Histoire(s) de Daraya : 2001-2016 (8)
Cet article est le huitième d’une série (1, 2, 3, 4, HS, 6, 7) née de la volonté d’un groupe de jeunes hommes et femmes originaires de Daraya, dans la banlieue damascène, et de Qamishli, au nord-est de la Syrie, de présenter au public français les raisons culturelles et sociétales qui les ont poussés à s’engager dans une révolution, animés par les principes de justice et de dignité. C’est au moyen de textes présentant l’histoire de Daraya, ville symbolique du soulèvement pacifique déclenché en 2011, que ce groupe va rappeler ce qui a motivé leur engagement et quelle forme il a pris. Avec ce récit et ceux à venir, les auteurs espèrent aussi inciter d’autres Syriens à suivre leur démarche pour raconter l’histoire de leur révolution.
Les Graffitis de Daraya – Murs de la Révolution
L’art et la création artistique font pleinement partie de la révolution à Daraya. Dès 2011, les jeunes de la ville ont eu à cœur de s’exprimer, de faire entendre leur voix tant étouffées. Cette expression a pris des formes artistiques diverses. Parmi celles-ci, le graffiti sur les murs de leur ville. Cette forme d’expression artistique s’est renforcée suite aux campagnes de bombardement, durant le siège et l’isolement de la ville. L’idée des graffitis muraux à Daraya est née de l’initiative et de la coopération de trois jeunes militants révolutionnaires ne manquant pas de talent.
Le dessinateur-peintre « Abu Malik al-Shâmi » et l’activiste média « Hossam » ont accepté de nous parler de ce projet.
- Qui êtes-vous et pourquoi dessinez-vous ?
Abu Malik : Les gens m’appellent Abu Malik al-Shâmi, parce que je suis né à Damas (Shâm) en 1994. J’aime le dessin et la peinture depuis l’enfance. C’est ma passion et mon passe-temps favori. Un simple amour pour l’art, rien de plus. J’étais étudiant, bachelier, lorsque j’ai été brièvement arrêté à Damas en 2012. J’ai alors décidé de me joindre à l’armée syrienne libre. Daraya était alors la ville la plus proche de Damas et celle qui nécessitait une réelle protection contre les forces du régime. J’ai donc quitté ma famille, mes études et tous mes rêves suite au grand massacre que la ville a subi. Je suis entré définitivement à Daraya en mars 2013, juste avant le siège total de la ville.
Dès ce moment, une vie très différente a commencé. Ma seule préoccupation est devenue la défense et le soutien de la révolution, son renforcement et sa réussite, quel que soit le prix à payer. Quelques de mois après, les combats se sont toutefois arrêtés sur les différents fronts, la vie est devenue relativement calme. Le blocus était total et très strict. Nous vivions une vie routinière, ennuyeuse, avec beaucoup de temps libre. J’ai commencé à remplir mon quotidien par le dessin sur les cahiers, les livres et les journaux. Ensuite, j’ai commencé à décorer certains des murs des sites militaires, où je passai mes journées. A travers mes dessins, j’ai essayé d’exprimer d’une certaine manière la vie durant la révolution à Daraya et ce que nous vivions. Des dessins qui exprimaient donc de la souffrance et de la douleur, mais aussi de l’espoir. J’ai étais inspiré par ce que postaient sur les réseaux sociaux des dessinateurs, des peintres et artistes. Je les suivais avec passion et amusement. Et puis je m’en suis inspiré, traduisant ainsi mes pensées et ma vision avec mon propre style.
The Revolution Will Not Be Televised
- Comment l’idée de réaliser des peintures murales à Daraya a-t-elle été initiée ? Qui y a contribué ?
Abu Malik : En 2014, j’ai rencontré l’activiste Majd al-Moadamani, surnommé ‘Ain Daraya (l’œil de Daraya), grâce à un de nos amis communs.
Majd voulait faire plus ample connaissance avec moi après qu’il ait vu mes peintures sur les murs des sites militaires où je vivais. C’est lui qui a eu l’idée de faire des graffitis et des dessins sur les murs de la ville de Daraya, à l’instar des autres villes révolutionnaires. Il voulait redonner une dynamique à l’esprit révolutionnaire dans la ville, où l’ennui et la lassitude avaient commencé à s’installer. Il voulait donner une nouvelle forme, apparence, aux destructions afin de continuer à faire de Daraya un foyer pour la liberté et l’espoir. Je me suis alors souvenu des graffitis des autres villes de Syrie, comme à Saraqeb, Kafranbel et Binnish. J’admirais ces graffitis. Ils attiraient mon attention et je voyais en eux une expression profonde des idées de la révolution.
Nous nous sommes alors mis d’accord sur l’organisation de notre travail. Majd était chargé de se procurer les fournitures nécessaires pour réaliser les graffitis. Hossam, du service média du Conseil local, était chargé de la documentation, diffusion et promotion des graffitis réalisés. Les idées devant apparaître sur les graffitis étaient le fruit de discussion que nous avions entre nous. Avant de commencer, nous avons aussi convenu de principes essentiels pour la poursuite de notre travail. Le plus important de ces principes était la totale indépendance et liberté de ton par rapport aux différents acteurs locaux – groupe armée, organisation politique ou civile. Nous avons également décidé de signer nos graffitis du simple nom de « Daraya », sans autre ajout.
L’un des objectifs de notre projet est de livrer, de manière simple et ludique, des messages universels, compréhensibles de tous, peu importe leur langue ou culture. Quelques exemples de thèmes : l’espoir ; les principes de la révolution ; la dénonciation de certains révolutionnaires et de leurs sponsors ; la dénonciation de l’inaction internationale ; etc.
- Comment obteniez-vous les matériaux et équipements nécessaires ? Comment vous organisiez-vous pour réaliser un dessin ou un graffiti ?
Hossam : C’est principalement la souffrance des habitants de la ville que nous cherchions à traduire. Les images d’enfants et de femmes blessés ou morts à cause des bombardements des forces du régime sont devenues des images habituelles, quotidiennes aux yeux du monde. Elles n’émouvaient plus. Par le biais de la peinture ou du graffiti, on espérait redonner vie aux consciences de ce monde.
Abu Malik : les messages étaient multiples et destinés à différents protagonistes. Certains étaient destinés aux révolutionnaires, d’autres aux combattants, à la population, au monde entier, à l’humanité, etc. Le destinataire était différent et le message variait en fonction de l’événement décrit, de l’idée exprimée.
Une peinture murale en cours de réalisation
Mais la chose la plus importante que nous avons essayé de montrer au monde et à ceux qui nous regardaient était la réalité de ce que nous vivions et les choses auxquelles nous devions faire face, la gravité de notre douleur et l’immensité de nos espoirs. Ici à Daraya, il y a une révolution et des gens qui résistent à l’injustice. Nos droits nous ont été confisqués et nous tentons l’impossible pour les récupérer et les défendre. Il fallait que nous donnions une image concrète de cela, notamment alors que de nombreux médias, dont des médias occidentaux, essayaient et essayent toujours de déformer et politiser cette réalité pour servir des intérêts politiques.
A travers nos dessins, nous rappelions aussi à notre peuple le but principal pour lequel notre révolution a été lancée. Nous condamnions aussi les erreurs commises par les révolutionnaires et les combattants, afin d’éviter de les répéter.
- Quels ont été les obstacles et les risques de votre travail?
Hossam : Les obstacles étaient nombreux. Ils ont été surmontés par la grâce de Dieu et par notre cohésion. Nous nous soutenions les uns les autres. Nous ne sommes pas seulement une équipe de travail mais nous étions comme des frères. Nous nous aidions, nous nous encouragions afin de faire perdurer cette expérience qui a pu apporter un peu de joie au sein d’une population démunie. Les difficultés ont au final renforcé notre persévérance et notre détermination à aller de l’avant.
Abu Malik : j’ai déjà mentionné les difficultés matérielles, les kits de peinture, le transport, les soucis sécuritaires etc., qui entravaient continuellement le bon déroulement de nos actions. Ce qui m’empêche de pouvoir continuer à travailler, maintenant que nous sommes établis à Idlib, c’est l’absence de sécurité et la crainte d’enlèvement ou d’attaque de la part de groupes inconnus. La cause de cette crainte est l’ouverture totale de la région où nous vivons actuellement. Nous ne pouvons plus distinguer entre les amis et les ennemis. Nous ne pouvons plus travailler avec une liberté totale comme c’était le cas à Daraya.
- Est-ce que vous aviez déjà pratiqué la peinture avant ou cette passion est née avec la révolution ?
Hossam: Pour moi, c’est définitivement grâce à la révolution. Nous voulions nous exprimer et donner plus d’écho à nos revendications, à notre perception des événements.
Abu Malik : Je n’ai pas fait d’étude de peinture et n’ai pas appris le dessin. La réalisation de graffitis sur les murs de Daraya a été ma première expérience artistique, immédiatement exposée au regard des gens et du monde. Cela a été pour moi une motivation que d’offrir quelque chose à notre révolution. C’est aussi devenu une responsabilité. Cette expérience m’a donné une opportunité dont je n’ai jamais rêvé auparavant. Elle m’a ouvert des portes et m’a fait connaître du monde. Ce travail a été une ouverture afin d’apprendre à connaître les artistes peintres syriens et internationaux. Ils m’ont aidé et m’ont donné un grand nombre de conseils et d’idées qui ont contribué à améliorer, développer le projet. Ils ont également contribué à le diffuser dans leurs réseaux.
- Etiez-vous en contact avec un organisme officiel, comme le conseil local, dans le but d’obtenir de l’aide morale et financière ?
Hossam : nous formions une équipe et nous travaillions de façon complètement indépendante. Nous n’avons reçu aucun soutien financier d’aucun organisme.
Abu Malik : mes relations avec les institutions et organisations étaient bonnes mais il n’y avait aucune implication avec le travail sur le terrain. Hossam, qui faisait partie du bureau des médias du conseil local, travaillait avec nous en toute indépendance de ses autres activités.
Il est toutefois vrai que le Conseil local nous a aidé, ainsi que les autres médias locaux, lorsqu’il s’est agi de diffuser les graffitis. Le bureau des médias a ainsi réalisé des articles ou des vidéos et les a diffusés. J’ai également pu recevoir des suggestions de la part de membres du conseil local.
- Est-ce que vous communiquez et coordonnez vos activités avec les activistes des autres régions de Syrie? Est-ce qu’il y a eu des efforts en vue de réaliser des campagnes de graffitis en commun, sur un thème particulier?
Abu Malik : Après une longue période de travail et au travers de mes recherches pour trouver de nouvelles idées, j’ai constaté que des activistes d’autres régions réalisaient un travail similaire. J’ai commencé alors à rechercher les contacts de ces artistes et activistes. J’ai communiqué avec plus de 12 artistes-peintres à l’intérieur des territoires syriens libérés, tel qu’à Binnish, Kafranbel, dans la Ghouta orientale, le sud de Damas, Saraqeb, etc. Nous avons crée un groupe Facebook recensant nos œuvres.
L’idée de ce groupe est née du désir de partager nos expériences et notre vécu. Nous voulions aussi réunir nos efforts, nos visions et nos idées afin d’arriver à donner un impact plus important à notre travail. Ce groupe existe toujours, malgré toutes les difficultés que traverse notre révolution et malgré les difficultés que nous avons pour communiquer, pour nous rencontrer.
- Est-ce que vos travaux se poursuivent aujourd’hui ?
Hossam : Nous avons envie de poursuivre nos travaux mais les difficultés que nous rencontrons à Idlib sont bien plus importantes que celles auxquelles nous devions faire face à Daraya, à commencer par les besoins financier. De plus, la région est en proie à des rivalités entre les groupes et les factions armées, ce qui rend notre travail sensible et difficile à mener sereinement.
Abu Malik : l’idée de reprendre nos travaux persiste. Notre départ de Daraya, notre ville, a été un coup dur et nous a affectés. Mais comme je l’ai déjà dit, poursuivre notre travail est devenu une responsabilité et une charge. C’est un devoir moral et révolutionnaire. Je ne m’arrêterai jamais pour n’importe quelle raison et quelque soit le prix à payer.
En attendant, nous avons crée une page Facebook où nous mettons en avant une partie de notre travail. Elle s’appelle, « Les murs de la Révolution ».
Mais la situation à Idlib est complètement différente de celle de Daraya. Majd est mort en martyr durant les derniers combats. Nous devons aussi faire face à des difficultés et problèmes divers. Parmi eux, la difficulté de se déplacer en raison de l’insécurité et du manque de transport. A cela se rajoute le prix élevé des fournitures nécessaires pour poursuivre le travail. Mais la raison la plus choquante, la plus importante à mes yeux et aussi la plus inquiétante, c’est l’incapacité de pouvoir réaliser ces graffitis librement. Il me faut à chaque fois demander l’autorisation de tel ou tel groupe ou faction qui contrôle et dirige telle ou telle région. Compte-tenu de notre liberté à Daraya, cela a été un véritable choc pour moi.
Mais en dépit de tous ces problèmes et obstacles, la volonté de continuer le travail existe encore. Nous persévérons à trouver des solutions et à surmonter les obstacles.
- Y a t-il des articles ou des publications sur votre travail ?
Abu Malik : Il existe bien sûr de nombreux articles et rapports écrits à notre sujet et sur nos travaux. Je ne les connais pas tous et je ne garde pas vraiment les liens internet. Je me souviens de quelques uns des plus importants : la page « Human of Syria » ; un reportage vidéo sur al-Jazeera, un sur la BBC, un article dans le New York Times et un reportage dans la magazine « Middle East Eye » qui m’a donné le surnom de « Bansky of Syria ». J’en suis fier.
Je suis aussi très fier des reportages du journal libre de Daraya, « les raisins de mon pays », Enab Baladi.
L’expression artistique a permis, devant toutes les destructions, les bombardements, le bruit des armes et la rage des révolutionnaires, de faire entendre d’autres voix. Les peintures morales et les graffitis de Daraya sont un modèle et un exemple de la puissance que peut avoir ce type d’expression même dans les circonstances les plus sombres et les plus difficiles.
Le lien suivant contient l’ensemble des graffitis réalisés par Abu Malik et ses camarades. 31 graffitis/peintures murales, dont 30 réalisés à Daraya et un à Iblib:
https://www.dropbox.com/sh/z08u8iej99qr92h/AADTep9J-thX2L47AbG9pLHSa?dl=0
Hossam al-Ahmed a 28 ans. Il était étudiant en faculté d’agriculture. Militant, activiste et photographe. Il a travaillé pour le bureau des médias du Conseil local de Daraya.
Majd al-Moadamani est né en 1995. Il a arrêté ses études avant l’obtention du baccalauréat, en raison des événements. Il était parmi les premiers citoyens de Daraya à s’impliquer dans les manifestations pacifistes, exigeant la liberté et la dignité. Ensuite, il a photographié les activités révolutionnaires dans la ville et documenté les violations des droits de l’Homme et les arrestations. Cela l’a amené à participer à la fondation du centre des médias de Daraya. Surnommé « l’œil de Daraya », il est tombé en martyr en février 2016 suite à un bombardement.18