«Il faut continuer à aller en Syrie pour témoigner» – par Laurence Defranoux

Article  •  Publié sur Souria Houria le 14 janvier 2014

 

 

Les conditions de travail des journalistes ont été au cœur de la soirée organisée lundi soir pour Didier François, Edouard Elias, Nicolas Hénin et Pierre Torres détenus depuis six mois.

 

Ils sont reporters, photographes, ils partent régulièrement en Syrie, certains ont déjà été victimes d’un kidnapping. D’autres sont chefs de service et prennent la responsabilité d’envoyer des journalistes sur place. Tous ont débattu lundi soir lors d’une soirée organisée à la Maison de la Radio en soutien aux journalistes français otages en Syrie, Didier François, Edouard Elias, Nicolas Hénin et Pierre Torres enlevés en juin 2013.

Au cœur de la soirée animée par Florence Aubenas, ancienne grande reporter à Libération détenue durant cinq mois en Irak, et Jean-Marc Four, directeur de la rédaction de France Culture, la nécessité de continuer à couvrir les réalités d’un pays déchiré par un conflit où «l’enlèvement est devenu une véritable industrie, où le journaliste est une proie».

«LE PREMIÈRE RÉVOLUTION SYRIENNE N’EST PLUS»

Malgré la diffusion du récit glaçant de ses cinq mois de détention par son compagnon d’infortune, Domenico Quirico, journaliste à La Stampa libéré en septembre, assure : «Moi, c’est mon métier. La vraie tragédie, c’est celle des 22 millions d’habitants. On dit que 130 000 personnes sont déjà mortes dans ce conflit, mais on ne sait pas exactement. Ces 130 000 personnes, ce sont des enfants, des vieux, des civils qui sont morts. C’est nécessaire de continuer à aller en Syrie pour transformer ce chiffre en êtres humains.»

Le journaliste italien explique qu’il devient très difficile de trouver des personnes de confiance. «Je suis allé cinq fois en Syrie, chaque fois je travaillais avec l’Armée syrienne libre, des révolutionnaires laïcs qui combattaient un régime sanguinaire. J’avais confiance en eux. Mais la première révolution syrienne n’est plus, ils sont tous morts, tués par la guerre. Aujourd’hui, personne n’est plus ce qu’il dit être, il y a de faux révolutionnaires, de faux rebelles.» La cinquième fois, c’est une katiba de l’ASL qui l’a trahi.

«PASSER LA FRONTIÈRE PAR LES BARBELÉS»

De son côté, Garance Le Caisne, pigiste pour le Nouvel Obs et le JDD, raconte comme elle préfère travailler seule, sans fixeur, prendre le temps de rencontrer des gens, dormir chez des habitants,«en prenant du temps, on peut approcher une certaine réalité». Que pour cela, elle doit «passer la frontière par les barbelés», et que pour un reportage de dix jours, n’être payée parfois que 467 euros brut. Elle précise: «On a peur, mais si on a trop peur on n’y va pas. Personne ne nous oblige à partir, on a envie d’y aller. Mon plus gros stress, ce n’est pas de me faire enlever, c’est de savoir si je vais ramener assez de choses intéressantes pour mes lecteurs.»

Les méthodes de travail sont différentes. Hala Kodmani, primée pour ses reportages dansLibération, est syrienne, et se fait passer pour une habitante lorsqu’elle s’y rend, ce qui lui évite d’être repérée. Pour Patrick Baz, chef du bureau du Moyen-Orient pour l’AFP, c’est devenu impossible pour un photographe étranger de travailler en zone rebelle. Lui emploie des photographes syriens, à qui il fournit des casques, des gilets pare-balles, un contrat. Mais il n’a que des «rapports virtuels» avec eux. Il pointe le fait que transmettre des informations depuis la Syrie est déjà se faire repérer, que la géolocalisation est un problème, que l’utilisation de pseudonymes ne protège pas assez. «Les journalistes sont pris entre deux feux, le régime d’Assad et les islamistes.» Il raconte la difficulté de se fier à des images diffusées sur les réseaux sociaux :«Que l’on soit pour ou contre, ce sont toujours des images de propagande, pas des photos prises par des personnes neutres dans le conflit. On analyse les fichiers. Si les images ont été tournées avec une caméra professionnelle, on a des doutes car ça veut dire qu’elles ont peut-être déjà été diffusées ailleurs, qu’elles ont été reprises d’une télévision. On doit faire preuve de beaucoup de vigilance.»

«ON ENVOIE? ON N’ENVOIE PAS?»

Jean-Luc Hees, président de Radio France, raconte l’angoisse des chefs de service qui prennent la responsabilité d’envoyer des journalistes dans «l’empire du mal» et leur inquiétude permanente pour eux. «On envoie? On n’envoie pas? On sait qu’il faut y aller. Mais ce n’est pas facile non plus pour ceux qui restent.»

Entre vingt et trente journalistes occidentaux sont détenus en ce moment en Syrie – le chiffre exact n’est pas connu, car certains pays ou journaux ne souhaitent pas divulguer les noms pour protéger les otages. Cent vingt journalistes ont été tués les trois dernières années, dont 90 Syriens. Marcin Suder, journaliste polonais libéré fin octobre après trois mois de captivité, craint que «la Syrie ne devienne un endroit « no go »», où les journalistes ne peuvent plus se rendre.

Dans ces conditions, faut-il encore partir? Un journaliste franco-syrien prend la parole dans le public, explique qu‘«il faut continuer à aller en Syrie pour témoigner, c’est important». Tous en sont convaincus, et Garance Le Caisne exprime sa culpabilité de ne pas pouvoir témoigner: «On n’est pas suicidaire. Si c’est y aller et ne pas revenir, ça ne sert à rien. Je me sens coupable de ne pas y retourner, mais ma culpabilité n’est rien au regard de ce qu’ils vivent là-bas.»

A Florence Aubenas qui lui demande s’il serait prêt à retourner en Syrie, Domenico Quirico répond, sans hésiter : «Demain».

Didier François, Edouard Elias, Nicolas Hénin et Pierre Torres sont détenus depuis plus de six mois.

source :

Dominico Quirico, journaliste de la Stampa, ancien otage, et Garance Le Caisne, pigiste, à Paris, le 6 janvier 2014, à la Maison de la Radio. (Photo Laurent Troude pour Libération)

date : 07/01/2014