Ensemble: Syrie, mars 2018
La Ghouta, après des années de siège, des mois de bombardements intensifs et de famine, est contrainte de subir le scénario appliqué à Alep, Homs auparavant et d’autres villes : reddition et évacuation des groupes armés vers la région d’Idlib, exil massif des civils… La Ghouta en ruines est reconquise par le régime appuyé par l’aviation russe et les milices étrangères.
Dans le nord du pays, Afrin est occupée par l’armée turque et ses supplétifs syriens. La guerre que mène le régime d’Erdogan contre la population kurde et les forces du PYD va se prolonger au-delà, les Kurdes étant une fois de plus abandonnés par leurs alliés occidentaux qui, hier, se félicitaient de leur action commune contre Daech.
Restent aux « vainqueurs » – Russie, Iran, Turquie, sans oublier Israël et les Etats-Unis…- à s’entendre sur un partage des dépouilles d’une Syrie déchirée, et accessoirement quant au rôle de Bachar al-Assad à l’avenir. Rien de facile !
A côté de ce tableau calamiteux, une petite ouverture sur ce à quoi on n’est pas censé s’intéresser : la révélation par la presse (cf. Le Monde du jeudi 29 mars 2018 (1)) de la visite en Italie de Ali Mamlouk, chef du Bureau de la sécurité nationale, numéro 3 du régime, à ce titre principal responsable des horreurs infligées au peuple syrien. Invitation italienne qui vaut message en direction de l’Union européenne d’envisager de renouer ses relations avec la Syrie.
Ainsi s’est clôt ce mois de mars 2018.
Remarquera-t-on seulement ce qui paraît ne mériter ni commentaire ni effroi ? Mars 2018 signe l’entrée dans sa huitième année de la tragédie syrienne. Sept années de sauvage offensive du régime syrien et de ses alliés russe et iranien menée contre le peuple syrien et sa révolution démocratique. A laquelle est venue s’ajouter, pour l’accompagner et l’aggraver, cette autre guerre menée par Daech, qui a seule polarisé l’attention des Occidentaux et de l’opinion mondiale.
A-t-on connu des précédents sur une telle durée d’un affrontement aussi ravageur, aussi visible en permanence aux yeux du monde, et autant documenté ?
Nul ne peut prétendre ne pas avoir vu, être dans l’ignorance de ces centaines de milliers de morts, ces dizaines de milliers de prisonniers, torturés, dont ces femmes soumises au viol utilisé comme arme de guerre, ces villes anéanties, cette population massivement déplacée, exilée, rejetée…
Certes, tout cela est inconcevable.
Une telle sauvagerie – une guerre en effet, avec la panoplie de toutes les armes qu’une guerre de grande ampleur autorise. Mais la guerre d’un régime dictatorial et maffieux contre son peuple, multipliant crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Avec pour seul objectif de s’accrocher à son pouvoir et à ses privilèges
Cette réalité inconcevable se double d’une autre : la capacité des témoins et de la prétendue « Communauté internationale » à ne pas voir ce qui est vu. Non seulement pour récuser qu’en Syrie s’affrontent révolution et contre-révolutions, mais aussi pour oublier ou feindre d’oublier l’humanité et l’inhumanité en balance dans cette conflagration, et réduire celle-ci à de simples jeux géostratégiques et rivalités d’intérêts entre des forces toutes aussi amorales et réactionnaires les unes que les autres.
Au point qu’aujourd’hui on se trouve incité à souhaiter que cela finisse, par quelque voie que ce soit, pour être libéré de la charge mentale d’une réalité doublement insupportable.
Qu’est-ce à dire ? Que plus rien ne s’opposerait à la real politik – c’est-à-dire la défense des intérêts de leurs classes dirigeantes respectives – des gouvernements. Et que les forces qui se disent attachés aux intérêts des peuples, à l’humanisme et à une perspective émancipatrice, se verraient justifiées dans leur indifférence à l’égard de la révolution syrienne, quand ce ne fut pas d’approbation du régime qui s’est donné les moyens de l’écraser. Les uns et les autres n’ont-ils pas expliqué que la France et l’Europe n’étaient pas concernées par la situation syrienne, si ce n’est ses pénibles « retombées » : la venue de réfugiés qu’on rechigne à accueillir, les attentats terroristes…
Dès lors, une victoire du régime autorisant le « retour à l’ordre » en Syrie ne signifierait-elle pas enfin la possibilité d’oublier l’oubli dans lequel le peuple syrien a été laissé au long de ces sept années ? Céder à cette illusion ce serait à nouveau s’aveugler face à l’évidence. Une telle fin serait le début de nouvelles catastrophes, non pas la page tournée du djihadisme et des drames humanitaires, mais la diffusion de l’un et la multiplication sur le long terme des autres… L’histoire en témoigne : les contre-révolutions victorieuses déchaînent des puissances destructrices ravageuses. Telle est bien ce qui est en cours pour la Syrie, tout le Moyen-Orient et bien au-delà…
Aujourd’hui, demain, après-demain, de ce qui se passe en Syrie rien ne doit être oublié, rien ne pourra être effacé, ni la barbarie des uns, ni les complicités et lâchetés des autres…
L’ombre de la Syrie massacrée se projette sur les années à venir.
Dans les mois et les années à venir, n’oublions pas la Syrie, réaffirmons la solidarité avec le peuple syrien et sa révolution mutilée.
Francis Sitel, Roland Mérieux
(1) : « Ali Mamlouk, émissaire discret de Damas à Rome », in Le Monde 29 mai 2018.