Farouk Mardam-Bey : »En Syrie, il y a une explosion de créativité » – Par Damien Aubel
La littérature arabe contemporaine est foisonnante. On a rencontré un de ses spécialistes, Farouk Mardam-Bey, qui dirige la prestigieuse collection Sindbad. Éclairage sur les différentes tendances.
Une collection comme une invitation au voyage, c’est ce qu’on se dit en éclusant le catalogue de Sindbad, véritable caverne d’Ali Baba des littératures arabes en terre et en traduction françaises. De la Syrie au Liban, des mystiques soufis aux jeteurs de poil à gratter sur les autoritarismes contemporains, on n’en finit pas de circuler d’un texte à l’autre. Et on remballe très vite tout le barda folklorique d’oasis, de déserts et de thé à la menthe pour découvrir une littérature libre, complexe, follement vivace. On a eu la chance d’attraper Farouk Mardam-Bey, directeur de la collection, entre deux avions : rencontre avec un passeur passionné.
Damien Aubel : Vous présidez aux destinées de Sindbad depuis 1995, mais la collection n’a pas été créée ex nihilo. Ce fut d’abord la maison d’édition de Pierre Bernard. Vous vous considérez comme son héritier ?
Farouk Mardam-Bey : Pierre Bernard a été le premier, en 70, chez un petit éditeur parisien, à inaugurer un mouvement de traduction, avec un livre de Naguib Mahfouz, Passage des Miracles. C’était en ce sens un pionnier. Jusque-là, hormis les grands classiques traduits par des universitaires arabisants, il n’y avait eu qu’une dizaine de titres de littérature moderne et contemporaine. Pierre Bernard, après avoir fondé Sindbad en 1972, a publié deux, trois, puis quatre autres auteurs : il a eu du flair, ils étaient bons et significatifs, à l’image du Soudanais Tayeb U Salih et de sa Saison de la migration vers le nord, un roman qui a marqué toute la littérature arabe postérieure. Pierre Bernard a cessé de travailler en 1992, pour des questions de santé mais aussi de finances. En 1995, quand Actes Sud a racheté Sindbad, on m’a contacté pour en prendre la direction. J’ai poursuivi dans le sens de Pierre Bernard dans la mesure où il avait créé des séries et j’estimais qu’il fallait continuer, tout en mettant sur pied d’autres collections, comme la littérature turque classique, ou la gastronomie envisagée sous l’angle culturel. Pierre Bernard allait courageusement à contre-courant en France, mais il était, disons, « politiquement correct » visà- vis des gouvernements arabes. J’estimais pour ma part qu’il importait de montrer la réalité du monde arabe dans toutes ses contradictions en publiant de la littérature et des essais critiques
D.A. : « Littérature critique », à l’image par exemple du roman du Marocain Youssef Fadel, Un joli chat blanc marche derrière moi…
F.M-B : Le Maroc, comme d’autres pays du Proche- Orient – l’Irak, la Syrie –, a traversé deux décennies affreuses : répression, incarcérations, torture… On a vu apparaître chez des auteurs marocains, notamment à partir du décès d’Hassan II, après un temps d’amnésie obligée, la volonté de parler de cette expérience. On a vu la même chose en Syrie, après la mort de Hafez el-Assad : pendant deux ans, on a assisté à l’explosion de ce qu’on a appelé la littérature contre l’oubli. Mais il n’y a pas que ça. Depuis une trentaine d’années, peut-être un peu plus, et parfois de façon exagérée, simplement pour montrer qu’on n’a pas peur, on voit une émancipation réelle des écrivains contre les trois tabous : politique, religion, sexualité. Il faut aussi prendre en compte les moyens modernes de communication qui ont pratiquement rendu la censure caduque. Certes, il existe des pays où règne une censure préalable, ou qui touche les livres une fois publiés. Mais depuis quelques années, l’auteur lui-même se pirate, il se met lui-même sur Internet, gratis, sous forme de PDF. J’ai peut-être trois ou quatre mille titres sur mon ordinateur trouvés sur Internet. Tenez, prenez cet auteur saoudien, Abduh Khal, qui a obtenu ce qu’on appelle le « Booker Prize arabe » – l’International Prize for Arabic Fiction. Son livre – très dur, avec des scènes de torture, de viol –, traduit en français sous le titre Les Basses OEuvres, est interdit en Arabie saoudite, mais il est tout de suite disponible sur le Net. Puis un type intelligent a dû se dire, pourquoi l’interdire, les gens l’ont ? Ils l’ont donc laissé entrer à la Foire du livre de Ryad. Et comme l’auteur est devenu célèbre, ils lui ont organisé une tournée en Europe… Il y a des gouvernements qui ne sont pas aussi idiots qu’on le pense ! Cela dit, début mai, le parlement algérien a voté une loi liberticide pour les publications et la presse – une loi catastrophique qui donne au pouvoir les moyens de censurer tout ce qui attenterait à la sécurité nationale, la paix sociale, les bonnes moeurs, la religion musulmane… Des amis algériens qui travaillent dans l’édition m’ont dit que pour la première fois ils se demandent s’ils ne vont pas être obligés de partir.
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date : juin 2015