Guerre en Syrie : qui sont les responsables de la tragédie ? Interview de Ziad Majed par Alexis Feertchak
FIGAROVOX. – Dans une interview au journal Le Monde, vous évoquiez des «presque crimes contre l’humanité» pour parler de la situation à Alep. Qui sont les responsables d’un tel crime?
Ziad MAJED. – Il y a de manière certaine des crimes de guerre à Alep. Les Nations-Unies le reconnaissent, tout comme la plupart des capitales et des organisations de droits de l’homme (Amnesty International ou Human Rights Watch). J’ai parlé de «presque crimes contre l’humanité» en sachant précisément que la définition est différente entre ces deux catégories juridiques. Ce qui se passe à Alep depuis plus de deux ans, c’est un génocide lent. Nous avons une situation de blocage des convois humanitaires, de bombardement systématique des hôpitaux, des centres médicaux, des boulangeries, des écoles et des unités résidentielles. A tout cela s’ajoute aujourd’hui le siège. Ce ne sont donc pas des «dommages collatéraux», ou des «faits de guerre», mais bien le fruit d’une volonté systématique de l’aviation russe et de celle de Damas qui bombardent les quartiers Est de la ville. Les soldats du régime écrivaient sur les murs dans les localités autour d’Alep (comme dans les faubourgs de Damas): «La faim ou la soumission». C’est la politique de la famine, de l’étranglement, de la terre brûlée afin de soumettre la population et les rebelles.
La population d’Alep-Est contrôlée par les rebelles est passée de plus d’un million d’habitants en 2011 à 200 000 aujourd’hui selon l’ONU. Les civils peuvent-ils quitter cette portion du territoire alépin et rejoindre l’Ouest de la ville, contrôlé par le régime, où vivent 800 000 personnes?
Il y a dans l’Est d’Alep et ses périphéries entre 250 000 et 300 000 personnes. On ne peut pas connaître exactement les chiffres car il y a eu énormément de mouvements dans les deux sens avant le siège. Certaines personnes partaient vers la campagne, mais comme ils y étaient aussi bombardés, revenaient parfois vers la ville. D’autres se déplacent à l’intérieur même des quartiers Est. On a ainsi connu l’année dernière un mouvement vers les lignes de démarcation parce que celles-ci sont moins bombardées par l’aviation. Les chasseurs-bombardiers ne veulent pas prendre le risque de toucher les troupes du régime et ses alliés… En revanche, sur les lignes de démarcation, le grand danger pour les civils vient des snipers et des tirs directs.
Peuvent-il se déplacer dans les territoires contrôlés par le régime?
Mais ils ne doivent pas quitter leurs maisons et leurs quartiers! Ils doivent pouvoir rester chez eux. L’idée élémentaire, c’est que les gens ont le droit humain de ne pas être bombardés. Ils ne doivent pas être obligés de quitter leurs maisons pour devenir des réfugiés. Toute la politique du régime et des russes consiste justement à aggraver la crise migratoire. Il faut arrêter les bombardements et non pas créer 250 000 ou 300 000 nouveaux déplacés et réfugiés syriens.
Par ailleurs, même s’ils le souhaitaient, ils ne pourraient pas passer à l’Ouest d’Alep. Premièrement les accès entre les deux parties de la ville sont fermés. Deuxièmement, la majorité des civils ont peur de passer: ils ne veulent pas risquer d’avoir le sort des 17 000 prisonniers déjà torturés à mort dans les geôles du régime. Les hommes notamment ne veulent pas passer parce qu’ils sont arrêtés, humiliés, parfois emprisonnés ou même envoyés dans un service militaire obligatoire.
En décembre 2015, auditionné au Sénat, le Général Didier Castres s’est ainsi exprimé: «Les forces combattantes de Daech sont estimées à un effectif de 30 000 en Syrie et en Irak (…) En outre, il existe en Syrie une constellation de combattants très divers de l’ordre de 100 000 personnes, dont la France estime que 80 000 d’entre eux appartiennent soit à des groupes terroristes désignés comme tels par les Nations unies, soit à des groupes salafistes extrémistes». Qui sont les rebelles qui se battent aujourd’hui en Syrie?
La vision de la scène militaire syrienne dans ce genre de discours est très partielle. Elle ne couvre pas notamment un autre cas de djihadisme. En effet, en matière de groupes djihadistes en Syrie, on évoque toujours Daech et le front Al-Nosra, mais on oublie que, du côté du régime el-Assad, il y a un chiffre bien supérieur de combattants qui sont des djihadistes chiites étrangers et des formations locales paramilitaires. Il y a aujourd’hui 8000 à 10000 combattants du Hezbollah libanais, le même nombre de combattants chiites irakiens des mouvements «Al-Noujaba» et «Asaeb Ahl Al-Haq» et autres. Il y a encore la brigade hazara afghane «Fatemiyoun» directement contrôlée par les Gardiens de la Révolution iraniens. Tous ces djihadistes-là ne sont pas concernés par la territorialité et la temporalité du conflit. Comme les djihadistes sunnites, ils sont animés par une cause régionale, voire confessionnelle et historique. Le fait de ne pas les mentionner comme étant les vrais sauveurs du régime de Bachar el-Assad sur le terrain est déjà un problème de l’analyse.
Quid des islamistes sunnites?
Par rapport aux chiffres que vous citez, je dirais qu’il y a beaucoup de raccourcis. C’est un logiciel très occidental qui ne tient pas compte des mutations de la société en question. Dans les guerres à caractéristiques civiles qui durent, on ne peut pas toujours compter sur des milices disciplinées disposant de positions idéologiques claires. Il y a des métamorphoses et les milices sont souvent hétérogènes. Ainsi Il y a dans leurs rangs des gens qui sont conservateurs et pieux, mais qui ne sont pas idéologiquement islamistes ; il y en a qui viennent pour obtenir un bon salaire ; il y en a évidemment qui sont dans une lutte idéologique qu’ils soient salafistes ou frères musulmans, et il y en a ceux qui ne souhaitent que tourner la page du régime el-Assad et sa répression. Qualifier un groupe de «modéré» ou d’ «extrémiste», sans dire par rapport à quoi n’a pas vraiment de sens à la lumière de la réalité syrienne.
Concrètement, on peut être plus clair par rapport au front Al-Nosra ou à Daech, et ce même si Al-Nosra est beaucoup plus hétérogène idéologiquement et politiquement que Daech aujourd’hui. Mais c’est plus complexe pour les groupes rebelles, notamment pour les grandes formations que les Russes qualifient également de terroristes, comme Ahrar al-Sham et Jaïch al-Islam par exemple. Jaïch al-Islam est une formation salafiste qui peut aller d’un extrémisme au regard du contrôle social, envers les femmes, jusqu’à un certain opportunisme utilitaire, notamment envers le régime, la bourgeoisie de Damas et l’occident. Le deuxième groupe que je citais, Ahrar al-Sham, est très hétérogène: il y a des salafistes et des frères musulmans, et il y a aussi de jeunes ruraux non idéologiques, très attirés par la seule cause du combat contre le régime. Le groupe a des moyens, est bien armé et a attiré beaucoup de jeunes qui combattaient au départ au sein de l’Armée Syrienne Libre (ASL). Encore une fois, comment les qualifier d’extrémistes ou de modérés, et par rapport à quoi?
Et sur les chiffres proprement dit?
Il n’est pas vrai qu’il n’y aurait que 20 000 combattants qui n’appartiendraient pas aux grandes formations islamistes. Par exemple, il y a aujourd’hui le «Front du Sud» qui comprend 20 000 combattants qui sont tous sous le drapeau et sous le commandement de l’ASL et qui ne sont pas «islamistes». Il y a aussi à Alep comme à Hama et à Homs des milliers de combattants dans des brigades locales appartenant toujours à l’ASL. Récemment, dans la région d’Idleb, une nouvelle formation regroupe trois grandes brigades, encore une fois sous le drapeau de l’ASL. On parle là de 5000 combattants. Au total, en Syrie, on peut parler de 30 à 35 mille combattants qui ne sont pas dans des formations «islamistes».
Par ailleurs, il faut dire que dans le contexte syrien, être islamiste n’a rien de «choquant». La sociologie politique est plus importante que les catégorisations artificielles entre extrémistes et modérés. Il ne faut pas oublier de voir comment les combattants ont évolué dans leur discours, dans les noms de leurs brigades, dans leur rapport à la mort, comment les populations civiles ont le sentiment d’être abandonnées. Pour eux, il ne reste que Dieu pour les sauver! Plus il y a des morts quotidiennes, plus ils sont bombardés par les russes et par le régime et ses alliés (iraniens et djihadistes chiites) plus on verra de signes religieux qui peuvent aller d’un islam social (traditionnel) à un discours idéologique, voire nihiliste dans certains cas extrêmes.
Vous avez bien distingué les positionnements idéologiques très divers des différents rebelles, mais il y a des coalitions régionales au niveau des différents gouvernorats syriens. Quand on observe ces coalitions régionales, on y trouve presque systématiquement, notamment à Alep, l’ex-Front Al-Nosra, ancienne branche syrienne d’Al-Qaïda. C’est une alliance objective entre des groupes qui ne sont pas forcément islamistes et les djihadistes. Comment expliquez-vous cela?
Pour les coalitions régionales, dans le Sud, ce n’est pas le cas. Il y a même des tensions fortes entre le Front du Sud et Al-Nosra. Les deux groupes se battent uniquement ensemble dans deux localités contre deux mouvements qui ont fait récemment fusion et qui portent allégeance à Daech.
Effectivement, dans la région d’Idleb, la coalition Jaïch al-Fatah (L’Armée de la conquête) est une alliance entre Ahrar Al-Sham, les groupes issus de l’ASL et le front Al-Nosra. La raison est d’ordre pragmatique. Al-Nosra est très puissant à Idleb. Pour se protéger du régime et des russes, les rebelles n’ont pas d’autre choix. Tant qu’ils sont abandonnés et qu’il n’y a pas suffisamment d’aide qui arrive, les rebelles, pour survivre, sont obligés de faire alliance avec Al-Nosra dans cette région. Les combattants sont parfois des frères, des cousins, des voisins du village, des jeunes qui avaient 15 ans quand la révolution a commencé et qui ont 20 ans aujourd’hui, qui n’ont pas de travail, qui sont bombardés, qui sentent que la seule solution, c’est de prendre les armes. Pour eux, tant que ce n’est pas Daech, il n’y a pas de tabou. Ils sont d’ailleurs soulagés maintenant qu’Al-Nosra a officiellement annoncé sa rupture d’avec Al-Qaïda.
C’est une rupture officielle, mais dans quelle mesure cette rupture est véritablement effective?
Au niveau de la base d’Al-Nosra, je ne pense pas qu’il y ait vraiment des liaisons avec Al-Qaïda. C’est plutôt au niveau des chefs d’Al-Nosra que la liaison existe. Al-Julani, l’«émir» d’Al-Nosra, entretenait des contacts qui sont devenus plus forts après la création de Daech afin d’éviter le contrôle d’Al-Nosra par al-Bagdadi, le «calife» de l’Etat islamique. C’est à ce moment-là qu’il est devenu encore plus fidèle à Ayman al-Zawahiri, le leader d’Al-Qaïda. Mais pour la base militante d’Al-Nosra, c’est surtout un choix politique. Ils se sont séparés d’Al-Qaïda pour tenter d’éviter les possibles frappes américaines évoquées lors des négociations entre Kerry et Lavrov, pour avoir une mobilité politique dans l’espace syrien plus importante et pour disposer plus facilement d’alliances. La séparation d’Al-Nosra et d’Al-Qaïda a aussi soulagé certains acteurs régionaux comme l’Arabie Saoudite, la Turquie et le Qatar. Cela les aide maintenant à justifier leur soutien aux composants de l’Armée de la conquête sans qu’on les accuse de coopérer avec Al-Qaïda. Pour reparler d’Alep, Al-Nosra est arrivé avec la coalition Fatah Halab (La conquête d’Alep) lors de l’offensive pour briser le siège début août dernier. L’émissaire onusien Stéphane De Mistura a bien reconnu récemment qu’il n’y a sur les milliers de rebelles à Alep que 900 membres d’Al-Nosra qu’il a appelés à quitter la ville et à «retourner» à Idleb. Cela montre que leur présence dans la ville martyre n’est que marginale.
Comprenez-vous néanmoins que des Etats occidentaux puissent soutenir des rebelles qui, sur le terrain, coopèrent avec des djihadistes membres d’une organisation comme Al-Qaïda? On se souvient des propos de Laurent Fabius en 2012: «Al-Nosra fait du bon boulot»…
Une des raisons pour laquelle Al-Nosra est devenu un groupe très fort en Syrie est l’absence de soutien efficace et décisif des Occidentaux à l’Armée syrienne libre, quand elle était presque le seul acteur de l’opposition sur le terrain entre fin 2011 et fin 2012. Après, c’est vrai que la situation est devenue plus délicate: on ne peut pas concevoir une aide par des acteurs occidentaux à Al-Nosra, qu’elle soit directe ou indirecte… Mais le problème est ailleurs: moins les Occidentaux soutiendront les forces qu’ils peuvent eux-mêmes qualifier de «modérées», plus Al-Nosra sera puissant. N’oublions pas que les monarchies du Golfe et certains réseaux islamistes non gouvernementaux ont soutenu des groupes islamistes dès 2012. Ceci montre que ce changement sur le champ militaire syrien est une responsabilité occidentale comme arabe, celle de ne pas avoir aidé dès le début les rebelles qui se battaient pour une Syrie démocratique. Et il y en avait, et il y en a toujours! A mon avis, ce qui est important de comprendre, c’est qu’une très grande partie de la société syrienne ne veut pas un modèle du type que celui proposé par le Front al-Nosra, mais qu’en revanche, il ne faut pas oublier que certains rebelles islamistes ont soutenu l’ASL dans les combats contre Daech et l’ont aidé à chasser ses membres de plusieurs régions de Syrie, notamment d’Alep et d’Idlib en décembre 2013 et en janvier 2014. Pour battre Daech, il faut donc une «légitimité islamiste sunnite». Il faut comprendre aussi qu’en Syrie, comme dans tout le Moyen-Orient, il y aura toujours des forces se revendiquant politiquement de l’islam, et que la question «extrémistes» et «modérés» doit se poser de manière «réaliste» et par rapport à des questions politiques et sociétales spécifiques.
Dans le cadre du processus de paix de Genève, l’opposition syrienne au régime de Bachar el-Assad est représentée par le Haut comité des négociations. Qui en sont les membres?
Deux générations de Syriens n’ont d’expérience politique que depuis 2011, date du début de la révolution. Le champ politique syrien a été réduit en ruine après le coup d’Etat militaire du parti Baath le 8 mars 1963, et surtout après la prise du pouvoir par Hafez el-Assad, le père de Bachar, en 1970. Les opposants étaient soit en exil, soit dans les prisons, soit dans la clandestinité. L’opposition politique est aujourd’hui une large coalition. Il y a des personnalités, des notables syriens. On y trouve un ancien Premier ministre de Bachar el-Assad qui a fait défection et qui est le chef de la délégation, mais aussi des anciens généraux, des technocrates, des intellectuels, des représentants de mouvances politiques islamistes et laïques ou de petites formations qui ont émergé ces cinq dernières années.
Quels sont les liens entre cette opposition politique et les forces militaires de la rébellion?
Ce qui est nouveau depuis quelques mois, c’est qu’il y a un comité militaire qui, théoriquement, doit être le lien avec les groupes rebelles sur le terrain. Mais tous les groupes combattants ne reconnaissent pas la légitimité de cette coalition. Al-Nosra par exemple n’en reconnaît pas la légitimité. Ahrar al-Sham était d’accord au départ pour participer avant de s’en retirer, sans couper les liens. Jaïch al-Islam est représenté. D’ailleurs, un des porte-parole du Haut comité des négociations était Mohammed Allouche, un membre de ce groupe rebelle. Quant aux formations de l’Armée syrienne libre (ASL), elles sont théoriquement sous l’autorité de cette coalition.
Ce haut comité dispose-t-il d’un vrai pouvoir de négociation?
Je ne pense pas que cette coalition maîtrise les décisions sur le terrain, ni ne maîtrise le sort des négociations. En cela, elle est en rien différente du régime de Bachar el-Assad qui a beaucoup moins d’autonomie et d’indépendance par rapport aux Russes et aux Iraniens qu’on ne le dit. C’est Moscou et Téhéran qui décident pour le régime ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Un des problèmes des négociations (qui agonisent) autour de la Syrie, c’est qu’elles deviennent de plus en plus l’affaire des forces régionales et internationales. Les Syriens des deux camps ne sont pas les maîtres du jeu.
La Turquie a lancé une opération au Nord de la Syrie baptisée «Bouclier de l’Euphrate» et très certainement autorisée par les Russes depuis le récent rapprochement entre Moscou et Ankara. Quel est l’objectif de la Turquie?
Comme vous l’avez dit, la réconciliation avec les Russes a facilité la tâche des Turcs pour cette opération. Ont aussi joué leurs sentiments d’amertume voire leur colère face à la position ambigüe des Etats-Unis après le coup d’Etat manqué de juillet. Avec cette réconciliation russe, Ankara peut mener cette opération avec trois objectifs en tête, liés aux Kurdes et à Daech. La Turquie veut empêcher les Kurdes de créer une continuité territoriale entre leurs trois cantons pour former ce que ces derniers appellent le «Rojava». Sachant que, dans ces territoires, les Kurdes sont une majorité, mais ils ne sont pas les seuls: il y a aussi beaucoup de villages arabes dont les populations ont été déplacées. Les propriétés et les terres de certains ont parfois été confisquées. L’opération turque a rendu la continuité territoriale kurde entre Afrin et Kobané quasi-impossible. Le deuxième objectif turc consiste à éloigner Daech de la frontière. Cela fait suite à la série d’attentats que l’Etat islamique a commis en Turquie. C’est aussi un moyen de répondre aux pressions internationales relatives au passage des djihadistes à la frontière turque. Pour la Turquie, Daech est donc à la fois une menace sécuritaire et un embarras politique. Enfin, Ankara veut créer de facto au Nord de la Syrie une zone tampon, protégée par l’Armée turque et les rebelles de l’Armée syrienne libre. On parle aujourd’hui de 1500 à 2000 combattants de l’ASL qui accompagnent les forces turques, mais le chiffre peut augmenter avec le temps. Si cette opération continue de s’élargir, les Turcs pourront se placer en position de force avec les rebelles de l’ASL dans la course à Raqqa (la capitale de l’Etat islamique en Syrie, ndlr). Ankara veut gagner avec l’ASL cette future bataille décisive. Les Américains commencent à comprendre que les Kurdes auront beaucoup de difficultés à reprendre Raqqa qui est une ville arabe. Dans l’hypothèse d’une course à Raqqa, les Turcs pourraient donc montrer qu’ils sont devenus l’acteur le plus important de la lutte contre Daech en Syrie et que les rebelles de l’ASL peuvent remporter des victoires tant militaires que politiques.
Mais il y a un autre acteur, c’est Moscou! Est-ce que vous pensez que Vladimir Poutine acceptera que l’Armée turque et les rebelles aillent jusqu’à Raqqa?
Il se peut que les Russes créent des problèmes. C’est en partie ce qui ralentit l’opération militaire turque qui reste pour l’instant cantonnée autour de l’Euphrate. Avec les rebelles de l’ASL, les turcs sont en train d’élargir cette zone tampon au-delà de Jarabulus. Mais ils avancent lentement. La course à Raqqa fera de toute façon l’objet de négociations avec les Russes et les Américains. Après, je ne vois pas comment les Russes pourraient se justifier encore s’ils venaient à bombarder avec leur aviation ou celle du régime les rebelles de l’ASL accompagnés par les Turcs qui se dirigeraient vers Raqqa pour chasser Daech…
Est-ce que vous voyez aujourd’hui un début de commencement d’issue au conflit syrien?
Il faut déjà remarquer la succession d’erreurs commises depuis cinq ans… En 2011, il y a eu trop d’hésitations par rapport à une révolution qui était encore pacifique. En 2012, avec la militarisation du conflit, on a vu entrer en action l’aviation du régime. Les américains ont interdit la fourniture de missiles sol-air aux rebelles de l’ASL. Cela a été une grave erreur. En 2013, ce fut encore une erreur terrible après le massacre chimique de la Ghouta. Les Occidentaux n’ont pas tenu leur engagement par rapports à la seule ligne rouge qu’ils ont eux-mêmes établie. Il a suffi à Bachar el-Assad de rendre «l’arme du crime» (900 tonnes du gaz Sarin dont il niait auparavant la possession) comme si rien n’avait eu lieu! En 2014, quand les Américains sont intervenus contre Daech, ils pouvaient imposer pendant leur intervention une «no fly zone» pour empêcher l’usage de l’aviation par l’Armée de l’air du régime. Ils ne l’ont pas fait. En 2015, l’intervention russe a changé la donne. Elle rend concrètement toute solution encore plus difficile. En plus, pendant toute cette période, les Américains ont donné la priorité aux négociations sur le nucléaire avec les Iraniens. Ils considéraient qu’ils ne pouvaient pas se confronter aux Iraniens en Syrie tout en négociant avec eux à Vienne. A la fin, ceci a donné tous les moyens aux Iraniens chiites pour avoir le deal nucléaire, maintenir leur mainmise sur l’Irak et combattre en Syrie. Ce qui a aggravé les tensions confessionnelles et le malaise arabe sunnite.
Vous ne voyez donc pas de début de solution…
Je pense que non. Même si les Russes et le régime arrivent à récupérer plus de terrain dans les prochains mois, cela ne mènera pas à la fin du conflit. Le régime d’el-Assad dépend de plus en plus militairement, politiquement et financièrement de l’aide de l’Iran et de la Russie. Cette guerre se transforme de plus en plus donc en une occupation étrangère pour maintenir el-Assad qui, jusqu’à maintenant, ne contrôle que 25% du territoire syrien. L’espace syrien est fragmenté et 55 % des syriens sont aujourd’hui des déplacés internes ou des réfugiés à l’extérieur d’un pays dont plusieurs régions sont détruites. Daech peut être battu militairement mais sans solution politique cela ne réglera aucunement le problème. Un autre phénomène lui ressemblant pourrait émerger (comme ce fut en Iraq où Daech a émergé trois ans après la défaite d’Al-Qaida car il n’y a pas eu un changement et un règlement politique à Bagdad). Sans penser à une nouvelle majorité politique syrienne, sans un consensus politique qui passe par le dépassement du faux choix entre Daech et Assad, il n’y aura pas de solution. Il faut parvenir à faire comprendre que, pour combattre Daech de manière efficace, il faut tourner la page des Assad en Syrie. La lutte contre Daech et tout groupe qui lui ressemble doit être une lutte nationale, et cela ne serait possible tant qu’Assad est au pouvoir. Car pour beaucoup de Syriens, il est le premier responsable des crimes de guerre, des destructions et du pourrissement de la situation qui a permis à Daech et au djihadistes sunnites comme chiites de s’installer dans le pays.
Ziad Majed est un politologue franco-libanais. Docteur en Science politique, il est professeur d’Études du Moyen-Orient et de Relations internationales à l’Université Américaine de Paris. Il a publié Syrie, la révolution orpheline (éd. L’Orient des Livres/Actes Sud, 2014).