Jean-Pierre Filiu : «Il est illusoire de croire pouvoir nous isoler dans une tour d’ivoire»

Article  •  Publié sur Souria Houria le 8 septembre 2015

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Jean-Pierre Filiu s’appuie sur l’Histoire pour démontrer que le déséquilibre actuel du monde arabe est non seulement dû aux dictateurs et aux jihadistes mais aussi aux relations tumultueuses avec le monde occidental. De Napoléon à Charlie-Hebdo…


Des réfugiés gardés par des policiers hongrois dans un camp proche de Roszke à la frontière serbe. photo AFP

AFP

Sortie du livre « Les Arabes, leur destin et le nôtre »

« J’ai voulu retrouver le temps long de l’Histoire pour redonner du sens à ce qui semble un désordre sans nom, illustrer le combat des Arabes pour leur propre libération. Napoléon Bonaparte, quand il intervient en Égypte en 1798 au nom de la Révolution française, prétend libérer les Arabes de la domination de l’Empire ottoman. C’est pourquoi mon essai, sous-titré Histoire d’une libération, aurait également pu l’être De Bonaparte à Charlie. »

Daech, un état islamique ?

« Daech n’est pas un État, mais une machine de terreur, dont l’écrasante majorité des victimes sont des Musulmans. Ce monstre s’est développé parce que le soulèvement des peuples arabes en 2011 a partout, sauf en Tunisie, été écrasé dans le sang. Les despotes ont préféré encourager la violence jihadiste plutôt que répondre aux aspirations populaires. C’est parce qu’Assad s’accroche à son pouvoir, au prix d’un quart de million de morts, que Daech a pu s’enraciner en Syrie et attirer des milliers de partisans du monde entier. C’est parce que le premier président élu d‘Égypte (Morsi) a été renversé par un putsch militaire en juillet 2013 que Daech s’est implanté dans le Sinaï. En Irak, les nostalgiques de Saddam Hussein, comme en Libye ceux de Kadhafi, intègrent les rangs de Daech. Les assassins de la liberté sont les mêmes à Paris et à Tunis. La violence infligée aux Arabes par les dictateurs et les jihadistes ne peut rester confinée dans le monde arabe. »

la Guerre sunnites-chiites

« J’ai connu, au début de ma vie professionnelle, un monde arabe où on ne différenciait pas les Sunnites des Chiites. Loin d’être une fatalité, le conflit entre Sunnites et Chiites est une construction politique. Il ne s’agit donc pas d’une guerre de religions qui rappellerait le conflit européen entre Catholiques et Protestants, mais d’un affrontement entre deux régimes de type théocratique : l’Arabie saoudite et la République islamique d’Iran, qui mobilisent respectivement sunnisme et chiisme à leur profit. La source de cet affrontement n’est pas religieuse, puisqu’il s’agit de la désastreuse invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 : l’administration Bush, aveuglée par l’idéologie « néoconservatrice », a alors livré l’Irak à l’influence multiforme de l’Iran, suscitant un soutien débridé de l’Arabie aux groupes sunnites les plus militants. »

la vague de réfugiés

« De même qu’Assad est devenu la principale machine à produire du jihadisme, il est aussi la cause majeure de la grande vague de réfugiés. Six à sept millions de femmes et d’hommes ont été déplacés par la force à l’intérieur même de la Syrie. Quatre autres millions ont fui d’abord vers la Turquie, le Liban et la Jordanie. J’ai contribué cet été à une université populaire dans un camp de réfugiés syriens, où 84 000 personnes vivent en plein désert jordanien. Je vous assure que tous n’aspirent qu’à rentrer dans leur pays. Mais ils ne pourront le faire que le jour où Assad aura enfin quitté le pouvoir, condition indispensable pour rendre l’espoir aux Syriens. »

La réaction Européenne

« La France est un des rares pays d’Europe à avoir pris la mesure de l’immense défi de la crise en cours dans le monde arabe. Elle a essayé de convaincre les autres membres de l’UE de l’anticiper. Mais il faut pour cela accepter cette réalité : il est illusoire de croire pouvoir nous isoler dans une tour d’ivoire, tandis que les dictateurs et les jihadistes mettent le monde arabe à feu et à sang. Sa libération collective et individuelle n’est pas que l’affaire des Arabes. Elle nous concerne au premier chef, ne serait-ce que pour faire face à la menace terroriste et aux vagues de réfugiés. »

ZOOM

Jean-Pierre Filiu, 54 ans, est professeur d’études moyen-orientales à Sciences Po depuis 2006. Historien et arabisant, il a auparavant travaillé dans des organisations humanitaires, puis servi durant près de vingt ans comme diplomate. Ses ouvrages sur le monde musulman ont été traduits dans une douzaine de langues. Il vient de publier l’essai Les Arabes, leur destin le nôtre (éditions La Découverte), ainsi qu’une bande dessinée de fiction sur la révolution syrienne, La Dame de Damas (avec Cyrille Pomès, éditions Futuropolis).

source : http://www.lavoixdunord.fr/france-monde/jean-pierre-filiu-il-est-illusoire-de-croire-pouvoir-ia0b0n3026101