Garance Le Caisne : « Il fallait que César témoigne des horreurs commises en Syrie » – par Daniel Fontaine

Article  •  Publié sur Souria Houria le 17 décembre 2015
La journaliste Garance Le Caisne a passé des dizaines d'heures avec "César", le photographe des exactions du régime syrien.

La journaliste Garance Le Caisne a passé des dizaines d’heures avec « César », le photographe des exactions du régime syrien. – © RTBF

On l’appelle « César ». C’est un surnom destiné à protéger son anonymat. Ce Syrien, photographe au service du régime de Bachar el-Assad, a fui son pays en 2013. Son travail consistait à documenter la mort des opposants dans les prisons de Damas. Avant de déserter, il a transmis à l’opposition ces preuves accablantes des exactions commises dans les geôles du régime.

La journaliste Garance Le Caisne a effectué un long travail d’abord pour entrer en contact avec « César », qui vit désormais caché quelque part en Europe. Seule une poignée de personnes savent où il se trouve. Une fois le contact établi, elle a dû le convaincre d’accepter de livrer son témoignage qui fait aujourd’hui l’objet du livre Opération César. Au cœur de la machine de mort syrienne.

Le dossier César, c’est un catalogue des horreurs commises par un régime dictatorial poussé dans ses derniers retranchements. Face à la révolution, la machine répressive s’emballe. Une équipe est chargée de garder la trace des liquidations destinées à dissuader par la terreur toute velléité de contestation. Pendant deux ans, César copie secrètement les photos que lui et son équipe étaient chargés de prendre en tant que photographes de l’armée syrienne.

Les clichés représentent les cadavres de 6.786 personnes différentes, tuées dans les centres de détention syriens.

Les clichés représentent les cadavres de 6.786 personnes différentes, tuées dans les centres de détention syriens. – © RTBF

« Ce sont des civils qui sont sortis manifester »

Le dossier qu’il a transmis comporte au total 45 000 photos, parmi lesquelles 27 000 clichés représentant les cadavres de 6786 personnes différentes, mortes dans les centres de détention. Ces photos montrent que le régime fait preuve d’une cruauté sans limite : visages défigurés par des produits chimiques, yeux arrachés, marques de torture sur tout le corps, blessures béantes, corps décharnés de personnes que l’on a visiblement laissé mourir de faim. Les autres clichés représentent des soldats décédés et des photos de membres de familles tués en général d’une balle dans la tête à domicile.

« Ce sont des gens comme vous, comme moi, explique Garance Le Caisne. Ce sont des civils qui ont été manifester. Ils étaient chauffeur de taxi, boulanger, femme au foyer, architecte, institutrice… Il y avait des opposants politiques aussi. Le souci, avec les photos, c’est que les cadavres ne portent que des numéros. On n’a pas de nom. Mais depuis que le dossier César est sorti, que des photos ont été mises sur les réseaux sociaux, vous avez des dizaines de familles qui ont reconnu un proche parmi ces cadavres qui ne portent qu’un numéro. »

On peut évidemment se demander ce qui a motivé César. Est-il un simple Syrien qui a voulu témoigner des atrocités dont il a été le témoin fortuit ou est-il un agent d’un régime impitoyable soudain pris de remords ? « Un peu les deux, répond Garance Le Caisne. À l’image de beaucoup de Syriens, il était membre du régime, obligé de faire ce qu’on lui demande. La terreur règne, même au sein des agents du régime. César me l’a souvent répété : ‘J’avais peur de devenir un de ces corps’. À un moment, sa conscience lui commande que ça s’arrête. Il veut déserter, mais ses amis activistes lui demandent de rester pour collecter des preuves. Au départ, ce n’est pas un résistant. C’est quelqu’un de normal, de simple, qui a fait tomber le mur de la peur et a dit stop. »

Quelques uns des clichés de césar ont été exposés, entre aurtes au Parlement européen à Bruxelles.

Quelques uns des clichés de césar ont été exposés, entre aurtes au Parlement européen à Bruxelles. – © RTBF

Une enquête préliminaire ouverte en France

Au moment de la sortie du livre, en octobre, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire pour crime contre l’humanité, sur base du dossier César. Comme la Syrie n’est pas partie de la Cour pénale Internationale de La Haye, la CPI ne pourrait être saisie du dossier qu’à la demande du Conseil de sécurité de l’ONU. La Russie et la Chine s’y opposent.

Cette cruauté sans retenue, destinée à instiller la peur au sein d’une population, rappelle celle utilisée également en Syrie par l’organisation terroriste État islamique, avec la grande différence que le régime cache ses exactions tandis que l’EI les met en scène et leur donne un maximum de publicité. « Il faut bien comprendre que l’origine de la violence vient du régime, souligne Garance Le Caisne. Si Daech est là, c’est parce que le régime est extrêmement violent et a laissé Daech prospérer dans un vide territorial et politique. Effectivement, Daech exhibe sa barbarie sur les réseaux sociaux et le régime cache la sienne dans l’ombre des cachots. Mais les statistiques des organisations des droits de l’Homme montrent que le régime tue huit fois plus de victimes que Daech. Et ça, on a tendance à l’oublier, parce que la violence du régime se voit beaucoup moins que celle des djihadistes. Mais le principal bourreau dans ce pays, c’est le régime. »

Ce fut d’ailleurs une des angoisses de la journaliste lors de son long travail d’approche de César, qui hésitait à se confier. « Plus il tardait à parler, plus sa parole risquait de devenir inaudible tant Daech serait prégnant dans notre vision du conflit. Pendant quelques mois, j’étais vraiment inquiète. Il fallait qu’il parle pour faire entendre les gens qui comme lui peuvent dénoncer avec des preuves les crimes du régime. » César a donc finalement livré son témoignage, malgré la peur qu’il éprouve pour sa vie.

"Il fallait que César témoigne des horreurs commises en Syrie"

« Il fallait que César témoigne des horreurs commises en Syrie » – © Tous droits réservés

Même planqué en Europe, il se sent toujours à la merci des sbires du régime. « Il essaye d’oublier aussi, parce qu’il a passé deux ans à photographier des cadavres torturés à mort, morts de faim… Forcément, on n’en sort pas indemne. Ce qui est difficile pour lui, c’est qu’il ne peut pas en parler en dehors des quatre personnes autour de lui qui savent qui il est. » La journaliste, elle, dit avoir reçu beaucoup de force de la part des Syriens qu’elle a rencontrés. « Ce livre est terrible à lire et en même temps, il témoigne de beaucoup d’humanité et de dignité. »