Informer en Syrie, entre ruse et danger de mort – par Emilie Gavoille et Hélène Marzolf
ENQUÊTE | France 24 vient de rapatrier un de ses reporters menacé de mort. Opérations éclairs, séjours incognito… journalistes et rédactions multiplient les précautions.
Informer en Syrie : une mission suicidaire ? Il y a quelques mois, la mort de plusieurs reporters, (Gilles Jacquier, puis Rémi Ochlik et Marie Colvin) avait contraint des rédactions, comme France Télévisions, à évacuer momentanément leurs troupes. Depuis, celles-ci se sont redéployées sur le terrain, mais leurs conditions de travail restent extrêmes. Dernier incident : lundi 6 août, France 24 annonçait dans un communiqué qu’un de ses grands reporters, Chedy Chlela venait d’être rapatrié en urgence avec deux autres journalistes, à la suite de menaces de mort. « Il a été victime d’appels au meurtre sur Twitter et Facebook, et a été attaqué physiquement sur le terrain, explique Nahida Nakad, directrice de la rédaction de France 24. Aujourd’hui, il porte plainte auprès du parquet de Paris pour que l’on n’empêche pas des journalistes de témoigner et nous le soutenons totalement. Nous sommes extrêmement choqués par cette violence ».
Alors que les bombes pleuvent sur Damas, que la situation se radicalise, l’accès au pays reste très verrouillé. Face à un régime aux abois, qui délivre les visas officiels au compte-goutte (l’AFP ou TF1 en ont bénéficié ponctuellement, France 24 est sur liste noire depuis le début du conflit), la plupart des journalistes sont obligés d’entrer clandestinement sur le territoire. « Cela implique que l’on peut vous faire « disparaitre » plus facilement, poursuit Nahida Nakad. Si les rédactions cherchent à savoir ce que sont devenus leurs reporters, les autorités peuvent répondre qu’elles ne sont pas officiellement au courant, et donc pas responsables ».
Périple éclair
Pour contrer le danger, une partie des équipes reste cantonnée aux frontières turque ou libanaise. Ceux qui s’aventurent au cœur du pays doivent multiplier les précautions. Il faut « travailler sous pseudo » (AFP), « communiquer avec sa rédaction par messages téléphoniques codés » (France 24), et, pour tout le monde, « éviter de rester longtemps au même endroit ». Lorsque le 24 juillet dernier, la journaliste Liseron Boudoul entre à Alep, c’est pour un périple éclair de 24 heures. « Y rester plus aurait été dangereux » explique Antoine Guélaud, directeur de l’information de TF1.
Les rares journalistes qui tentent une immersion en longueur évoquent des conditions de tournage à hauts risques. « Le dispositif militaire est d’une densité telle que l’on a mis une semaine à pénétrer dans la capitale » explique le grand reporter Matthieu Mabin, de retour d’une incursion de huit jours à Damas, en compagnie de la journaliste arabophone Sofia Amara. « Nous nous sommes fait aider à chaque étape par des rebelles, en passant par des chemins de contrebandiers. Cela impliquait beaucoup d’attente, de planque, et de débrouille. J’ai dû me grimer – en mettant de la gomina et une fausse moustache – nous avons fait de la motocyclette, effectué des marches qui se sont transformées en escalades de nuit, puis un périple de soixante kilomètres à cheval dans la montagne… C’était très éprouvant physiquement ».
Rentré de Damas où il se trouvait clandestinement, l’envoyé spécial de FRANCE 24, Matthieu Mabin, décrit en plateau la situation sur le terrain.
Dans une zone stratégique, où la guerre se déroule en quasi huis-clos, il a été l’un des rares à pouvoir témoigner de la réalité. « Ce que l’on a vu met à mal la communication du régime qui affirme avoir repris en main la ville, et notamment le quartier de Tadamoun. En réalité, on assiste à la lutte du bœuf contre l’essaim de moustiques. Un peu partout dans la ville, la rébellion déclenche des attaques, et l’armée régulière riposte. Même s’il est vrai que l’Etat bénéficie de moyens beaucoup plus conséquents, la rébellion est bien organisée tactiquement. Finalement la grande découverte de ce reportage est de constater qu’aujourd’hui en Syrie c’est l’armée syrienne libre qui a l’initiative. La situation est très différente de la perception que l’on peut en avoir lorsqu’on on regarde la plupart des télés occidentales qui, même avec des conditionnels, sont parfois obligées de relayer l’information officielle ».
Face à l’impossibilité de couvrir la totalité du territoire et d’envoyer des équipes sur le terrain en permanence, les rédactions sont tributaires des informations et des documents transmis par des tiers : vidéos d’amateurs, reportages de confrères étrangers ou de journalistes indépendants restés sur place, images émanant de la télévision officielle ou des rebelles… « Il nous arrive d’acheter des images sur place, à des freelances qui nous les proposent et dont on connaît le travail. Des gens qui sont là-bas depuis un moment et qui ont noué des contacts solides avec les rebelles » explique Henry Bouvier, un des rédacteurs en chef de l’AFP TV. A TF1, on préfère généralement se tourner vers le service des échanges internationaux de la chaîne (et de LCI), où arrivent les fameuses EVN, ces rushes émanant des chaînes de télés du monde entier. Même si « le robinet à images manque parfois un peu d’angles ».
Désinformation
Reste la plateforme YouTube et ses millions de vidéos amateurs, gigantesque champ des possibles, tant du point de vue de l’information… que de la manipulation. Autour du conflit syrien, où les deux camps ont intégré la communication comme une arme de guerre à part entière, la désinformation fait rage. L’agence Reuters en a récemment fait les frais, qui a vu sa plate-forme de blogs et son compte Twitter piratés, une fausse interview du chef des rebelles annonçant le retrait de l’Armée syrienne libre d’Alep ayant même été publiée. « Quand on reçoit des vidéos envoyées par les rebelles, on a toujours peur qu’en réalité elle soient envoyées par les autorités pour nous discréditer » confie France 24, alors que TF1 se méfie particulièrement des images de tortures « car il n’y a rien de plus facile que de faire un simulacre ».
Face à ce risque, les rédactions ont mis en place des protocoles de vérification qu’elles veulent drastiques, s’appuyant notamment sur des contacts à la fiabilité déjà éprouvée, sur les compétences de leurs journalistes arabophones, parfois sur des pros du recoupement. C’est notamment le cas à France 24, où la collecte et le traitement des images amateurs incombent à la cellule des « Observateurs ». Tour d’horizon des réseaux sociaux, examen technique des vidéos, écoute attentive des accents, recherche des indices permettant d’identifier le lieu et la date : chaque document est passé au crible par la petite équipe de journalistes « fact-checkeurs », pour être authentifié. Ou invalidé, comme les montages bidons qui circulaient au début du conflit, en fait d’anciennes vidéos du Liban. « Les gens sont conscients du besoin que l’on a de pouvoir vérifier les images, note Sarra Grira, l’une des membres de l’équipe. Alors ils nous donnent des éléments pour que l’on puisse le faire. Ils se filment par exemple dans des endroits connus de la ville, pour qu’on puisse savoir où ils étaient, ou carrément avec des pancartes indiquant la date et l’endroit ».
D’après elle, les citoyens syriens se sont professionnalisés au fil du conflit : « Le verrouillage de l’information les a conduits très tôt à prendre le réflexe de se filmer et à organiser de véritables bureaux clandestins de communication. Aujourd’hui, alors que la situation s’aggrave, on n’est plus avec des gens qui filment depuis le toit de leur maison, mais avec des citoyens engagés avec les rebelles au cœur des combats. Ils ont acquis une expérience, un sens de l’organisation, dont ils pourraient venir parler dans les écoles de journalisme. »
A lire également, pour les anglophones, le blog d’un correspondant de l’AFP en Syrie, qui évoque les conditions de travail.
source : http://television.telerama.fr/television/informer-en-syrie-entre-ruse-et-danger-de-mort,85274.php