Hala Kodmani : «La chute de Bachar al-Assad est la seule chose qui fasse encore consensus au sein de l’opposition syrienne» – interview de Hala Kodmani par Julia Dumont (Géopolis)
Alors que les djihadistes de l’Etat islamique (EI) étendent leurs conquêtes de la Syrie à l’Irak, Géopolis a souhaité dresser un état des lieux de la situation syrienne. Nous avons demandé à la journaliste franco-syrienne Hala Kodmani de nous faire part de son analyse du conflit mais aussi de nous décrire la vie que mènent les civils, premières victimes de la violence.
Dans l’interview qu’il a accordée au Monde, François Hollande a confirmé que la France avait envoyé des armes aux rebelles syriens. Quel effet les armes occidentales ont-elles sur le conflit ?
Depuis le début de l’année 2014, une aide non-létale a commencé à être distribuée. Je l’ai constaté la dernière fois que je suis allée en Syrie, en mars dernier.
Plusieurs pays occidentaux, à commencer par les Etats-Unis, ont apporté un soutien matériel, ce qui ne signifie pas nécessairement des armes, un peu d’expertise, de l’entraînement. Certains de ces pays ont donné des uniformes, des rangers, des gilets pare-balles… Tout ce qu’on appelle l’aide non-létale. Mais il y a eu aussi des livraisons d’armes dans le sud et le nord de la Syrie. Toujours en petite quantité.
Tous les financements de ces armes proviennent des pays du Golfe. Cependant, les Etats-Unis ont interdit et interdisent toujours à l’Arabie Saoudite et au Qatar de fournir des armes décisives, notamment des armes anti-aériennes, aux rebelles syriens. Le matériel fourni ne peut donc pas faire la différence, ni en quantité ni en qualité. C’est presque un moyen de laisser continuer le combat sans permettre aux rebelles de l’emporter.
Pour autant, il y a tout de même eu, il y a un mois ou deux, une livraison des fameux missiles TOW américains. Ils sont munis d’un système de reconnaissance d’empreintes digitales. Le risque sans cesse avancé que ces armes tombent entre de mauvaises mains ne tient donc plus. On sait que sur le terrain quelques chars de l’armée syrienne ont pu être détruits par ce système de missiles anti-chars très puissant. Mais les Etats-Unis, et surtout les Européens, restent très discrets sur l’aide qu’ils fournissent.
Hala Kodmani est une journaliste franco-syrienne qui se rend régulièrement en Syrie pour réaliser des reportages sur le conflit qui dure depuis trois ans. Elle a effectué son dernier séjour en mars 2014.© Géopolis
Comme expliquer une telle frilosité ?
Je pense que c’est de l’indécision, de l’hésitation. Ce qui pose également problème, c’est l’incohérence des forces rebelles syriennes. Elles n’ont jamais vraiment réussi à constituer un commandement unifié. Le manque de coordination se retrouve à tous les niveaux.
En ce qui concerne la France, la raison de la discrétion, il faut le dire clairement, c’est la peur des Russes, notamment pour des raisons économiques. La France est très embêtée par l’histoire du Mistral.
Mais les petits calculs ne peuvent pas faire une grande politique. Il faut être prêt à faire des sacrifices. Or la France n’est absolument pas prête à cela, l’Europe non plus. La France ne compte pas dans le dossier syrien, ou seulement très peu, il faut être clair là-dessus.
Quel rôle les Etats-Unis peuvent-ils jouer en Syrie ?
Les Etats-Unis ne sont pas concernés par la Syrie. Barack Obama considère quelque part qu’il n’y pas d’intérêt pour les Etats-Unis à s’impliquer dans ce pays. Il a été obligé de réagir sur l’Irak parce que c’est le «terrain de jeu» américain depuis trente ans. Il a essayé de l’éviter jusqu’au bout mais les Etats-unis ne peuvent pas laisser tomber l’Irak.
Les Américains ont une mentalité de cowboys : il faut toujours des bons et des méchants. A un moment, c’était les Kurdes les bons et les Arabes les méchants. Ensuite, cela a été les sunnites les méchants et les chiites les bons, mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent.
Les membres de l’opposition politique syrienne, pour la plupart réfugiés à Istanbul et à Londres, ont-ils un moyen d’agir ?
C’est une faiblesse majeure et une cause essentielle de la défaite de l’opposition non religieuse, ou tout simplement syrienne (l’EI est composé à 80% de non-Syriens). Les membres de la coalition (Coalition nationale syrienne, CNS, ndlr) politique, reconnue à l’étranger comme représentant le peuple syrien, subissent des contrariétés internes, des influences.
La CNS joue quand même un rôle dans l’organisation de la vie des civils dans les zones qui ne sont pas sous le contrôle du régime. Elle commence à s’occuper des services, des écoles, des réfugiés. Mais des incohérences entre l’opposition politique et les forces militaires sur place subsistent. C’est là que les jeux d’influence et l’argent corrompent tout. Cela empêche de structurer vraiment les choses. La chute de Bachar al-Assad est la seule chose qui fasse encore consensus dans l’opposition syrienne.
L’opposition politique à Assad n’a pas donné, ni aux Syriens, ni au monde, une alternative, y compris comme modèle de société. Dire que l’on est une opposition pluraliste et démocratique, cela ne convainc pas les gens. Non pas que l’EI ait convaincus les Syriens. Il faut aussi toucher les gens qui soutiennent Assad, et dont le nombre a augmenté après trois ans de conflit. L’absence d’alternative entre la dictature et l’islamisme est un problème qui concerne tout le monde arabe. La troisième voie n’a pas encore été trouvée. Mais, après tout, ce sont les dynamiques des révolutions, cela s’inscrit dans l’Histoire. Cela ne se fait pas en un an ou deux.
L’EI reçoit-il le soutien financier des pays du Golfe?
Non, l’EI n’est pas soutenu par les gouvernements du Golfe. Au contraire, ceux-ci en ont même très peur. En revanche, les membres de l’EI ont eu le soutien de certains milieux du Golfe, des soutiens privés, comme Ben Laden à son époque. Et il y a encore des cercles salafistes dans le Golfe qui les financent.
La grande force des djihadistes de l’EI, c’est de s’être renforcés à l’intérieur quand ils ont été coupés de leurs subsides extérieurs. Cela les a poussés à conquérir du territoire, des ressources, des populations. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui leur champ d’action est phénoménal. Ils ont dépassé Al-Qaïda parce qu’ils ont un territoire et qu’ils prélèvent directement leurs ressources et les vendent. Il y a même eu récemment un accord sur le pétrole signé entre l’EI et un membre du régime syrien.
Où en sont les forces gouvernementales syriennes face à leurs différents opposants ?
Il y a une progression mais elle n’est pas décisive. La supériorité, notamment dans les airs, ne leur permet pas tellement de progresser mais de maintenir la pression et leurs positions. Sur le terrain, avec les hommes du Hezbollah et les Iraniens, les conquêtes se font surtout vers la frontière avec le Liban.
Après ça, c’est leur double jeu avec l’EI qui fait la différence. Là où le régime n’a pas les moyens de reconquérir du terrain, il laisse l’EI s’en occuper. Par exemple, à Deir ez-Zor (est), l’EI mène une bataille contre les forces du régime pour conquérir certains coins, notamment les puits de pétrole. Dans le même temps, les djihadistes leur laissent la partie centrale de cette ville parce qu’il y a là les services de l’Etat qui distribuent encore des salaires aux fonctionnaires. L’EI prélève une dime sur ces salaires.
Comment vit-on en Syrie, dans les zones contrôlées par l’EI ?
La vie quotidienne y est terrible. Socialement, c’est la dévastation parce que tous ceux qui avaient un petit peu d’argent sont partis, ils ont quitté la région pour ne pas se retrouver sous la coupe de l’EI. Il ne reste donc que les gens qui n’ont que leur maison et qui s’y accrochent parce que dès qu’une habitation est vide, l’EI met la main dessus.
Les membres de l’EI se sont imposés comme un véritable Etat. Ils ont développé tout ce qu’il faut et ils s’appuient même sur les administrations existantes. Les fonctionnaires des régimes syriens et irakiens reçoivent des salaires de leurs Etats respectifs et l’EI les oblige à travailler sous son contrôle. Quand ils ne sont pas payés, ils les payent. Ils prélèvent des factures d’eau, d’électricité, de téléphone. Leur action va de la formation armée jusqu’aux services sociaux.
Depuis le mois d’avril, les djihadistes ont imposé leur loi. Les femmes doivent être voilées de la tête aux pieds et ne peuvent même pas circuler sans unmuharam (un tuteur), c’est-à-dire un frère, un père, un fils ou un oncle. Economiquement, ils ont soumis tout le monde en instaurant des taxes. Par ailleurs, ces djihadistes sont tous des étrangers et ils épousent les filles locales. En général, la famille ne peut pas trop s’y opposer. Pour éviter des représailles violentes mais aussi pour des raisons économiques.