Femme, syrienne et révolutionnaire – par Jean-Pierre Filiu
Razan Zeitouneh, militante syrienne des droits de l’homme, « disparue » depuis décembre 2013, a inspiré « De l’Ardeur » à la romancière Justine Augier.
Image du dernier message vidéo de Razan Zeitouneh, en décembre 2013
Razan Zeitouneh a été un des visages les plus connus de la révolution syrienne. Son inlassable travail de documentation et de dénonciation des violations des droits de l’homme lui a valu de nombreuses distinctions internationales, dont le prix Sakharov en 2011. Sa « disparition » dans une banlieue de Damas, en décembre 2013, en est venue à symboliser l’occultation des militants de la société civile au profit des milices islamistes, voire jihadistes.
HISTOIRE D’UNE AVOCATE SYRIENNE
La romancière Justine Augier, aujourd’hui installée à Beyrouth, a consacré des années de recherche et d’écriture pour nous livrer « De l’Ardeur ». Ce livre, impressionnant de maîtrise et de précision, est significativement sous-titré « Histoire de Razan Zeitouneh, avocate syrienne ». Au-delà de la performance littéraire, il s’agit en effet d’un minutieux travail de reconstitution historique d’une personnalité qui a sans doute suscité au moins autant de rejet que d’adhésion. Car Razan, appelons la par son prénom pour mieux marquer notre respect, est intransigeante et déterminée, rigoureuse et passionnée. « A la fois rebelle et très calme ». En un mot, révolutionnaire.
Justine Augier a rencontré et recueilli les témoignages d’une trentaine de personnes et a « dans chacun entendu ce que Razan leur avait fait ». L’auteure s’est plongée dans le dialecte syrien pour aller au plus près de ses sources. Elle a été confrontée au caractère volatil des documents virtuels, aux pages Facebook qui « disparaissent » elles aussi, aux enregistrements tronqués, quand ils ne sont pas détournés. Sa méthode, elle nous la dévoile pas à pas. Mais surtout, elle qui n’a jamais connu la Syrie construit sa démarche entre « deux écueils dûment signalés », celui de trop identifier Razan à un milieu clos et celui de la désincarner dans une universalité abstraite.
Se déroule ainsi le parcours de cette enfant de la classe moyenne damascène, pieuse et conservatrice, qui va s’émanciper en opposant le droit à la dictature. Justine Augier ne pose pas son héroïne en icône, elle la suit constituant ses dossiers de jeune avocate, bataillant face aux tribunaux d’Assad, nouant des relations de confiance avec les sans-grade et leurs familles, souvent d’une foi intolérante. Là où les militants les plus en vue des droits de l’homme se consacrent aux causes célèbres de leurs pairs, Razan découvre chaque jour un peu plus la Syrie d’en bas. Lors des protestations de mars 2011, elle peut ainsi contribuer au réseau des coordinations locales, qui enracinent le soulèvement dans la durée et dans la société, là où le monde extérieur attend une avant-garde hiérarchisée.
Razan bascule dans la clandestinité dès mai 2011. Pour Bachar al-Assad qui libère alors des détenus jihadistes par centaines, les opposants non-violents sont le pire des cauchemars, celui d’une alternative citoyenne à la tyrannie. « De l’Ardeur » nous montre comment Razan échappe à la traque des différentes polices politiques, prenant sur elle, sur son sommeil, sur sa santé, s’interdisant le repos. En avril 2013, elle rejoint la banlieue de Douma, dans l’ouest de Damas, contrôlée par des milices insurgées. Mais ces zones « libérées » sont à la merci des bombardements du régime, qui a le monopole de la force aérienne. Elles sont aussi soumises à un blocus impitoyable, qui alimente les juteux trafics des profiteurs de guerre. Razan dénonce les marchandages des affameurs et les exactions des milices avec la même virulence que les crimes de la dictature. En décembre 2013, elle « disparaît » avec trois autres militants de la société civile.
L’INFINIE SOUFFRANCE DE LA « DISPARITION »
Ils sont des dizaines de milliers de femmes et d’hommes à avoir « disparu » en Syrie depuis le début de la répression par le régime Assad, dès le printemps 2011, des manifestations pourtant pacifiques. La vie des proches de ces « disparus » est dès lors suspendue au moindre espoir de retrouver leur trace. Beaucoup consacrent des sommes exorbitantes à financer un intermédiaire plus ou moins fiable, à négocier une preuve de vie, à payer en vain une rançon à de simples escrocs. Pour tous ces parents de « disparus », l’apaisement n’est pas plus concevable que le deuil.
Délégué de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) au Liban, j’y avais rédigé en 1984 le premier rapport sur les « disparus » de ce conflit multiforme. J’avais été bouleversé par la peine infinie de ces parents désormais à la merci de la moindre rumeur, du plus abject chantage sur leur cher « disparu ». Et j’ai appris, parfois de très longues années plus tard, la « réapparition » de personnes que l’on croyait perdues à jamais. C’était surtout le cas quand les malheureux étaient tombés aux mains des tortionnaires d’Assad père, puis d’Assad fils, notamment dans la terrible prison de Palmyre/Tadmor.
Justine Augier nous offre un des moments les plus poignants du livre lors de ses échanges avec Yassin Al-Haj Saleh. Irréductible opposant aux Assad, désormais installé à Istanbul, Al-Haj Saleh a pu être décrit par le « Monde » comme la « voix libre de la Syrie ». Il a été emprisonné durant seize années par le régime Assad et son épouse a « disparu » à Douma en même temps que Razan et que leurs deux compagnons d’infortune. Il a longtemps cru que les quatre militants avaient été enlevés par la milice de « l’Armée de l’Islam », dominante à Douma, dont le chef avait directement menacé Razan. Mais il est désormais convaincu qu’une « disparition » aussi complète, sans le moindre signe de vie, ne peut émaner que du régime Assad et de son culte du secret.
La boucle serait ainsi bouclée: si la dictature Assad peut faire « disparaître », elle peut, elle l’a prouvé par le passé, laisser « réapparaître ». On ne saurait mieux illustrer la perversité des sévices infligés par pareil régime à son peuple. Et on se détournera un moment d’une telle horreur pour, avec « De l’Ardeur », évoquer et invoquer Razan au présent. Au présent de la Syrie. Au présent de la révolution.