Il prend nos vies, il confisque nos morts – texte d’une famille franco-syrienne
Elle est partie à jamais.
Elle qui avait si souvent réclamé la venue des siens, loin et exilés.
Elle voulait les voir, les serrer tant qu’elle pouvait.
Puis elle s’était résignée, elle avait accepté l’absence et la distance, qu’ils soient libres de leurs pensées impossibles à exprimer dans ce pays.
Son fils avait quitté ce pays qu’il aimait mais où il étouffait. Il fallait se taire, toujours se taire.
Il était donc allé ailleurs crier son indignation et dénoncer le poids de ce huis-clos.
Mars 2011, les braves ont défié le dictateur.
Ils voulaient simplement que la vérité éclate, que ce souffle de liberté devienne tornade et balaie le régime du pays de Cham.
Elle voulait avoir ses fils derrière elle, le jour du départ.
La guerre là-bas en a décidé autrement.
Nous sommes restés ici, avec notre chagrin et la double peine de la séparation et de l’isolement.
Combien sont-ils, ceux qui ne peuvent et ne pourront accompagner leurs morts,
Ceux qui devront se cacher pour les enterrer,
Ceux qui regarderont l’heure et n’y seront pas,
Ceux qui vivront par procuration la cérémonie,
Ceux qui demanderont si les tirs ont cessé pour respecter le recueillement,
Ceux qui guetteront au téléphone les cris des pleureuses, le son des cloches ou la prière des morts et se diront que c’est fini ?
Et ceux là-bas qui braveront les tirs et les explosions,
Ceux qui ne rejoindront pas la terre de leur enfance,
Ceux qui ne pourront être couchés auprès du compagnon de toute une vie car la route n’est pas sûre.
Alors ils seront enfouis dans le carré des étrangers… en attente.
Mais étrangers à quoi, Monsieur Assad ?
Étrangers à vos horreurs.
Immense est votre responsabilité,
De ce paradis vous et votre famille avez fait un enfer.
Souvenez-vous de ces quelques enfants désarmés des premières heures.
D’elle nous garderons cette dernière image, il y a trois ans, quand nous la quittions à quatre heures du matin, dans la nuit de Damas, pour nous envoler et respirer ailleurs.
Nous lui disions à bientôt, à l’an prochain à Damas.
Mais on ne savait pas que bientôt serait jamais.
Elle s’appelait Salma, Salam.
Avez-vous seulement une idée de ces mots, Monsieur Assad ?
C’était ma grand-mère, c’était sa mère.
Vous prenez leurs vies, vous confisquez nos morts.
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Au-delà des actualités diplomatiques et des nouvelles du front, la guerre déchire, la guerre sépare. Mediapart publie, à la suite de l’Institut Medéa (Bruxelles), ce texte d’une famille franco-syrienne exilée et séparée des siens restés en Syrie, et qui souhaite garder l’anonymat.
date : 21/10/2013