Jabhat Al-Nuçra à Idlib : retour sur un début détestable par Subhi Hadidi

Article  •  Publié sur Souria Houria le 26 juillet 2017

in Al-Quds al-Arabi, 21 juillet 2017 – traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

 

La ville de Saraqeb a procédé à de nouvelles élections dans une série de scrutins qui la caractérise depuis qu’elle s’est libérée de l’emprise du régime Assad, au mois de mars 2012, et ce, sous une pression populaire tout ce qu’il y a de plus positive qui s’est concrétisée par un mot d’ordre lancé par des militants de cette ville, à savoir : « Les élections sont une exigence populaire ! ». Ces élections se sont déroulées au niveau d’un conseil local et de deux assemblées, l’une consultative populaire (al-shûrâ) et l’autre constituée de notables (al-’a‘yân). L’un de ces récents scrutins fut celui qui conduisit à l’élection de la présidence du Conseil des notables de la ville, à laquelle ont participé 130 des membres dudit conseil (sur 200 membres, au total). Quant à la plus récente réalisation de cette nouvelle présidence et de son assemblée, ce fut la formation d’une commission exploratoire qui fut chargée de superviser les élections du Conseil local de la ville de Saraqeb, après que le Conseil des notables eu consulté les syndicats professionnels et les organisations de la société civile de cette ville.

Et, effectivement, il y a de cela quelques jours, cette commission exploratoire a organisé l’élection de la présidence du conseil local. La participation à cette élection a été de 55% (dont 25% d’électrices). Elle a donné lieu à une vive concurrence, et par conséquent à un résultat serré, entre Muthannâ Abdel-Karim Al-Muhammad (qui a obtenu 1 265 voix) et son concurrent Ibrahim Bârîsh (lequel en a obtenu 1 174). L’élu, âgé de 41 ans, est originaire de la ville. Titulaire d’une licence en droit, il a déjà occupé la fonction de président de l’Assemblée locale. Par ailleurs, il a appartenu au Syndicat des Avocats Libres d’Idlib, il fut l’un des fondateurs du Conseil des notables de la ville de Saraqeb et il a participé à la rédaction du règlement interne de ce dernier. Il convient d’indiquer que la Commission exploratoire (chargée de préparer les élections) avait édicté plusieurs conditions, à savoir que les candidats devaient être originaires de Saraqeb, être âgés de plus de vingt-cinq ans, avoir un bon curriculum et avoir apporté des gages de leur engagement révolutionnaire, avoir un casier judiciaire vierge et n’avoir aucun lien, d’aucune sorte, avec le régime Assad.

Quels sont ceux qu’une telle activité patriotique, populaire, civile et démocratique pourrait rendre furieux, mis à part certains de ceux (ou tous ceux) qui exècrent les quatre dernières qualités exigées (de cette Commission) pour des raisons pouvant varier, mais qui convergent toutes vers ce que l’on peut soupçonner chez eux : leur exécration viscérale de toutes les entités auxquelles s’appliquent les qualifications requises (par ladite Commission), j’ai nommé : la patrie, le peuple, la société civile et la démocratie.

Et quelle composante de la population du département (muhâfaza) d’Idlib, de manière générale, et de la ville de Saraqeb en particulier, pourrait-elle s’arroger la part léonine de cette hostilité et de cette détestation à l’encontre de ces entités, sinon l’ainsi dénommé « Front de la Victoire » (Jabhat al-Nuçra) – pour reprendre son intitulé [fallacieux] passé, car celui-ci n’a changé en rien, même s’il porte désormais l’intitulé ronflant et frelaté d’« Organisation de Libération de la Syrie » (Hay’a Tahrîr al-Shâm) !

Pour cette organisation, il n’est aucune patrie (Watan) qui tienne, si ce n’est celle qu’elle s’arroge dans l’espace devant être conquis au moyen de la « guerre sainte » (Sâh al-jihâd) afin de l’occuper aujourd’hui à la seule fin de l’abandonner après-demain. Elle n’a que faire d’un quelconque « peuple », hormis celui qui correspondrait à une définition flottante et nébuleuse où il est question d’une « matrie », d’une « ’umma islamique » liée à l’Au-delà et nullement liée à l’humanité. Et il n’est, à ses  yeux, aucune « société » (’ijtimâ‘) qui soit susceptible de transcender les décrets du « commandant des compagnons » (’amîr al-jamâ‘a) ou ce que ceux-ci imposent au peuple d’adopter « par consensus unanime ». Et il ne saurait, bien entendu, à leurs yeux, y avoir de démocratie, celle-ci étant pour eux une souillure, une impureté qu’il faut soigneusement éviter afin de respecter les prescriptions et les interdits de l’« intercesseur légal » (al-waliyy al-sha‘riyy).

Incapable d’imaginer et ne pouvant supporter certaines dissensions « légales » avec ses frères de combat, d’armes et de foi du mouvement des « Hommes Libres de Syrie » (’Ahrâr al-Shâm), le mouvement « Al-Nuçra » s’est engagé avec (et contre) celui-ci dans des opérations guerrières et des campagnes d’épuration. Comment, par conséquent, pourrait-il accepter (voire ne serait-ce qu’envisager) une activité électorale susceptible de donner à l’expression populaire une liberté suprême dans la gestion du territoire et dans le service du peuple, alors que lui, le mouvement du Front « Al-Nuçra » et son chef, Abû Muhammad Al-Jûlânî, sont accoutumés à un pouvoir reçu par délégation d’une légitimité divine supérieure (supposée) ?

Le fait d’arracher les drapeaux (aux trois étoiles) de la Révolution syrienne et de les fouler aux pieds (des pieds eux aussi non-syriens, des pieds avec lesquels marchent des djihadistes nihilistes déviants et délinquants dépourvus de patrie et de nationalisme patriote jusqu’au bout de leurs orteils) serait-il moins grave que le fait de tendre une blanche main (d’une noirceur terrifiante, en réalité) au régime de Bachar al-Assad ?

Le fait d’assassiner l’activiste de l’information Mus‘ab al-‘Azw, lorsque les hommes d’Al-Nuçra ont tiré délibérément contre une manifestation de civils à Saraqeb, est rien de moins qu’un cadeau politique et informationnel payé du sang de citoyens de cette localité et offert sur un plateau d’argent aux services du régime Assad.

Il y a de cela deux ans et demi, lorsque le département d’Idlib était tombé aux mains d’Al-Nuçra, des gens peu clairvoyants avaient salué cet événement, y voyant une « libération » de cette muhâfaza de l’emprise du régime et négligeant une autre réalité contraire qui menaçait de mettre la population d’Idlib et sa société dans son ensemble dans une nouvelle captivité non moins sauvage que celle qui avait prévalu tout au long des décennies du « mouvement de Redressement » (al-haraka al-tashîhiyya)(du coup d’état de Hafez al-Assad, ndt).

Et, effectivement, le Front Al-Nusra n’avait pas tardé à découvrir des crocs qui n’étaient en rien moins terribles [que ceux des sbires du régime Assad] au travers d’une série de mesures « légales » et de diktats sécuritaires tyranniques, répressifs et arbitraires, qui se manifestèrent par le fait que les places publiques de la ville furent submergées par des photographies du chef de l’organisation Al-Qâïda, ’Ayman Al-Zawâhirî, par l’arrachage des drapeaux (aux trois étoiles) de la Révolution, ainsi que par l’effacement des slogans patriotiques, civils et démocratiques. Très rapidement, Al-Nuçra entreprit d’« épurer » le département d’Idlib de tout opposant armé présumé. Ces opposant étaient eux-mêmes essentiellement issus des rangs mêmes des djihadistes : en effet, de l’Armée Syrienne Libre ne subsistait plus que son intitulé passé dans le domaine de la légende.

Par ailleurs, la chute d’Idlib aux mains de l’hégémonie d’Al-Nuçra a entraîné l’effondrement de toute une série de rapports de force locaux, régionaux et internationaux qui jusqu’alors s’équilibraient, en gros, et cela a conduit à une nouvelle situation favorable à Al-Nuçra (criante ironie du sort…).

Et depuis décembre 2012, après que les États-Unis eurent eu recours à leur mesure classique et caricaturale consistant à coucher Al-Nuçra sur la liste américaine des organisations terroristes, la popularité de ce « front » n’a fait que croître. Cela a eu pour conséquence que celui-ci allait dès lors s’acharner davantage contre ses rivaux (armés) et de manière globale contre les citoyens (désarmés) du département d’Idlib, tout en faisant tomber le masque sur de plus en plus d’éléments d’obscurantisme tant dans son discours que dans son comportement.

Les hésitations (à dire le moins) de Washington dans la question de l’armement des formations de la Résistance syrienne – ainsi que les hésitations de tous les autres pays, en réalité, chacun en fonction du terrain qu’il avait choisi pour jouer [leur petit jeu] avec les formations armées djihadistes – ont été un facteur supplémentaire du renforcement du Front (Al-Nuçra). Celui-ci n’avait plus rien à perdre, du fait de l’arrêt mis par les Américains aux fournitures d’armement (et il aurait eu beaucoup à gagner, dans le cas où celles-ci se seraient remises à à affluer).

Dans la balance, le plateau d’Al-Nuçra a donc été prépondérant, comme cela s’était passé lors de sa guerre contre le mouvement Hazm, contre le Front Révolutionnaire Syrien et contre le mouvement des ’Ahrâr al-Shâm, dans la région du Jabal al-Zâwiyé (dans les environs d’Idlib et au nord d’Alep), puis au cours de la bataille décisive qui conduisit à la domination par l’organisation djihadiste de deux bases militaires de Wâdî Dayf et d’Al-Hamîdiyyé.

Combien misérable et myope (à dire le moins) avait paru l’exultation manifestée par un Burhân Ghaliûn en sa qualité de premier Président du « Conseil national » de l’opposition syrienne, lorsque celui-ci avait salué le communiqué d’Al-Jûlânî au sujet de sa prise de contrôle de la ville d’Idlib, considérant que celle-ci « mettait un terme aux doutes suscités par beaucoup, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Syrie, au sujet des relations entre les forces djihadistes et les forces patriotiques – ces doutes qui assombrissent l’avenir aux yeux des Syriens au sujet de tout progrès, tant sur le terrain qu’en matière de libération, de manière générale ».

En effet, une fois tombée entre les mains d’Al-Nusra, l’avenir d’Idlib n’avait plus rien d’incertain !

Encore aurait-il fallu que des gens comme Burhân Ghaliûn entrevoient clairement quelles en était les réalités cauchemardesques !

Ces réalités cauchemardesques se sont avérées successivement et progressivement, jour après jour. Les tout derniers développements, à Saraqeb, n’en sont que quelques-uns des « détail ».

Votre serviteur ayant exprimé ses craintes après la prise de contrôle d’Idlib par Al-Nuçra, une autre fanfare de myopes avait embouché les trompettes du populisme et fait rouler les tambours du communautarisme afin de faire un véritable péché de toute crainte exprimée au sujet de l’avenir de cette ville. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les mêmes observent aujourd’hui un silence sépulcral devant le spectacle des crimes qu’Al-Nuçra perpètre à Saraqeb.

Il est douloureusement regrettable de se pencher sur la profondeur de la contradiction entre une société civile qui procède à des élections municipales patriotiques, populaires et démocratiques, d’un côté, et un groupe djihadiste à la pensée et au comportement obscurantistes, de l’autre – et ce, au milieu des réjouissances du régime et de ses alliés, de l’inflation des contradictions d’une insurrection en passe de devenir orpheline (contradictions entre des armes élevées au rang d’idéologie et de croyance religieuse, la faiblesse des instances d’une opposition « officielle » dépendante car liée à des régimes, à des appareils et à des sources de financement, le fait d’attacher certains espoirs à de (prétendus) ennemis du régime d’aujourd’hui qui avaient été ses amis jusqu’à avant-hier, et celui que le pays soit devenu un terrain pour des luttes entre divers agendas régionaux et internationaux tant géopolitiques que confessionnels, les forces militaires et les milices envahissant la Syrie (que celles-ci combattent aux côtés du régime ou contre lui, voire entre elles – mais, dans tous les cas de figure, contre le peuple syrien), sans oublier la position d’Israël, qui tient surtout… à ce que le régime Assad ne tombe pas !

C’est donc à un retour sur un passé détestable dans les brisées d’Al-Nuçra que nous sommes conviés, et à un nouveau départ vers des possibilités meilleures – pour lesquelles, d’ailleurs, la révolte syrienne s’était déclenchée, à savoir celles [d’une vie meilleure pour le] peuple syrien.

Dans ces deux domaines, gageons que l’avenir nous réservera de nouvelles surprises.