Farouk Mardam Bey et Ziad Majed à La Courneuve : La révolution syrienne et ses vérités qui dérangent
Le climat politique du lieu d’un débat en dit souvent long sur ce à quoi l’on peut s’attendre.
Ce fut le cas de la conférence de ce mardi 14 avril à 19H00 à la Maison de la Citoyenneté de La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, non loin de la frontière avec Aubervilliers et tout près de l’Hôtel de Ville de cette municipalité de la «ceinture rouge» de la petite couronne parisienne. Qu’elles soient ou non celles du Parti Communiste Français, dans un tel environnement, les idées sont souvent à vif et ne manquent pas de s’exprimer avec virulence.
C’est ainsi que Farouk Mardam Bey, Président de l’association Souria Houria, et Ziad Majed, politologue, enseignant et chercheur à l’Université américaine de Paris, s’y sont retrouvés à la Maison de la Citoyenneté, bâtiment des années 1930, siège du service de la communication de la Mairie dans les années 1970 et, depuis un an et demi, lieu ouvert à tous les citoyens. A la demande d’une Courneuvienne, une conférence était organisée sur le thème «Quatre ans après, où en est la révolution syrienne ?», dont les deux experts avaient accepté d’être les orateurs.
Comme l’a précisé l’initiatrice de la rencontre, prénommée Joumana, ils étaient tous deux attendus ici de longue date, le public – d’une vingtaine de personnes – étant très enthousiaste pour débattre de la Syrie.
Joumana a présenté tour à tour au public Farouk Mardam Bey et Ziad Majed, aussitôt apostrophé avec insistance par un spectateur sur le fait qu’il soit professeur à l’Université américaine de Paris, ce qui n’a pas eu l’air de plaire à ce Courneuvien … Mais Joumana n’en a pas moins insisté sur l’ouvrage de Ziad Majed paru en 2013, Syrie : La révolution orpheline, le présentant comme «indispensable pour comprendre la révolution syrienne» avant de passer la parole à Farouk Mardam Bey.
Farouk Mardam Bey : «L’indifférence du monde envers la Syrie fait peine à voir»
Farouk Mardam Bey a tenu à dire d’entrée que, lorsqu’il parle de la Syrie aujourd’hui, c’est avec le cœur serré. Ce qui arrive à son pays n’est rien moins que la pire catastrophe humanitaire que le monde ait connu depuis la Seconde Guerre Mondiale. Plus de deux cent mille Syriens sont morts, trois fois plus encore blessés, et aujourd’hui, selon l’ONU, ce sont douze millions de personnes qui sont en grand besoin d’aide humanitaire. Les personnes déracinées sont au bas mot 11 600 000, parmi lesquels 7 600 000 à l’intérieur des frontières syriennes et les quatre millions restants à l’étranger, principalement dans les pays voisins – Turquie, Liban, Jordanie surtout – et en Europe. Sans oublier celles et ceux qui vont jusqu’à risquer leur vie pour cet asile européen et dont la Méditerranée devient la dernière demeure.
Devant un tel drame, l’indifférence dont fait preuve le monde, obstinément, fait peine à voir.
Ce paradoxe criant entre les proportions catastrophiques du drame syrien et cette indifférence dans laquelle s’enferme le monde ne peut manquer de rendre perplexe. Chaque jour qui passe apporte son lot d’informations sur des violations massives des droits fondamentaux de l’être humain commises tant par le régime de Bachar al-Assad que par Daesh, le soi-disant «Etat islamique» en Irak et en Syrie.
Du côté du régime, ce sont les bombardements aux sous-munitions et aux barils explosifs contre des civils. Voilà trois jours seulement, à Alep, ce sont des enfants et des enseignants qui ont ainsi trouvé la mort. L’Armée arabe syrienne, comme Bachar al-Assad nomme pompeusement ses troupes, n’hésite pas à encercler villes, villages, quartiers, tant que cela lui permet de parvenir à ses fins.
Quant à Daesh, nul ne peut ignorer son dernier «fait d’armes» en date – l’entrée de ses milices dans le camp de Yarmouk, au sud de Damas, peuplé essentiellement de réfugiés palestiniens. Et s’il n’y avait que Daesh … Ce sont en fait plusieurs groupes islamistes rivaux qui sont présents là-bas, se faisant la guerre les uns aux autres avec la population prise sous leurs feux croisés. C’est ce qui permet d’affirmer aujourd’hui, sans exagération, que la Syrie n’est désormais plus que la proie de la barbarie des Assad d’un côté et de Daesh de l’autre.
Militairement, a poursuivi Farouk Mardam Bey, il existe à présent trois parties au conflit : le régime Assad, Daesh, et un ensemble de groupes jihadistes ainsi que l’Armée syrienne libre qui a perdu nombre de ses combattants dans les affrontements avec tant les troupes de Damas que les milices de Daesh.
Parmi ces groupes jihadistes, l’on trouve le Front al-Nosra, affilié d’Al-Qaïda et très différent de Daesh, notamment sur un point : là où Daesh inspire, et aspire, des combattants du monde entier, le Front al-Nosra n’est composé que de Syriens ou presque. Il y a aussi l’Armée de l’Islam, connue surtout pour ses crimes contre des Défenseurs des Droits de l’Homme, au premier plan desquels l’avocate Razan Zaïtouneh, enlevée fin 2013 à Douma avec Samia Khalil et dont l’on ne sait toujours pas ce qu’il est advenu.
Il est intéressant, a noté Farouk Mardam Bey, de savoir comment nous en sommes arrivés là et de s’y attarder.
Le régime des Assad est né parmi les néo-dictatures apparues au Moyen-Orient dans la foulée de la défaite des armées arabes contre Israël dans la Guerre des Six Jours en 1967. C’est à cette époque qu’en plus de la Syrie, des pays comme la Libye, le Soudan ou l’Irak ont pris cette même direction.
Il s’agissait de dictatures d’un genre nouveau, car si les régimes précédents, dans certains cas baathistes, étaient déjà dictatoriaux, leurs dirigeants se souciaient néanmoins tant soit peu de questions comme la croissance économique et la justice sociale. Il s’agissait de régimes de nature clanique, familiale, qui souhaitaient s’inscrire dans la pérennité et savaient donc devoir donner envie à leurs peuples de les maintenir au pouvoir. C’est là un élément de ces dictatures «traditionnelles» que celle de Syrie a conservé, puisque le slogan de ses partisans a toujours été «Assad pour l’éternité, Assad ou nous brûlons le pays !», mot d’ordre qu’ils n’ont que trop bien mis en œuvre au cours des quatre années écoulées.
Le fondateur de la dynastie, Hafez al-Assad, génie de la stratégie et de la tactique politiques, avait fait de son pays un parangon de ces dictatures d’un nouveau genre, réduisant la Syrie à un appareil d’Etat et cet appareil d’Etat lui-même à un rôle régionalau Moyen-Orient. Cela explique pourquoi, dans cette révolution, tout ce qui est dit porte sur le régime en lui-même et jamais sur la société syrienne ; c’est ce que voulaient les Assad et ils l’ont eu. Dans son ouvrage récemment paru Récits d’une Syrie oubliée (1), Yassin Al Haj Saleh qualifie pour cette raison la Syrie de «boîte noire» des axes régionaux.
Autrement, pourquoi tout le monde se demanderait-il «Est-ce que le régime syrien est anti-ceci ou anti-cela ?» et non pas «Qu’est-ce qui se passe à l’intérieur du pays ?». Et pourtant, il y aurait beaucoup à voir.
Déjà, les résultats d’une politique économique néolibérale, instaurée par Bachar al-Assad lorsqu’il a succédé à son père en 2000 et qui a creusé un véritable fossé de classes à l’intérieur de la Syrie. Depuis quinze ans, la Syrie compte sans cesse de plus en plus de pauvres, de moins en moins de riches et de plus en plus de très riches, tous plus ou moins liés comme par hasard au pouvoir.
C’est ce qu’illustre le scandale, mis au jour en février dernier, des avoirs de Rami Makhlouf, cousin de Bachar al-Assad, à la banque suisse HSBC représentant 380 millions de dollars, tout cela pour un homme qui, déjà, contrôle à lui seul 60% de l’économie syrienne. Dans le même temps, là où la Syrie était jadis un pays où l’agriculture se portait si bien, des exportations substantielles en étant la preuve, la paysannerie a été saignée à blanc et a dû prendre le chemin des villes, données qui se retrouvent en toute logique dans la géographie de la révolution syrienne.
Au départ, le mouvement consistait en une vague de solidarité avec les révolutions de Tunisie, d’Égypte et de Libye. Tout s’est durci après un épisode tragique impliquant des tortures d’enfants à Deraa. Ce mouvement était par essence démocratique, car son mot d’ordre était «Liberté, Dignité, Unité nationale», ces deux derniers mots ne devant rien au hasard car les premiers révolutionnaires syriens savaient que le régime tenterait de jouer sur les divisions entre communautés.
Mais tout cela allait se payer très cher. Les gens qui se sont présentés comme les dirigeants de la révolution n’ont pas été à la hauteur des responsabilités auxquelles ils aspiraient ainsi, en premier lieu parce qu’ils n’ont pas été à la hauteur du mouvement dans son entier.
Si la militarisation a eu lieu, c’est parce que des villes comme Hama et Deir Ezzor, en se soulevant, ont fait craindre au pouvoir un effet «Place Tahrir» comme en Égypte, où le pouvoir dictatorial s’était retrouvé impuissant face à l’insurrection populaire. A cette époque, l’Armée arabe syrienne a connu des désertions massives de militaires qui emportaient avec eux leurs armes, désireux à présent de combattre ce même régime et entraînant dans leur sillage des volontaires issus des villes et des villages de la Syrie : ce fut la naissance de l’Armée syrienne libre, bras armé et fer de lance du soulèvement des Syriens contre la dynastie des Assad.
En quelques mois, l’Armée libre avait conquis la moitié du pays, désormais donc soustraite à la tyrannie du régime, mais pour que cela puisse durer, il manquait des armes et surtout des fonds. On a beaucoup critiqué des «interventions étrangères» à l’époque, et curieusement, on s’est bien moins ému des interventions étrangères au profit du régime, celles venant de Russie, d’Iran et du Hezbollah libanais qui a fourni au régime un renfort de milliers de ses propres combattants ! Tout cela ne pouvait conduire qu’à un pays fragmenté et une crise politique.
Au point où nous en sommes, ni le Gouvernement syrien ni Daesh n’est capable de trancher seul la situation. Dans le même temps, puisqu’il reçoit un soutien sans faille de la Russie, le régime ne peut pas tomber. Il dit qu’il veut le «dialogue», et par deux fois, il a organisé à Moscou, chez son allié fidèle, des réunions qui étaient un pur scandale. Les personnes qui s’y sont présentées comme représentantes de l’opposition syrienne n’en sont pas, aucune d’entre elles n’est prise au sérieux à ce titre, et pour cause, certaines d’entre elles sont même notoirement proches des Assad. Il ne faut pas avoir peur des mots, ces conférences n’étaient donc rien d’autre que de vastes mascarades.
Pourtant, cette guerre en Syrie doit bien trouver une issue, et c’est là une gageure car, à moins qu’il ne l’organise ainsi lui-même avec qui lui plaît, le pouvoir syrien refuse le dialogue. Quant au postulat nouveau «C’est Bachar ou Daesh», il aggrave encore le problème puisqu’il a pour effet d’évacuer les démocrates de la scène politique syrienne. Or, ce mantra se répand partout, jusqu’ici en France dans la presse de droite et dans le discours d’un parti comme le Front National, soutien historique d’Assad au demeurant. Seulement, il y a eu tous les sacrifices que les Syriens ont fait pour être libres, et cette question fondamentale qui se pose : comment veut-on jamais avoir la paix civile si l’on réduit l’équation à «Bachar ou Daesh» ?
Pour l’heure, les urgences sont :
– La mobilisation sur le plan humanitaire, tant du point de vue médical, les médecins étrangers qui veulent soigner ne pouvant avoir accès aux zones sinistrées, que sur le plan de l’enseignement, sachant que les enfants des camps de réfugiés syriens au Liban et en Jordanie sont déscolarisés depuis plusieurs années,
– La détermination en termes politiques, celle qui consiste à refuser cette manière de parler de la situation en Syrie comme d’une guerre entre une dictature «civilisée quand même» et la barbarie de Daesh.
Ziad Majed : «Le monde n’a pas été au rendez-vous»
Ce fut ensuite au tour de Ziad Majed d’intervenir, lequel a remercié le public de sa présence, ajoutant qu’il était ravi d’être là ce soir.
Sous Hafez al-Assad, a rappelé d’entrée le politologue, la Syrie a vécu trente longues années sous l’état d’urgence, donc dans une société sans liberté aucune, aux partis politiques inexistants et aux tribunaux contrôlés par les militaires. Le champ politique avait été intégralement détruit par le pouvoir, qui a instrumentalisé le confessionnalisme en nommant des officiers et des notables issus de la communauté alaouite (11% de la population) aux postes-clés de l’État et dans les services de renseignement. Les opposants étaient emprisonnés ou exilés, par exemple ceux issus du Parti communiste syrien qui, d’unifié au départ, a fini par se diviser en trois branches, dont une qu’Assad a tenté d’écraser – et c’est à elle qu’appartenait Yassin Al Haj Saleh, dont le livre sur ses années de prison vient de sortir en français (1).
Les Frères musulmans, formation d’opposition, étaient présents dans certaines villes dont Hama où, pour cette raison, et suite à leur soulèvement contre le régime, ce dernier massacra plus de trente mille personnes en 1982. Très peu d’informations avaient toutefois filtré à l’époque car l’on n’avait aucun accès au pays. Le monde avait cependant déjà vu le régime Assad à l’œuvre, au sujet des Palestiniens du Liban, avec l’invasion du pays en 1976 et tout ce qui s’en est suivi pour les Libanais …
Par ailleurs, difficile d’oublier l’admiration que professait Henry Kissinger, l’ancien Secrétaire d’État américain sous Richard Nixon, pour Hafez al-Assad, allié de l’Union soviétique mais aussi de l’Arabie saoudite elle-même alliée de Washington. A ces alliances s’en est ajoutée en 1980 une autre, stratégique, avec Téhéran. Il s’agissait de faire «de l’ennemi de mon ennemi un ami», l’Iran étant engagé dans une guerre contre le frère détesté baathiste d’Irak auquel la Syrie disputait l’héritage du baathisme. Cette époque fut aussi celle de la création au Liban du Hezbollah, fruit de la coopération entre Iraniens et Syriens. Suite à cela, on avait pris l’habitude depuis l’Occident de faire appel à la Syrie, que ce soit pour faire libérer des otages, ou au sujet de l’Iran …
En 2000, il n’avait pu échapper à aucun gouvernement que la Syrie était, après la Corée du Nord en 1994, la deuxième république au monde à connaître une succession dynastique à la tête de l’État, pratique jusqu’alors réservée aux monarchies et dont d’autres cas se sont faits jour ensuite dans le monde, par exemple au Gabon. Cette année-là, Bachar al-Assad n’avait pas l’âge requis pour devenir Président, puisqu’il fallait être âgé de quarante ans et qu’il n’en avait que trente-quatre, ce qui a amené une modification de la Constitution en quelques minutes de temps.
L’avènement du jeune Président donna naissance à quelques espoirs, du moins en Occident. Pas même quarantenaire, étudiant en médecine à Londres, marié quelques mois seulement après son accession au pouvoir à une jeune femme britannique d’origine syrienne, Bachar al-Assad fit dire à certains «Il va être différent». Certains intellectuels créèrent des forums, d’autres signèrent des communiqués réclamant la fin d’état d’urgence. Toutefois, nombre d’entre eux se virent incarcérés et, dès l’année suivante, on avait compris que ce «Printemps de Damas» n’était qu’un faux espoir.
C’est à tel point que l’on entendait à présent des références au modèle chinois, celui d’une libéralisation de l’économie tout en conservant la rigidité politique traditionnelle. Sauf que la libéralisation, en l’occurrence, signifiait l’achat des ressources du pays par les Assad et leurs cousins !
A partir de 2003, le régime de Bachar a établi des contacts avec les jihadistes, ceux entrés en Irak pour combattre l’armée américaine et le gouvernement mis en place après la chute de Saddam Hussein. Pour Damas, l’Irak allait être une diversion salutaire et éloigner l’attention du monde de la Syrie – montrant par la même occasion, espérait le pouvoir, ce que donne le renversement d’un dictateur baathiste, à savoir le chaos et la violence, donc une expérience à ne pas reproduire à l’est de la frontière. En Syrie à l’époque, n’entendait-on d’ailleurs pas «Voyez l’Algérie, après les élections libres, ils ont failli avoir les islamistes au pouvoir, mieux vaut garder le Baath en place» ?
C’est ce qui avait rendu le régime confiant en sa survie lorsque les révolutions de Tunisie, d’Égypte et de Libye ont éclaté, à tel point qu’en janvier 2011, Bachar al-Assad qualifiait son pays d’ «exception» dans la presse internationale. En un sens, il avait raison : son pays est une exception au sens où il est devenu le plus sanglant des théâtres du «printemps arabe» …
Après des manifestations et des sit-in dispersés par la force fin février et tout au long de la journée du 15 mars, le 18 mars 2011 fut le moment de la plus grande mobilisation dans la ville de Deraa au sud du pays. Là-bas, des enfants avaient inscrit sur des murs «Ça va être ton tour Docteur !». Ils promettaient le même sort qu’à Zine el Abidine ben Ali et Hosni Mubarak, celui qui attendait aussi plus tard dans l’année Muammar Kadhafi, à leur Président qu’ils appelaient «Docteur» car Bachar al-Assad étudiait l’ophtalmologie à Londres lorsqu’il a été rappelé à Damas, n’ayant pas obtenu son diplôme mais réclamant le titre comme s’il était effectivement médecin. Pour ces quelques mots, les enfants de Deraa ont eu les ongles arrachés, et lorsque leurs parents ont voulu les revoir, le régime leur a répondu : «Vous ne les reverrez jamais, faites-en donc d’autres, et si vous ne savez pas comment, amenez-nous vos femmes, on leur fera des enfants qui, eux, seront polis et disciplinés, pas comme les vôtres !».
Devant ce scandale, la population a commencé à se rassembler à la mosquée Omari, et là encore, il faut balayer un cliché qui a la vie dure. Dans la Syrie des Assad, les rassemblements dans les mosquées n’étaient en rien une marque de fanatisme ou d’intégrisme ; dans cette société pieuse gouvernée par un régime totalitaire, vivant depuis quarante ans sous état d’urgence, les seuls lieux «publics» étaient les stades et surtout les mosquées, où l’on a moins peur car le spirituel qui y règne est perçu comme protecteur.
Une mosquée fut donc le cadre de la réunion d’organisation de la première manifestation contre le régime à Deraa, que la police accueillit en tirant à balles réelles, tuant trois personnes et blessant plus d’une centaine. Ce furent les débuts de la révolution.
Dans les semaines qui ont suivi, des manifestations de solidarité avec Deraa furent organisées partout dans le pays. Les catégories les plus défavorisées, notamment dans la Syrie rurale et les banlieues des grandes villes, se soulevèrent, réclamant la chute du régime. C’est d’ailleurs ce qui rend possible une analyse de classe de la révolution (même si elle n’expliquerait pas tout).
Dès lors, le régime s’est efforcé de préserver les centres-villes, ayant créé partout des checkpoints pour y empêcher les manifestations. «Ceux qui manifestent sont des paysans et des pauvres ; vous, les gens des villes, nous vous protégerons», martelait ainsi la dictature.
Ce n’est d’ailleurs pas surprenant si la militarisation est venue, six mois plus tard, surtout des campagnes et des banlieues. Les gens devaient se défendre après les cinq à sept mille personnes tuées et trente mille emprisonnées. Cela dit, depuis la militarisation, la mobilisation non-violente n’a pas cessé. A titre d’exemple, en novembre 2012, l’Armée syrienne libre contrôlait la moitié du territoire syrien, et en mai de la même année, un vendredi avait vu non moins de 908 manifestations dans tout le pays.
A la fin de cette même année ont commencé à arriver les jihadistes, non pas seulement dans des groupes rebelles mais aussi en soutien au régime, qu’ils soient issus du Hezbollah, venant d’Irak ou entrant dans le pays avec l’aide militaire de la Russie. Les États-Unis, trop préoccupés de se retirer d’Irak et d’Afghanistan, ne voulaient pas intervenir en Syrie, ce qui les a amenés à opposer un veto à la fourniture d’armements sol-air à l’Armée syrienne libre, même avec déclenchement sur présentation d’empreintes digitales donc inutilisables par qui que ce soit d’autre que leur légitime destinataire. Peu après, le régime Assad a commencé à bombarder aux barils explosifs, tuant des dizaines de civils, et l’Armée libre n’a pu s’interposer faute de disposer du matériel adéquat …
En vérité, les États-Unis ne voulaient pas du changement en Syrie, et dans le même temps, l’opposition ne présentait pas de leadership unifié auquel s’adresser. Le manque de volonté politique occidentale est également fautif, sans doute inspiré par le précédent libyen. Barack Obama a longuement hésité, de même qu’Israël qui voyait dans la prolongation de ce conflit une occasion de fatiguer tout le monde, notamment le Hezbollah qui, l’Etat hébreu en faisait le pari, n’aurait ainsi plus la force de s’en prendre à lui sur sa frontière nord.
L’on a amplement commenté les envois d’armes à la révolution syrienne par les monarchies du Golfe ; il faut bien comprendre qui faisait quoi et pourquoi. L’Arabie saoudite voulait contrer l’Iran, le Qatar accroître l’influence des Frères musulmans, et la Turquie faire payer à Assad, ancien «bon client », son refus des réformes.
Quant aux jihadistes, ceux-ci se trouvaient déjà sur place, en Irak, et en 2013, ils n’ont eu qu’à passer en Syrie. Au départ, Abou Bakr al-Baghdadi, le «calife» de Daesh, avait même demandé au Front al-Nosra de lui faire allégeance, ce que le groupe a refusé.
Il faut bien distinguer, à ce propos, deux notions :
– Jihadiste : il s’agit d’un islamiste qui n’est concerné ni par la territorialité, ni par latemporalité ; où que ce soit possible et à tout moment, il veut imposer par la force son idéal ;
– Islamiste : ce terme désigne des gens aussi modérés politiquement que, par exemple, des conservateurs, ou aussi radicaux que certains groupes salafistes, sachant que l’Islam est leur référence idéologique et que, selon les circonstances, ils peuvent accepter le jeu démocratique ou le rejeter. En Syrie, sans équivoque, les islamistes veulent la chute du régime Assad.
Enfin, pour ce qui est des jihadistes en Syrie, jusqu’à juillet 2014, ces derniers n’avaient livré bataille – exception faite d’un affrontement avec les forces du régime Assad au nord d’Alep en aout 2013 – que contre l’Armée syrienne libre ! Quant aux minorités, dire que Bachar al-Assad les protège relève de la pure propagande. Du reste, plus de 90% des victimes de Daesh en Syrie sont des Musulmans sunnites.
La vérité, c’est qu’en Syrie, le monde n’a pas été au rendez-vous. Là où l’on s’obstine à réduire le problème à «C’est Bachar ou Daesh», l’on est en réalité en face de deux barbaries qui se nourrissent et ont besoin l’une de l’autre. Daesh met en scène ses atrocités pour marquer les esprits, et Assad, qui tue soixante-quinze fois plus que Daesh, dit qu’il faut le préférer à ce dernier, jouant en cela pour les jihadistes alors qu’il prétend les combattre.
Comment comprendre la logique des gens qui appellent à normaliser avec Assad, lui qui a franchi même la «ligne rouge» que constituait l’usage des armes chimiques ? C’est malgré tout le souhait d’une partie de la gauche en France, ainsi que, bien sûr, d’une grande partie de la droite et de toute l’extrême droite.
Loin du «Bachar ou Daesh», nous avons donc Bachar et Daesh et il faut combattre cesdeux monstres.
En cela, a conclu Ziad Majed, des réunions comme celles-ci et les mouvements de solidarité des amis des Syriens sont très utiles, car grâce à tout cela, les Syriens peuvent voir qu’ils ne sont pas seuls, abandonnés à leur sort.
Questions du public : La réalité ne dépasse pas toujours la fiction
Puis le public a été invité à poser ses questions, nombreuses et, à plus d’un titre, inspirées par le fantasme plus que par une connaissance réelle du sujet.
L’on a parlé d’Israël seul vrai vainqueur du conflit, de Frères musulmans qui seraient «made in USA» et d’un frère de Hafez al-Assad présumé en exil à Paris. Farouk Mardam Bey et Ziad Majed se sont vus reprocher par une participante «en tant qu’Arabes» un usage inapproprié du mot «jihad», puis par un participant d’avoir fait «un beau cours de Sciences Po» qui, selon ce membre du PCF qui se présenta alors comme tel, contenait «trop d’informations».
Deux autres personnes crurent bon de monopoliser le temps de parole pour disserter sur les mafias dans les pays du sud et les oligarques dans ceux du nord, ou encore sur des sondages «fiables» réalisés en Syrie récemment, sans vraiment poser de question. Une bouffée d’oxygène est enfin venue d’une jeune femme qui s’était rendue voici peu à Kafranbel, village emblématique de la révolution syrienne dont les publications sur Internet font référence.
Du mieux qu’ils ont pu, Farouk Mardam Bey et Ziad Majed ont répondu, tour à tour, aux questions posées, tentant de ramener des esprits égarés dans le droit chemin de la connaissance et de la compréhension des thèmes que l’on évoque, conditions sine qua non de la crédibilité, même si l’on n’est qu’un spectateur anonyme.
L’organisatrice a remercié les deux intervenants, donnant rendez-vous à toutes et à tous en septembre pour un nouveau volet d’échanges sur la révolution syrienne et ses vérités qui, comme l’a prouvé cette nouvelle réunion, dérangent une opinion publique française aux idées souvent toutes faites et formatées par les médias. Raison de plus pour dire, encore et toujours, ces vérités.
date : 22/04/2015