« Jihad Academy », plaidoyer d’un ex-otage face à Daech – par Jean-Pierre Filiu
Nicolas Hénin a beau être plus jeune que moi, c’est un journaliste « à l’ancienne ». Là où d’autres s’épuisent dans une vaine traque du « scoop », lui s’immerge des semaines, voire des mois, sur son terrain, dont il apprend la langue et maîtrise les codes. Il cite soigneusement ses sources, préférablement arabes, au moins arabisantes, avant d’avancer faits et interprétations.
Surtout, là où d’anciens otages ont visé le succès de librairie en révélant les « secrets » de leur détention, Nicolas Hénin, détenu par Daech de juin 2013 à avril 2014, nous livre avec « Jihad academy » un plaidoyer sur les moyens de comprendre, et donc de faire face à la menace djihadiste. Sa pudeur est telle qu’il n’évoque pas une fois les épreuves qu’il a subies aux mains de ses geôliers.
Hénin va même plus loin en soulignant les deux poids, deux mesures de l’indignation occidentale face à la barbarie de Daech.
Son livre s’ouvre par l’assassinat en Syrie du journaliste américain James Foley, en août 2014, par l’organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi, qui s’était proclamé « calife » le mois précédent en Irak. Hénin « porte le deuil » de son confrère supplicié, mais il n’en oublie pas pour autant les centaines de milliers de victimes de ce conflit, qui sont tombées sans susciter une indignation comparable.
Nicolas Hénin (à droite), avec les autres otages libérés, accueillis par François Hollande le 20 avril 2014 (KENZO TRIBOUILLARD/AFP)
Parabole de cour d’école
Lors de ses interventions publiques, Hénin fut confronté, comme moi-même tant de fois, au défi de l’incompréhension des citoyens même bien intentionnés face à une crise syrienne qui brouille tous nos repères.
Il y répond, avec plus d’humour que moi, par une parabole de cour d’école. Un voyou terrorise un de ses camarades qui va se plaindre à sa maîtresse ; celle-ci réprimande sévèrement le voyou, qui file une nouvelle raclée à sa victime dès le lendemain, avec la même réaction de principe du corps enseignant.
Les brutalités se répètent jour après jour, sans aucune intervention effective pour les stopper de la part de ceux dont c’est pourtant la mission. Alors le souffre-douleur va chercher une bande de malfrats qui le vengent avec force coups. Le voyou peut dès lors se précipiter vers sa maîtresse pour se lamenter de la perversité de sa victime.
C’est ce qu’on appelle une prophétie auto-réalisatrice et elle prêterait à sourire s’il ne s’agissait d’un peuple à la civilisation la plus ancienne de l’Histoire.
Nicolas Hénin construit son plaidoyer en chapitres solidement charpentés, aux titres qui claquent : « Le marketing de la laïcité », « Le poids de l’argent » ou « L’arnaque de Kobani » (localité syrienne, frontalière de la Turquie, dont la guérilla kurde fit à l’automne 2014 son « Stalingrad » face à Daech).
Il tord le cou à ce « bon sens près de chez vous » qui fait des ravages chez les décideurs et les commentateurs soi-disant « réalistes » :
« Outre le fait qu’une collaboration politique avec les services de sécurité syrien, responsables de crimes de masse, serait immorale, il faut garder à l’esprit qu’elle serait totalement contre-productive. Bachar al-Assad est le pire partenaire possible pour lutter contre l’Etat islamique. Il manque d’ailleurs singulièrement d’informations sur les djihadistes qui déferlent sur son sol. »
Merci qui, Baghdadi ? Merci, Assad ! ! !
On recommandera à « Tintin-Fillon » et aux amis de Marine-Poutine la lecture des pages sur l’infiltration des djihadistes par les services d’Assad et le soutien multiforme que la dictature syrienne leur a apporté. Hénin, juste avant son enlèvement à Raqqa en juin 2013, constate que le QG de Daech y reste intact, alors même qu’Assad n’hésite pas faire pilonner des cibles civiles toutes proches.
Ce n’est que plus d’un an après que l’état-major jihadiste, parfaitement identifiable, sera frappé… par les Etats-Unis. On dit merci qui, Baghdadi ? Merci, Assad ! ! !
Vous savez par ailleurs, chers riverains, que j’appelle systématiquement Daech l’organisation que Nicolas Hénin, par excès de scrupule, désigne encore comme « Etat islamique ».
On voit bien les dangereux amalgames qu’une telle désignation peut susciter. Après tout, personne n’appelle Al Qaeda « La Base » ou Hezbollah « Le Parti de Dieu ». Daech étant un acronyme arabe, cette utilisation a été banalisée pour le Fatah (qui signifie littéralement « mouvement de libération de la Palestine »), le Hamas (personne ne dit « mouvement de la résistance islamique »), sans parler, pour l’hébreu, de Tsahal (« Forces de défense d’Israël ») ou du Shin-Beth/Shabak (« Service de sécurité »).
Aussi le fruit de « nos erreurs »
Mais, foin de controverses linguistiques (quoiqu’elles ont leur importance), l’important est la leçon que nous donne à méditer Nicolas Hénin, grandi qu’il est par son expérience directe de l’enfer djihadiste : ce monstre-là est aussi le fruit de « nos erreurs », comme l’indique le sous-titre de cet essai nécessaire et percutant.
Deux mois après les tragédies des 7, 8 et 9 janvier 2015 à Paris, il n’est pas trop tard pour en tirer enfin toutes les conséquences.
Ed. Fayard, 260 p., 18€
date : 01/03/2015