Il existe une crise sanitaire majeure en Syrie que personne ne voit: la santé mentale – par Lauren Wolfe, – traduit par Peggy Sastre
Du syndrome de stress post-traumatique à la dépression, la guerre en Syrie est en train de générer une crise sanitaire majeure sur le plan des troubles mentaux –et le pays ne dispose ni des médecins ni des moyens financiers nécessaires pour endiguer ses ravages.
En Syrie, le traumatisme a autant de visages qu’il y a de victimes de cette guerre qui n’en finit pas de ravager leur pays. Le masque aux yeux morts en est une variante fréquente, souvent propre aux enfants. Je l’ai vu dans un foyer de réfugiés à Amman, en Jordanie, où, assis sur des matelas en nylon râpeux et flanqués du sigle «UNHCR», sept ou huit garçons et filles ont posé sur moi leur regard de pierre. Leur mère était en larmes, son visage rouge et bouffi manquant d’exploser à mesure qu’elle énumérait les massacres et les disparitions des membres de sa famille. Dans une pièce adjacente, le père priait en silence.
Il y a aussi ce regard, débordant de souffrance, que j’ai vu dans un hôpital de Kilis, ville turque près de la frontière syrienne. Une femme de 38 ans y était alitée, la colonne vertébrale broyée après un bombardement sur les faubourgs d’Alep. Les murs de sa maison ne s’étaient pas uniquement effondrés sur son dos, mais aussi sur sa fille, Ayah. Une fillette blonde de 9 ans avec des lunettes en plastique. Ce jour-là, Ayah venait de mourir. Les yeux de sa mère convulsaient de douleur.
«Quand est-ce que ça va finir?»
Et puis il y a ces visages, creusés par l’épuisement, ce regard blessé que j’ai pu voir chez une femme rencontrée dans un parc de Kilis. Le parc abritait 4.000 Syriens amassés sous des tentes de fortune. La femme avait voulu me donner son plus jeune fils. Ses jambes étaient couvertes de gale. «Quand est-ce que ça va finir?», m’avait-elle demandé, une supplique dans la voix.
Cette question sur la fin des hostilités est omniprésente dans l’esprit de ceux qui souffrent. Comme sont omniprésents les souvenirs de tortures, de morts, de viols, de privations et de misère. Perdre sa maison et quitter son pays est un fléau pour les réfugiés, à l’image du calvaire que représente la nouvelle place à se trouver dans des communautés parfois hostiles à leur présence. Beaucoup de ces réfugiés souffrent de blessures physiques infligées par la guerre. Mais, pour une majorité encore plus écrasante, les dégâts sont internes, émotionnels. Pour les Syriens, la souffrance relève d’un effet domino qui semble ne jamais vouloir s’arrêter.
Selon les estimations de l’OMS, entre 3% à 4% des individus pris dans une situation d’urgence (comme, par exemple, la guerre en Syrie) développeront de graves troubles mentaux –des troubles psychotiques ou dépressifs majeurs (par rapport aux 2% à 3% qui en développeront a priori). L’organisation estime aussi que 15% à 20% des individus pris dans une situation d’urgence développeront des troubles légers ou modérés –de l’anxiété, des troubles dépressifs légers ou un syndrome de stress post-traumatique (SSPT)–, contre 10% a priori et que, durant de telles circonstances, un «important pourcentage» manifestera une «détresse psychologique normale».
Il faut que nous en fassions davantage
A.M. Tijerino, conseillère en santé mentale MSF
A l’heure actuelle, ce sont environ 9 millions de Syriens qui ont quitté leur foyer, dont 2,7 millions à avoir trouvé refuge dans les pays voisins (Turquie, Jordanie, Liban, Egypte et Irak). Et, bien évidemment, des millions de Syriens sont toujours à souffrir à l’intérieur de leur pays. Faites le calcul et vous comprendrez facilement l’ampleur de la crise psycho-sanitaire générée par cette guerre.
Mais face à la myriade de besoins humanitaires pour lesquels il n’y a pas le début du commencement d’une solution, que faire de cette crise? Est-ce qu’il est possible de voir ses effets à long-terme –des pathologies susceptibles de détruire des familles et de rogner d’autant sur la qualité de vie des populations– tempérés d’une manière un tant soit peu significative? Si des organisations internationales et locales mettent tout en œuvre pour répondre à de tels besoins, reste que l’ampleur de la tâche est aussi énorme que déchirante.
Le 15 mai dernier, Physicians for Human Rights (PHR) publiait une carte répertoriant toutes les attaques ayant touché des établissements médicaux et des professionnels de santé en Syrie. Mais ce document ne précisait absolument rien sur les fournisseurs de soins en santé mentale. Erin Gallagher, directrice des enquêtes et des interventions d’urgence, est parfaitement consciente de la crise psycho-sanitaire qui se déroule actuellement en Syrie, mais elle explique que son organisation manque de données statistiques sur les psychologues et autres professionnels en santé mentale.
Un manque criant de soins psychologiques
C’est une tendance lourde: pendant mon reportage, je n’ai pas pu trouver la moindre organisation capable de me dire, relativement précisément, combien de spécialistes en santé mentale travaillent actuellement en Syrie ou dans les régions limitrophes. Gallagher ne peut donc qu’énoncer l’évidence, à savoir que «tant d’adultes et d’enfants souffrent actuellement de traumatismes psychologiques et ne reçoivent aucune aide».
«Tous les réfugiés syriens souffrent d’un manque criant de soins psychologiques et psychiatriques», confirme Ana Maria Tijerino, conseillère en santé mentale pour Médecins Sans Frontières (MSF) Suisse. «Nous devons en faire davantage, c’est incontestable.»
Elle insiste:
«Il faut que nous en fassions davantage.»
Un soir, à Reyhanli, une autre ville turque près de la frontière, je discute avec Mohamed Suleiman, un psychologue originaire d’Idlib, en Syrie. Au cours de notre conversation, il sort un grand trépied surmonté d’une barre horizontale piquetée de diodes vertes. Il tend un casque à un de mes collègues et nous regardons les loupiotes commencer à clignoter, l’une après l’autre.
Il s’agit d’un appareil d’EMDR (pour eye movement desensitization and reprocessing; désensibilisation et reprogrammation par mouvement des yeux), une méthode utilisée pour soigner le SSPT et des individus chez qui les souvenirs douloureux provoquent diverses réactions sensorielles handicapantes; l’idée, c’est d’aider le cerveau à assimiler de nouveau des informations traumatiques tout en les rendant moins traumatisantes. Pour beaucoup de spécialistes occidentaux, la psychothérapie a fait ses preuves, mais il est on ne peut plus rare de pouvoir en bénéficier dans des endroits aussi dévastés que la frontière syrienne. Suleiman, qui pense que sa femme et lui sont globalement les deux seuls praticiens de la région, me dit transbahuter sa machine de tente en tente dans les camps de réfugiés. Mais ils ne peuvent aider qu’une personne à la fois.
En arpentant les régions où se dispersent les camps de réfugiés syriens, j’ai souvent rencontré des psychologues qui me disent être les seuls à des kilomètres à la ronde –dans la plupart des cas, il s’agit même du seul professionnel de santé mentale présent dans des camps où s’entassent des milliers d’individus. Et tous ces praticiens me confirment que le nombre de Syriens souffrant d’épisodes dépressifs ou anxieux ne cesse de croître.
Leur angoisse est constante
En plus de MSF, d’autres groupes internationaux à l’instar de l’International Rescue Committee ou de l’Unicef offrent leur aide dans différents endroits, comme le font les associations locales. C’est le cas du Centre de Kirkuk pour les victimes de la torture, qui vient récemment d’être renommé en Fondation Jiyan pour les droits de l’homme. L’organisation est chargée de sept centres de réhabilitation dans le nord de l’Irak, dont un situé dans le camp de réfugiés de Domiz. Le nombre de personnes en souffrance y est extraordinairement élevé. Salah Ahmad, psychothérapeute et directeur général de l’organisation, explique qu’à Domiz, un camp qui abriterait plus de 70.000 Syriens, le centre a vu défiler plus de 9.000 patients lors de ses 11 premiers mois d’exercice. Son équipe a dû mettre en place une liste d’attente.
«90% des familles présentent des traumatismes», explique Muna, une assistante sociale d’Amman, œuvrant pour la Syrian American Medical Society (SAMS). L’association, qui emploie des psychologues et des travailleurs sociaux, organise des visites à domicile pour évaluer et aider les centaines de nouvelles familles qui arrivent chaque mois.
«Quand un avion passe dans le ciel, les enfants se cachent sous les chaises. Ils disent “j’aimerais tant retourner en Syrie”».
«Ils sont constamment angoissés, mais ils ne peuvent pas expliquer pourquoi, ajoute un de ses collègues, ils sont incapables de s’adapter à leur nouvel environnement, ils sont désespérés.»
Les psychologues et les travailleurs sociaux de SAMS expliquent qu’ils font entre quatre et cinq visites dans les familles, en leur apportant des vivres et des vêtements. De la sorte, ils espèrent atténuer le sentiment d’isolement et satisfaire une partie de leurs besoins constants en produits de première nécessité. C’est le strict minimum avant que, par exemple, une femme se mette à parler et dise qu’elle a été violée. En d’autres termes, connaître le cœur du traumatisme demande du temps et les bonnes circonstances.
«On leur dit qu’on est là pour eux. On leur tend un filet de sécurité», explique Yassar Kanawati, la psychiatre qui supervise l’équipe psychosociale du bureau de SAMS à Amman (elle est basée à Atlanta, mais fait souvent l’aller-retour en Jordanie).
On leur dit qu’on est là pour eux.
Yassar Kanawati, psychiatre
Pour la plupart des soignants avec qui j’ai pu m’entretenir, les enfants représentent une population particulièrement préoccupante. Bon nombre ne vont plus à l’école à cause d’une manque d’infrastructures, et ceux qui le peuvent souffrent de troubles de la concentration et de l’apprentissage. Ils absorbent la souffrance de leurs parents (quand leurs parents sont encore en vie).«La plupart de ceux qui viennent nous voir ne peuvent plus dormir, ils font des cauchemars, sont hypersensibles. Beaucoup n’arrêtent pas de pleurer, d’autres sont agressifs ou ne parlent plus», explique Ahmad.
Kanawati décrit des situations dans lesquelles le traumatisme de la mère peut rejaillir sur ses enfants, ce qui les rend plus agressifs, moins capables de se concentrer et d’apprendre. Elle organise des psychothérapies de groupe avec les réfugiés, dont beaucoup sont des enfants, et elle explique que le«traumatisme les rend apathiques, agressifs, dépressifs ou encore anxieux. Ils ne font que ressasser leurs épreuves, ils pensent à leur père qui vient de mourir, à leur mère qui a été violée sous leurs yeux. C’est très grave».
Pour Kanawati, si les soins médicaux pour les problèmes physiques sont évidemment essentiels, offrir un soutien plus conséquent aux réfugiés quant à leur santé émotionnelle et mentale «pourrait prévenir un futur déclin fonctionnel et général de la société».
Pour autant, des organisations comme SAMS manquent cruellement de personnel et d’argent. Kanawati explique que le groupe a du mal à rassembler les 100.000 dollars (75.000 euros) annuels nécessaires à son fonctionnement. Les «ressources» est un mot qu’elle a toujours à la bouche, à l’image de tous ses collèges et homologues, signe du décalage entre l’ensemble des besoins et les rares qu’ils arrivent à satisfaire.
La santé mentale reste un tabou
Ce à quoi s’ajoute une autre gageure: en tendance, les problèmes individuels s’aggravent avec le temps. En avril dernier, l’organisation de lutte contre la pauvreté CARE publiait un rapport disant que les réfugiés «représentaient un risque psychosocial directement proportionnel à la durée du déplacement». En précisant que les familles syriennes «avaient connu une détérioration évidente de leur santé mentale, soit un changement majeur par rapport aux années précédentes». Des problèmes mentaux qui, selon CARE «sont exacerbés par des préoccupations constantes sur les ressources financières nécessaires pour couvrir leurs besoins basiques et sont directement corrélés à une détérioration générale de leur santé».
Tijerino de MSF, qui s’occupe pour ce groupe des questions de santé mentale dans le camp de Domiz, le confirme. «Certains réfugiés sont là depuis plus de deux ans, et la situation n’est pas près de changer», affirme-t-elle. Ne pas savoir de quoi leur avenir sera fait, l’incertitude «affecte leur santé mentale».
Pour compliquer encore davantage la situation, le fait est que la santé mentale est un tabou très ancré dans la région. Kanawati n’est que trop familière de ce problème. Dans les années 1980, quand elle finissait ses études de médecine et disait qu’elle allait se spécialiser en psychiatrie «tout le monde (lui) riait au nez».
«A cause de Freud, poursuit-elle ils pensent que la psychothérapie concerne le sexe et la sexualité. Et dans notre culture, ce sont des questions très intimes. On ne va pas voir quelqu’un pour en parler.»
De la même manière, en Irak, Ahmad explique que «les traitements psychologiques demeurent largement méconnus dans tout le Moyen-Orient».
Le tabou est toujours prégnant, mais les attitudes commencent tout doucement à évoluer. Le problème, c’est qu’en plein cœur de la guerre, ce nouveau désir d’assistance se heurte au manque de professionnels. «On doit donc en appeler à des para-professionnels –des travailleurs sociaux qui n’ont pas de diplômes médicaux–, que nous formons sur le tas», explique Kanawati.
Entre le besoin d’éduquer les populations sur la question de la santé mentale et les soins à apporter à tant de gens en souffrance avec si peu de professionnels disponibles, le défi que représente cette crise est phénoménal.
Prêtant main forte aux individus zélés avec qui j’ai pu m’entretenir, quelques projets innovants commencent à voir le jour. Par exemple, des spécialistes ayant travaillé sur les traumatismes enIrlande du Nord sont en train de mettre au point une plateforme Internet visant à répertorier les symptômes mentaux des réfugiés syriens, à la fois pour évaluer les besoins et transmettre ces connaissances aux praticiens et ONG, et leur permettre, sur le terrain, de fournir des protocoles de soin adéquats. Mais le fait est que ce genre d’initiatives est toujours à l’état d’ébauche, pendant que la guerre, elle, continue à faire rage et à envoyer, chaque jour, des réfugiés de plus en plus nombreux rejoindre les camps de la frontière.
Suleiman pense à l’avenir. A côté de son appareil d’EMDR qui clignote, son regard s’assombrit.
«C’est le futur qui me fait peur, dit-il, bien plus peur que le présent.»
Un sentiment qui, malheureusement, est aujourd’hui la réalité de millions de personnes.