre de conseils civils locaux, laïques, inclusifs et très actifs, avaient pris en charge l’administration des localités et étaient parvenus à assurer un certain nombre de services publics, à réinstaller l’électricité, à réparer les adductions d’eau. Mais, depuis le printemps dernier, l’EIIL a pris position dans plusieurs localités.

Dans la ville de Dana, où tout fonctionnait bien, un groupe de l’EIIL est arrivé, a planté son drapeau et pris la place du conseil local. Il y a eu des manifestations pacifiques pour protester contre leur présence, mais les radicaux ont alors emprisonné à tour de bras ceux qui ne leur obéissaient pas. L’ASL a bien envoyé un convoi pour tenter de libérer les prisonniers, mais ils ont essuyé des tirs de balles et de roquettes, et ont été obligé de se replier après quatorze morts, parce que l’ASL demeure sous-équipée par rapport à ces groupes. Le même scénario s’est récemment produit dans la localité d’Azaz avant qu’une trêve ne soit décrétée grâce à la médiation de la Brigade al-Tawhid. Le travail des comités locaux existe donc encore, mais ils ne peuvent rien faire quand ils sont confrontés aux offensives des radicaux.

Comment expliquez-vous ce manque de financement de l’opposition démocratique ?

Pour faire fonctionner une armée digne de ce nom, il faudrait un engagement des Américains, ou des pays du Golfe qui ne prennent pas de décisions sans l’aval des États-Unis. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait lorsque les radicaux ne contrôlaient pas encore des pans entiers de territoires ? Les amalgames faits entre les musulmans radicaux et les musulmans démocrates font obstacle. Mais je pense qu’il existe aussi une volonté de ne pas aider véritablement l’opposition, pour affaiblir l’Iran et ne pas mettre en danger la sécurité d’Israël.

Pourtant, renforcer l’opposition affaiblirait le régime dont l’Iran est un soutien ?

Bien sûr, mais laisser l’opposition et les loyalistes s’entretuer et s’affaiblir mutuellement, c’est aussi affaiblir l’Iran. Et à coût zéro. C’est cynique, mais cela ne coûte rien et on n’a même pas à prendre la responsabilité du suivi des armes. Pour moi, il existe une vraie volonté de laisser la situation s’enliser de sorte que, quelle que soit la partie qui ressorte victorieuse de ce conflit, elle soit exsangue et tributaire des pays capables d’accorder des prêts pour reconstruire le pays.

© Pete Souza / Maison Blanche

Selon moi, l’administration américaine n’a jamais eu vraiment la volonté d’agir. Elle a certes fourni des équipements non létaux à l’ASL mais pour prolonger le conflit et non pas pour porter le coup de grâce au régime. Elle n’a pas eu, subitement, une illumination humanitaire ou morale après l’attaque chimique de la Ghouta, ni de soudaine exigence démocratique en affirmant la nécessité de consulter le parlement. Faire voter le parlement était, avant tout, un moyen de se décharger de la responsabilité de ne pas intervenir.

La question des armes chimiques constituait certes une ligne rouge, mais moins pour la population syrienne, qui en avait déjà été victime, que pour la sécurité d’Israël. Ce pays a d’ailleurs mené, précédemment, des attaques de convois transportant des armes chimiques. Sans doute pour prévenir un transfert. Pour les États-Unis, le régime devait être tenu responsable de tout emploi d’armes chimiques et, donc, de la sécurisation de son arsenal. Sans cela, il aurait été trop facile pour lui de laisser une cinquième colonne ou des radicaux lancer une attaque chimique contre Israël. La préoccupation affichée depuis le 21 août pour ce sujet est compatible avec une volonté de ne pas intervenir, du moment que la sécurité des pays frontaliers, plus que des populations syriennes, est assurée.

Les menaces brandies d’une intervention militaire n’obéissaient-elles vraiment qu’à un calcul cynique ?

Je ne pense vraiment pas qu’il y avait de volonté d’intervenir, du moins pour les Américains. Il n’y a pas, en Syrie, d’enjeux économiques ou de ressources naturelles susceptibles de justifier le coût d’une intervention comme en Irak. Cyniquement, c’est ainsi que nos démocraties fonctionnent. Tout ce qui s’est passé ces derniers mois l’a montré.

Les Français ont sans doute davantage de volonté d’intervenir. Il y a sans doute un ego de grande puissance, le vieux mythe d’être la patrie des droits de l’homme, et une« escalade d’engagement ». La France a joué un rôle pionnier dans la reconnaissance de l’opposition syrienne et il est donc plus difficile de faire marche arrière. Surtout, l’enjeu de sécurité collective est davantage sensible en France qu’aux États-Unis, parce que la Syrie se trouve aux portes de l’Europe.

François Hollande accueilli par Vladimir Poutine au sommet du G20François Hollande accueilli par Vladimir Poutine au sommet du G20

L’ensemble de l’opposition regrette-t-elle qu’il n’y ait pas eu de frappes ?

L’Armée syrienne libre veut des frappes, même s’il y a frappes et frappes. Elle réclame depuis longtemps une zone d’exclusion aérienne, des livraisons d’armes, un soutien financier et des corridors humanitaires pour évacuer les civils pris dans les combats. En revanche, les radicaux sont opposés à toute forme d’intervention parce qu’ils estiment qu’ils seraient, alors, également ciblés.

En raison du sentiment anti-américain très fort dans un pays dont une partie, le Golan, est toujours occupé illégalement par le principal allié des États-Unis dans la région, Israël, on peut aussi imaginer que certains groupes ne seraient pas contre des frappes menées par les Américains, mais n’osent pas le dire à haute voix.

Comment voyez-vous les prochains mois en Syrie ?

Enlisement, enlisement, enlisement. Irakisation. Si rien n’est fait pour changer la donne, ça sera long et sanglant. Mais cet enlisement aura des effets boomerang. Cela peut être des djihadistes radicaux lançant des attaques au retour de Syrie. Cela sera sans doute ces radeaux de la méduse qui atteignent déjà les côtes européennes et qu’il va bien falloir accueillir, puisqu’il s’agit de réfugiés politiques qu’on ne peut renvoyer chez eux.

Il y a aujourd’hui cinq millions de réfugiés aux portes de l’Europe qui vivent dans des conditions effroyables dans des camps. Leur situation est tellement horrible qu’il y a des vagues de retour en Syrie. Plusieurs dizaines de milliers de Syriens sont rentrés en affirmant préférer mourir chez eux plutôt qu’à petits feux dans l’humiliation des camps. Si on compte les déplacés intérieurs, c’est quasiment un Syrien sur deux qui a dû quitter sa maison. Une véritable catastrophe humanitaire.

Le camp de réfugiés de Zaatari en Jordanie, le 18 juillet 2013Le camp de réfugiés de Zaatari en Jordanie, le 18 juillet 2013© Reuters

En ne faisant rien, on laisse les radicaux proliférer et se renforcer et il faudra bien régler ce problème à un moment ou à un autre. Aujourd’hui, on peut encore faire quelque chose, parce que la population continue, pour le moment, à majoritairement rejeter cet islam radical. Je suis donc encore interventionniste, même si je pense qu’il aurait été plus facile d’intervenir il y a un an, à une époque où les radicaux étaient moins nombreux et moins ancrés sur le territoire.

Vous êtes pour quel type d’intervention ? Des frappes militaires ?

Il y a plusieurs volets. Mais, selon moi, les frappes ciblées sont indispensables parce que l’asymétrie sur le terrain se joue principalement sur les forces aériennes du régime. Détruire les pistes de vol des avions militaires permettrait de diminuer considérablement la puissance militaire d’un régime qui possède quand même près de 500 avions de combat dont la moitié sont opérationnels. Il me semble aussi possible de détruire une grande partie des hélicoptères. Détruire les stocks d’armes chimiques est plus délicat, mais on ne me fera pas croire que les services occidentaux ne savent pas comment agir contre la puissance de feu du régime. Il y a des informateurs en son sein, qui ont fait dissidence, mais sont restés en place, précisément pour pouvoir informer. Parallèlement à ces frappes, il faut financer l’ASL pour en faire une armée nationale digne de ce nom et pousser à un dialogue politique.

Le dialogue politique est-il compatible avec le volet frappes ?

Tout à fait. Si on regarde l’évolution du discours du régime, au départ, il disait être d’accord pour négocier dans le seul but de gagner du temps. Mais, le 4 août dernier, lors de son intervention sur la télévision syrienne, Bachar al-Assad a clairement affirmé que« la crise syrienne ne se réglerait que sur le champ de bataille ». Plus il prend l’ascendant militaire, plus son discours se durcit, comme on l’a vu depuis le succès remporté par le régime à Qoussaïr, avec l’aide des militants du Hezbollah libanais. Rééquilibrer le rapport de force avec des frappes est le seul moyen de contraindre le régime à négocier.

Je ne pense pas que les Russes ou les Iraniens répliqueront, même s’ils continueront d’aider Assad. Le régime des Mollahs a dû faire face à une très forte opposition et Poutine est également de plus en plus contesté. Ils ont trop de problèmes de politique intérieure pour aller s’engager dans un conflit de ce type-là. Je pense qu’ils font de la surenchère verbale et qu’on surestime l’alliance personnelle entre Assad et Poutine. Les Russes sont prêts à lâcher Assad s’ils pensent pouvoir négocier un certain nombre d’intérêts fondamentaux avec ceux qui lui succéderont.

L’opposition est-elle prête à un dialogue avec le régime ?

Il faut un dialogue politique pour abréger les souffrances du peuple syrien. Il est nécessaire de critiquer une partie de l’opposition qui refuse tout dialogue avec l’Iran et la Russie. On peut comprendre cette réticence, mais il y a, dans l’opposition bien sûr, mais aussi au sein du régime, des vrais patriotes qui ne veulent pas voir leur pays sombrer dans un conflit de dix années, à l’irakienne. Il est encore possible de créer un gouvernement d’union nationale qui organise une transition.

Il reste, au sein du régime, des personnes avec lesquelles il serait possible de négocier ?

Oui, et c’est nécessaire. La partie du régime qui est en première ligne dans l’appareil répressif devra rendre des comptes, mais de nombreuses personnes soutiennent le régime parce qu’ils ont peur du sort qui serait réservé à leurs familles s’ils prenaient la fuite ou de ce qui pourrait se passer s’il tombait. C’est vrai pour une grande partie des minorités, mais pas seulement. Il existe un risque réel, si les structures étatiques s’effondrent demain, qu’on sombre dans un chaos fait de massacres collectifs et de vendettas quotidiennes.

Le maintien de Bachar est inenvisageable, mais il me paraît nécessaire d’intégrer à la transition des membres du régime qui n’ont pas de sang sur les mains, afin de rassurer et protéger un certain nombre de loyalistes et d’attentistes. Tellement de sang a coulé ces derniers mois que toute une partie de l’opposition pourrait sans doute accepter une amnistie ou un exil de Bachar al-Assad et des siens. Mais on n’obtiendra pas de telles négociations sans affaiblir militairement le régime.

Ne craignez-vous pas qu’une intervention occidentale ne reproduise ce qui s’est passé en Irak ?

Comparer la Syrie et Irak n’est pas pertinent. En Irak, les Américains voulaient intervenir et ont fabriqué des fausses preuves pour le justifier. Il y avait un véritable enjeu de contrôle du pétrole, alors que les ressources naturelles syriennes sont insignifiantes pour un pays de la taille des États-Unis et ne pourraient justifier le coût d’une intervention. L’argument du risque de contagion lié à des frappes ne tient pas, puisque le conflit syrien a déjà débordé au Liban, en Irak, en Turquie et ailleurs… Intervenir militairement permettrait plutôt à terme d’éviter cette contagion.

Tir d'un missile Tomahawk depuis un navire de guerre américainTir d’un missile Tomahawk depuis un navire de guerre américain© DR

Un autre argument déployé par ceux qui ne veulent pas d’intervention est que celle-ci risquerait de tuer des civils et de détruire davantage les infrastructures du pays. Mais des gens vivent aujourd’hui en Syrie comme au Moyen-Âge ! Certaines régions s’éclairent à la bougie et n’ont plus d’eau courante depuis des mois. On oublie les problèmes sanitaires, mais des épidémies, comme le choléra, la typhoïde ou la tuberculose, prolifèrent depuis longtemps ! En quoi ne pas frapper préserverait des vies humaines alors que des centaines de Syriens meurent quotidiennement sous les barils de napalm, les attaques chimiques, les tirs de Scuds, les bombes à sous-munitions, si ce n’est de faim ou de maladie ?

Bien sûr qu’il y a des risques de dommages collatéraux. Mais si on se coordonne avec l’ASL en lui fournissant de véritables moyens, non seulement on les limitera, mais je peux vous assurer qu’un certain nombre de combattants des groupes radicaux, islamistes ou salafistes changeront de camp.

Évidemment, le risque de transferts d’armes aux mains des groupes radicaux existe. Mais il est déjà très fort – sans doute plus fort – dans une situation chaotique. Laisser les groupes radicaux en première ligne des opérations militaires, c’est prendre le risque qu’ils récupèrent les armes du régime.

Ne pensez-vous pas qu’une intervention pourrait provoquer une situation pire que celle d’aujourd’hui ?

Ça ne peut pas être pire. Concrètement, les conséquences de l’inaction, c’est le renforcement des extrémistes et l’élimination physique des démocrates et des modérés. Ces derniers n’ont plus qu’une alternative. Rester au risque de se faire abattre ou emprisonner par les islamistes radicaux (plus de deux mille activistes jugés trop « laïques » sont détenus par les radicaux de Raqqa) ou bien quitter le pays. Plus on attend, plus les forces en présence en Syrie vont s’islamiser et se radicaliser.

Aujourd’hui, les modérés sont encore majoritaires, mais si on attend, ils vont quitter le pays. Je constate qu’il y a, en ce moment, un mouvement de fuite. L’inaction après l’attaque chimique du 21 août a été perçue par les démocrates comme la signature de leur arrêt de mort. Ils savent très bien qu’ils ne peuvent pas renverser le rapport de force qui restera en faveur du régime sans aide extérieure.