Fuite des cerveaux syriens – une autre dimension de la crise en Syrie
DUBAÏ, 1 avril 2013 (IRIN) – L’exode des Syriens instruits et qualifiés a entraîné une réduction de la main d’œuvre et une baisse de la qualité des services de soins de santé déjà mis à mal par deux ans de conflit.
« Le phénomène est continu et croissant », selon Radhouane Nouicer, coordinateur humanitaire régional en Syrie. L’exode des professionnels qualifiés affecte la bureaucratie, les établissements d’enseignement, les usines mais aussi, et surtout, le secteur médical.
Dans un rapport rendu public à la fin de l’année 2012, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a indiqué que le pays avait perdu ses neuf psychiatres et que la moitié des médecins de la ville de Homs étaient partis à l’étranger. Les cliniques gérées par le Croissant-Rouge arabe syrien manquent de chirurgiens et d’autres personnels médicaux.
Ce mois-ci, alors que le conflit syrien est entré dans sa troisième année, le nombre de réfugiés a dépassé un million. Les observateurs craignent que la « fuite des cerveaux » ne compromette l’avenir à long terme de la Syrie.
« Ces compétences seront nécessaires pour reconstruire la Syrie », a dit à IRIN M. Nouicer.
Depuis plusieurs décennies, le pays subit une vague de fuite des cerveaux engendrée par le manque d’opportunités économiques et de liberté politique, mais le conflit a conduit à une pénurie sans précédent de médecins, d’ingénieurs, d’enseignants et d’avocats.
« L’un des aspects les plus inquiétants du conflit est l’utilisation des soins de santé comme tactique de guerre », a indiqué la Commission internationale indépendante d’enquête sur la Syrie dans un rapport rendu public en mars. « Les personnels de santé et les hôpitaux sont délibérément pris pour cible et assimilés à des objectifs militaires ».
Bon nombre de professionnels qualifiés n’ont pas réussi à obtenir des visas pour l’Europe ou les pays du Golfe et ont fini par s’installer dans les camps de réfugiés des pays voisins, où les agences d’aide humanitaire les appellent à mettre leurs compétences au service des écoles et des centres de soins de santé des camps dans le cadre de programmes de mobilisation communautaire ou de programmes argent contre travail. D’autres ont décidé de rester en Syrie pour répondre aux besoins de la population.
Les journalistes d’IRIN se sont entretenus avec des professionnels hautement qualifiés, en Syrie et à l’étranger. Ensemble, ils ont évoqué le choix difficile qu’ils ont dû faire et les conséquences de leur décision – pour eux-mêmes et leur pays.
Bayan*, ingénieur civil originaire de Homs :
« Je ne quitterai jamais la Syrie, car j’ai une vision pour mon pays. Nous construisons l’avenir de la Syrie, alors il est de ma responsabilité de rester. J’ai demandé à ma femme de partir, car elle n’est pas en sécurité ici, mais elle ne veut pas quitter le pays. Elle est enseignante, je suis ingénieur civil. Cela fait presque deux ans que je ne suis pas allé au travail. En revanche, j’ai créé un groupe, les ingénieurs syriens libres, qui rassemble les compétences des professionnels encore présents en Syrie. Le groupe comprend environ 70 ingénieurs originaires de Homs qui sont spécialisés dans des domaines variés, comme l’électricité, le civil, la mécanique et l’informatique.
« Nous nous organisons pour accomplir les tâches qui se présentent, du nettoyage des rues à la réparation des lignes électriques. Nous réalisons également des études sur la reconstruction de la Syrie après le conflit. Je sais que cela semble abstrait pour l’instant, mais nous devrons être prêts lorsque le temps viendra. Aucun d’entre nous n’a de vrai travail en ce moment, mais il y a beaucoup de choses à faire sur le terrain, dans le domaine des soins médicaux, des secours ou des médias, par exemple. Il y a des besoins partout. Les conditions de vie sont difficiles, mais je suis heureux d’être ici. J’avais beaucoup de travail à Homs avant la guerre et il y en aura encore plus après ».
Mohamed Alkhateb, 27 ans, enseignant originaire de Palmyre :
« Avant, j’enseignais l’anglais à des enfants âgés de 6 à 12 ans dans une école de la ville. J’ai été arrêté en février 2012 et emprisonné pendant six mois, parce que j’étais un militant. En prison, ils m’ont tellement frappé qu’ils m’ont cassé des côtes. Quand ils m’ont relâché, j’ai quitté la Syrie, car je savais que si je restais, ils viendraient à nouveau me chercher. L’école est fermée à cause des bombardements. Avant le conflit, elle comptait entre 20 et 25 enseignants. Six d’entre eux ont rejoint le mouvement de protestation avant de quitter le pays. C’est dur pour les enfants. Pas de cours, pas d’apprentissage. Je suis triste pour eux.
« Je loue un appartement au Caire, je le partage avec des amis eux aussi originaires de Syrie. J’ai trouvé un emploi administratif dans une école de pilotage, mais j’ai du mal à m’en sortir. Je ne gagne que 200 dollars par mois, alors que j’ai besoin de 300 à 400 dollars pour vivre, alors ma famille m’envoie de l’argent. La Syrie me manque beaucoup, ma ville et mes amis me manquent, mais je ne peux pas rentrer. La vie est difficile en Égypte. Je voulais aller en Europe, mais aucun pays ne veut nous donner de visa. Pour l’instant, je suis coincé ici ».
Anwar*, 44 ans, footballeur professionnel originaire de Lattaquié :
« J’ai quitté la Syrie en 2012, parce que je n’arrivais pas à trouver du travail. Cela n’avait rien à voir avec des questions politiques. Avant, j’étais footballeur. Aujourd’hui, j’entraîne une équipe de football à Dubaï. C’est un bon travail et les gens me respectent. Je n’ai jamais eu un bon travail en Syrie. C’est la raison pour laquelle j’ai passé une grande partie de ma vie à l’étranger. En 2003, on m’a demandé de rentrer en Syrie et de mener une étude sur le football dans le pays, mais cela n’a pas marché. Personne n’écoutait ce que j’avais à dire.
« J’ai essayé de vivre en Syrie, mais il n’y avait pas d’opportunités de travail. Il n’y avait pas de place pour des idées nouvelles. Bon nombre de Syriens qui occupent des postes importants à l’étranger étaient confrontés aux mêmes problèmes. On a presque l’impression que l’on ne veut pas des personnes qualifiées comme nous. Mais tous les jours, je me sens mal à l’aise de ne pas être là-bas. Ma carrière de footballeur fait que je suis très apprécié chez moi, les gens ont besoin d’être fiers de quelque chose. Si je trouvais un travail, peu importe lequel, je rentrerais demain ».
Abu Adnan*, 30 ans, dentiste de Deir-ez-Zor :
« J’ai souvent pensé à partir à l’étranger. Tout le monde souhaite avoir une vie calme. Je rêve de choses simples, comme aller me promener ou boire un café dans le jardin. Je suis dentiste, mais cela fait plus d’un an que je ne trouve plus de travail dans cette branche. Ma clinique a été complètement détruite dans les bombardements. J’aime mon travail, ça me manque beaucoup. Je suis spécialisé dans les bridges et les prothèses partielles. Ma femme est dentiste elle aussi ; elle a trouvé refuge dans une ville proche de Deir-ez-Zor. Notre fille d’un an vit avec elle.
« Avant, il y avait des milliers de médecins à Deir-ez-Zor. Aujourd’hui, il n’y en a plus qu’une dizaine. Je travaille sur le terrain maintenant, je suture des plaies ou je fais des piqûres. Souvent, nous devons faire des amputations, car nous n’avons pas les moyens de soigner les blessures. Je pense que mon avenir sera difficile. Tout a été détruit. Il faudra des dizaines d’années pour reconstruire la Syrie. Ma femme me supplie d’emmener la famille en dehors de la Syrie. Elle a très peur, elle pleure tout le temps. Il est bien évident que je ne veux pas que ma fille grandisse comme ça. Mais cela n’est pas facile de quitter la ville où on a grandi ».
Talal Hoshan, 49 ans, juge du gouvernorat d’Hama :
« J’ai quitté la Syrie, car je ne supportais plus les crimes de guerre commis par le régime. J’ai fui avec ma famille après le massacre de Mazraat al-Qoubir, une ville proche de Hama, en juin 2012. J’ai vu les corps de quatre enfants et de deux femmes et il était évident qu’ils avaient été exécutés. En tant que responsable local du ministère public, j’ai dû examiner les corps. Alors que je les examinais, j’ai maudit le régime à voix basse, car je disposais d’informations indiquant qu’il était responsable. Un soldat m’a entendu et m’a dit de me taire. Le lendemain, j’ai contacté l’Armée syrienne libre [rebelle]. Ils nous ont aidés à passer la frontière turque.
« Avant, nous avions un grand et bel appartement. L’appartement que nous louons dans le sud de la Turquie est bien plus petit. Je n’ai pas de travail, pas de revenu. Nous avons vendu notre voiture et nos amis nous aident. Nous nous en sortons mieux que la plupart des réfugiés, mais je m’inquiète pour mes enfants. J’ai quatre filles et deux garçons, ils sont très malades tous les deux. Ils ont une maladie du cœur et cela fait très longtemps qu’ils n’ont pas vu de médecin. J’aimerais emmener ma famille en Suède, car ils ont un traitement avancé pour cette maladie. J’ai appelé le consulat suédois, mais il a refusé de nous donner des visas. Je ne m’inquiète pas pour moi, mais ma famille a vraiment besoin d’aide. Les conditions de vie de mes enfants se détériorent chaque jour ».
Dlshad Othman, 26 ans, technicien informatique de Kameshli :
« J’ai quitté la Syrie en décembre 2011. En tant que kurde, j’ai toujours eu une opinion critique vis-à-vis du régime. Avant, je travaillais pour un fournisseur d’accès Internet à Damas, mais on ne me donnait que des tâches manuelles et mon salaire n’était pas bon. Au début du soulèvement, j’ai perdu mon travail à cause de mes opinions politiques. Plus tard, j’ai rejoint une ONG [organisation non gouvernementale] de Damas qui documente les violences contre les journalistes. Je trouvais des moyens pour que les militants puissent se servir d’Internet en toute sécurité ».
« En octobre 2011, j’ai donné un entretien télévisé à un journaliste britannique. Il a été arrêté alors qu’il avait les images de l’entretien sur son ordinateur portable. Un ami m’a prévenu et je me suis enfui au Liban, car je sais que les forces de sécurité me recherchaient. J’ai facilement trouvé un travail aux États-Unis et j’ai obtenu un visa. J’ai eu de la chance, car il y a beaucoup d’opportunités pour les personnes qui ont des compétences en informatique.
« La Syrie ne me manque pas du tout, car il n’y a pas de respect là-bas, pas de sécurité de l’emploi, pas de professionnalisme dans le monde du travail. Ici, à Washington, c’est différent. En tant que travailleur, je suis content ici. J’ai un super travail, un bon salaire, une assurance. Je ne sais pas si j’y retournerai un jour. Ici, je peux enfin faire quelque chose : je travaille pour une ONG qui promeut la liberté sur Internet, pas seulement en Syrie, mais partout dans le monde. Je peux aussi venir en aide à ma famille financièrement.
« Comment je vois mon avenir ? Je ne l’imagine pas pour l’instant. Cette part de ma vie me manque encore. J’espère que je trouverai une réponse à cette question un jour ».
*nom d’emprunt
gmk/af/ha/rz-mg/amz
date : 01/04/2013