Histoire(s) de Daraya : 2001-2016 (5)
Cet article est le cinquième d’une série (1, 2, 3, 4, HS) née de la volonté d’un groupe de jeunes hommes et femmes originaires de Daraya, dans la banlieue damascène, et de Qamishli, au nord-est de la Syrie, de présenter au public français les raisons culturelles et sociétales qui les ont poussés à s’engager dans une révolution, animés par les principes de justice et de dignité. C’est au moyen de textes présentant l’histoire de Daraya, ville symbolique du soulèvement pacifique déclenché en 2011, que ce groupe va rappeler ce qui a motivé leur engagement et quelle forme il a pris. Avec ce récit et ceux à venir, les auteurs espèrent aussi inciter d’autres Syriens à suivre leur démarche pour raconter l’histoire de leur révolution.
Le Printemps arabe à Daraya : la Révolution des jeunes
Par Yasmina Hakim
Comme les précédents épisodes d’Histoire(s) de Daraya l’ont illustré, le mouvement révolutionnaire est un ensemble hétérogène d’acteurs et d’actrices du changement. Un ensemble composite, dont la description ne peut prétendre à l’exhaustivité du fait de la multiplicité des points de vue, des modes d’action, et de la conception même de l’engagement citoyen et révolutionnaire. Afin d’apporter de la nuance, nous avons trouvé qu’il était judicieux de nous adresser directement à trois activistes du mouvement civil de Daraya : Moataz Mourad, Houssam Ayash et Amjad Al-Abbar. Nous leur avons simultanément posé les mêmes questions, afin de détailler les circonstances qui ont entouré les événements depuis mars 2011.
Yasmine Hakim : On fixe généralement au 25 mars 2011 la date de la première manifestation qui s’est tenue dans le cadre du mouvement révolutionnaire syrien. Est-ce que Daraya n’a pas finalement enregistré un retard par rapport aux premières manifestations auxquelles ont pu participer des activistes de la ville, comme les rassemblements devant le ministère de l’Intérieur ou en faveur du peuple libyen à Damas ?
Moataz Mourad : « Il y avait beaucoup d’appréhension parmi les habitants de Daraya, ce qui rendait difficile une participation de plein pied au mouvement révolutionnaire. L’expérience citoyenne de 2003 avait illustré les habitudes répressives du régime lorsqu’une voix dissidente s’élève. Il ne leur faudra toutefois que dix jours avant de commencer à manifester par eux-mêmes dans leur propre localité. »
Houssam Ayash : « On ne peut pas véritablement parler de retard. A l’époque, l’apparition d’un mouvement révolutionnaire en Syrie était sujette à débat suite aux révolutions tunisiennes et égyptiennes. Il y a ici une importante dimension sociale à prendre en compte. La population syrienne vit sous l’autorité d’appareils de renseignement qui sont parvenus à implanter la peur et la terreur dans la société. Rajoutons à cela la méfiance habituelle face aux changements et le fait que la lutte pour le progrès social nécessite un engagement sans retour en arrière possible. Vous avez là les raisons qui ont poussé les citoyens à la réflexion plutôt qu’à un engagement rapide mais incertain. Mais, dès lors que le mouvement était lancé, la participation à ce-dernier a fait l’objet d’un consensus dans plusieurs quartiers et villes »
Amjad al-Abbar : « La révolution, dès son commencement, n’a pas été l’apanage d’une seule région. Les yeux des révolutionnaires étaient toutefois braqués vers Damas, où on espérait une large mobilisation. Il ne faut pas oublier que de nombreux militants de Daraya ont participé à la majorité des actions de la révolution, y compris à Damas même . »
Yasmine Hakim : la première manifestation qui a eu lieu à Daraya ne comptait que quelques dizaines de personnes. Que s’est-il passé pour qu’en l’espace de quelques jours seulement, les manifestations en regroupent des dizaines de milliers ?
Moataz Mourad : « Au début, les gens craignaient la répression, mais au fil des jours ils ont pu voir comment celle-ci s’exerçait et ont pu anticiper les actions du régime. Mais ce qui a surtout entrainé l’élargissement de cette mobilisation ce fut l’accroissement de la popularité du mouvement, grâce à ses exigences justes et légitimes. »
Yasmine Hakim : Beaucoup d’efforts ont été entrepris afin de diffuser largement l’idéal pacifiste. A quel point y êtes-vous parvenus ? Dans quelle mesure ces efforts ont-ils été portés hors de Daraya ? Votre pacifisme était-il une stratégie visant à embarrasser le régime, qui n’a pas hésité à recourir à la violence, ou bien était-il le fruit de vos principes et de vos convictions ?
Amjad al-Abbar : « le pacifisme est un concept, une philosophie et une manière d’être dans laquelle les jeunes de Daraya ont grandi, du fait de leur éducation familiale, religieuse ou scolaire. Le mouvement révolutionnaire lui a fourni un cadre pour une mise en application concrète. »
Houssam Ayash : « Je pense que nous sommes parvenus en grande partie à diffuser l’idée du pacifisme aux manifestants. Quand on pense à Daraya, on pense tout de suite à la spécificité de son mouvement révolutionnaire pacifiste. Certains pensent que l’utilisation du pacifisme était une tactique afin d’embarrasser le régime. Néanmoins, la persistance de cette pratique à Daraya, durant une relativement longue période, prouve qu’il s’agit bien une conviction que partageait les activistes et les habitants de la ville. »
Moataz Mourad : « Pour certains, le pacifisme était un choix stratégique, ce qui n’enlève rien à leur conviction. Tout un chacun a pu être témoin de la manière avec laquelle les révolutionnaires de Daraya ont risqué leur vie en faisant face aux soldats du régime, une rose et une bouteille d’eau à la main. Ils tentaient ainsi de les influencer afin qu’ils fassent défection et se désolidarisent d’une armée prête à tirer sur son peuple. »
Yasmina Hakim : Une dimension importante de la révolution réside dans l’étroite coordination des activistes sur l’ensemble du territoire syrien. Daraya avait-elle aussi une structure de coordination de ce type ? Qu’était la nature de cette coordination ?
Amjad al-Abbar : « La révolution était avant toute chose l’expression d’un mouvement populaire spontanée. Mais il est vrai que son organisation a été facilitée grâce un minimum de coordination. Autour de petits groupes informels de personnes se connaissant au préalable se sont ensuite constitués des comités de coordination. A ces comités ont succédé des regroupements plus importants avec les conseils civils locaux. Ces structures de gestion locale organisent et dirigent la vie dans les villes et villages ayant fait le choix de la révolution et s’étant libérée. Néanmoins, cette coordination ne s’est pas toujours révélée être à la hauteur des enjeux, et ce pour plusieurs raisons. La plus importante est bien sûr l’action du régime pour empêcher ces structures de fonctionner : checkpoints entre les différentes zones, bombardements sur les institutions provisoires et les infrastructures, etc. »
Moataz Mourad : « La coordination fut principalement le résultat de l’action des comités locaux. Elle a permis d’atteindre de façon acceptable un certain nombre d’objectifs : vecteur de la mobilisation, documentation des violations et des crimes de guerre, etc. Mais la coordination n’a pas été suffisante au vu du défi historique que nous vivons. Mais aucune instance de direction et de représentation crédible de la révolution n’est apparue. Cela s’explique par la complexité de la situation syrienne et l’entrée en jeu de puissances régionales et internationales, ainsi que l’usage par la Russie de son droit de veto au Conseil de Sécurité de l’ONU, sabotant toute tentative de résolution de la crise. »
Yasmina Hakim : Le régime a accusé la révolution de confessionnalisme. Quelle fut la réponse du mouvement révolutionnaire sur les deux plans de la théorie et de la pratique ?
Houssam Ayash : « Depuis le début de la révolution, le régime a fait le choix d’entretenir et d’exacerber les divisions confessionnelles et ethniques. Pourtant, dès les premières manifestations à Daraya, nous levions des affiches rejetant le confessionnalisme et insistant sur le caractère pluriel du peuple syrien et sa tradition de cohabitation et de coexistence. Daraya en est un exemple. Des chrétiens de la ville soutenaient le mouvement malgré les tentatives du régime de saper cette solidarité. Une véritable coordination existait avec les militants de la ville voisine de Sahnaya, à majorité druze. Des rencontres entre des activistes de Daraya et des notables druzes de cette ville ont permis de résoudre des tensions qu’avaient fait naître le régime dans sa tentative de confessionnalisation de la révolution. »
Moataz Mourad : « Les révolutionnaires ont fait leur possible pour se prémunir des discours confessionnels et pour diffuser un message d’une portée nationale. Nous nous sommes focalisés sur les valeurs de citoyenneté, de droits de l’homme, d’égalité et ce pour tous les Syriens. Nous faisions cela à travers nos rassemblements, nos affiches, et nos réunions. Mais le régime n’a eu de cesse de nous considérer comme des terroristes, des extrémistes, des infiltrés et des agents de l’étranger. »
Amjad al-Abbar : « Le régime n’a pas seulement accusé la révolution de confessionnalisme. Il a tenté par tous les moyens de l’attirer dans cette direction en répandant de nombreuses rumeurs. Il est indéniable que certains révolutionnaires sont tombés dans ce piège, consciemment ou non. Mais Daraya et ses habitants ont su se prémunir de ces dérives. Nous avons ainsi multiplié les rencontres et les visites entre membres des diverses communautés. Nous avons aussi assuré la sécurité de familles d’activistes issus des minorités, parfois durement visées par le régime. »
Yasmina Hakim : A quel point le mouvement révolutionnaire civil de Daraya a-t-il réussi à avoir une influence sur l’opinion publique dans et hors de Syrie ? Êtes-vous parvenus à obtenir du soutien de quelque sorte que ce soit pour vos actions ?
Moataz Mourad : « L’écho qu’a eu notre mouvement a été important à l’échelle mondiale. Tout le monde se souvient du martyr Ghiyath Matar et de ses funérailles auxquelles ont assisté des ambassadeurs de plusieurs pays occidentaux. Notre camarade Yahia Charbaji est également connu pour avoir milité avec acharnement pour la non-violence, faisant de lui l’un des Ghandi de Syrie. Mais Daraya n’est pas une exception. Beaucoup de villes syriennes connaissent la même reconnaissance. Mais le soutien de la communauté internationale n’a jamais dépassé le stade des déclarations orales et des communiqués de presse. »
Amjad al-Abbar : « Je pense que la réputation et l’image renvoyée par Daraya est très bonne. On le voit grâce aux marques de solidarité que les habitants de Daraya ont reçues de la part des révolutionnaires ainsi que ce qui s’écrit sur Daraya tant en Syrie qu’à l’étranger. De plus, nous avons été contactés à maintes reprises pour discuter de notre expérience et parler de la situation que nous traversons. »
Yasmina Hakim : Malgré le pacifisme qui était la valeur centrale du mouvement révolutionnaire de Daraya, la ville a fini par se militariser. Est-ce là un échec du pacifisme ou bien ce recours à la violence et à l’autodéfense était-il justifié ?
Houssam Ayash : « Ce n’est ni un échec, ni une réussite. C’est le résultat d’une évolution. Les actions pacifiques ont fait face à une brutalité du régime, qui craignait l’ampleur du mouvement. Et c’est de la brutalité de la répression qu’est née la militarisation. Mais il ne s’agit pas de mettre en opposition pacifisme et militarisation. Il s’agit surtout d’être réaliste dans l’analyse des faits qui ont poussé à ce phénomène »
Amjad al-Abbar : « La militarisation du mouvement est liée à une réaction humaine. La transition de l’option pacifique à celle la violence n’était pas un choix, mais une réponse inévitable à la sauvagerie qu’a utilisée par l’armée. »
Moataz Mourad : « Oui, l’option pacifique n’a pas réussi à accomplir les objectifs de la révolution. Il faut également noter que la plupart des révolutionnaires n’avaient aucune expérience politique. Il était évident que la répression allait conduire à la militarisation. Ce n’est pas le premier mouvement à avoir subi une telle transformation à travers le monde. »
Yasmina Hakim : après la militarisation et le siège de Daraya, la révolution s’est-elle cantonnée à l’action militaire ou bien le mouvement civil et ses actions ont-ils perduré ? Quelles formes a pris l’activisme civil s’il existait encore ?
Amjad al-Abbar : « Le mouvement civil ne s’est pas arrêté mais il a changé de forme et d’intensité. Les activistes ont commencé par aider les nombreux habitants à fuir vers des zones plus sûres et leur trouver des habitations hors des zones de combats. La société civile s’en est trouvée affaiblie. Une partie de l’action du mouvement civil s’est alors portée sur l’urgence, tant dans les soins, que dans le logement, la nourriture et le soutien psychologique et financier aux habitants ayant fait le choix de rester. Il a également fallu recenser les destructions subies par la ville : habitations, infrastructures comme les hôpitaux, etc. Les actions menées ont également couvert des dimensions culturelles, comme la mise en sécurité des livres de la localité. L’activisme médiatique, à travers la documentation des événements locaux a également été l’une des priorités. Sans oublier la préparation des repas pour les distribuer aux familles, aux nécessiteux, aux combattants et aux activistes, le nettoyage des rues et la production agricole. »
Yasmina Hakim : Sachant que Daraya a été en quelque sorte contrainte de prendre les armes, avez-vous des plans ou des actions prévus afin d’amener à un désarmement et un retour « à la normale » une fois la crise achevée ?
Houssam Ayash : « La période de violence que nous traversons ne prendra fin que lorsque les raisons qui l’ont vu naître auront disparues. Cette perspective est partagée par les acteurs des opérations militaires eux-mêmes. Je le sais du fait des discussions que j’ai eu afin de comprendre les motivations des uns et des autres. »
Amjad al-Abbar : « Certains éléments tendent à inciter à un optimisme prudent. Lorsqu’un cessez-le-feu a été mis en place, le retour au calme a conduit certains combattants à revenir à leur ancienne vie civile et à reprendre leurs métiers. Ces combattants sont les mêmes qui étaient sortis manifester pacifiquement en 2011. Ils ont leurs exigences légitimes, mais c’est le régime qui les a forcés à prendre les armes afin de défendre leurs familles. Ils n’aspirent qu’à retourner auprès d’elles et reprendre une vie normale. »
Yasmina Hakim : Y avait-il un autre scénario ou une autre voie pour la révolution que celle qu’elle a prise ?
Moataz Mourad : « De manière hypothétique, si la vie politique s’était ouverte d’une façon acceptable durant les dernières décennies et si des partis, ainsi qu’une élite politique et une véritable société civile avaient existé, peut-être alors aurait il été possible d’éviter le scénario d’une révolution militarisée. »
Amjad Al-Abbar : « On est en présence d’une révolution où du sang a été versé et de nombreux sacrifices ont été consentis pour rendre le changement possible. Une révolution qui a su se poursuivre malgré tout ce qu’elle a subi, car elle est nécessaire pour faire advenir le changement. »
Moataz Mourad : né en 1978, avant la révolution il travaillait dans l’industrie et la fabrication de machines industrielles. Actuellement, il est militant politique et activiste civil à Daraya.
Houssam Ayash : Il est en quatrième année d’études d’ingénierie des systèmes informatiques. Il a travaillé en tant que directeur informatique, ainsi que dans les ressources humaines et la comptabilité. La révolution l’a propulsé dans l’activisme médiatique (journalisme, documentation). Il fut élu au conseil municipal de Daraya – bureau des médias, puis en novembre 2012, il est devenu directeur du bureau de l’information. Il est désormais responsable du bureau des relations publiques. Il a été détenu pendant 4 mois, et a vécu le siège de Daraya intégralement, sans pouvoir voir sa famille ni sa fiancée qui sont en exil.
Amjad al-Abbar : Il fait parti du conseil local élu de Daraya. Il ne souhaite pas donner plus de détails sur son identité pour des raisons de sécurité.