La gauche française confrontée à la tragédie syrienne par Francis Sitel

Article  •  Publié sur Souria Houria le 14 septembre 2014

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L’inquiétante étrangeté qui semble caractériser l’attitude de la gauche française face à la tragédie syrienne n’est-elle pas d’abord la marque d’une mauvaise conscience profondément enfouie ?

De la mauvais conscience…

Mauvaise conscience du passé colonial. La France a noué des liens historiques avec la Syrie, ceux du mandat qu’elle exerça, en rivalité avec le Royaume Uni en cette région, lorsque les grandes puissances européennes imposèrent leur pouvoir sur ces pays que libérait l’éclatement de l’empire ottoman suite à la Grande Guerre. Liens anciens donc, qui ont laissé une empreinte durable, mais en France même estompés, comme effacés : qui sait encore ici ce qu’était précisément à cette époque un mandat ? Une relation différente de la colonisation brutale, en sa violence, telle qu’en fut victime par exemple l’Algérie, mais qu’on peut imaginer ne pas avoir été une bienveillante tutelle. Bref, beaucoup d’ignorance et de non-dits, qu’est venue recouvrir progressivement la complexité croissante de l’affrontement entre Israël et les populations arabes de la région.

Mauvaise conscience surtout en écho aux révolutions arabes. Plus exactement, une ambivalence à leur égard, dans la mesure où celles-ci ne cessent de par leur dynamique tumultueuse de venir percuter la perception de ces sociétés. Il fallut admettre que la longue et profonde complicité avec les dictatures régnantes ne pouvait être excusée par la croyance bien ancrée qu’il n’existait d’autre alternative à ces régimes que celle de l’islamisme politique. On avait expliqué que ces sociétés étaient privées de toute réelle potentialité démocratique, donc condamnées à osciller entre régimes militaires, certes autoritaires mais pro-occidentaux et enclins à accepter laïcité et modernité, et d’autre part des pouvoirs islamistes, obscurantistes et tout autant sinon plus antidémocratiques… Force fut d’admettre que les pouvoirs en place depuis des décennies ne représentaient pas un moindre mal, dès lors qu’en Tunisie puis en Égypte c’étaient les peuples mêmes qui le disaient. Une leçon qui allait se répéter dans nombre d’autres pays.

Le succès de la formule du printemps arabe, aussi séduisante que facile, témoigna de la surprise que provoquèrent le bouleversement de ces sociétés, et ses conséquences dans les esprits de ce côté de la Méditerranée. Elle permit à la honte de se muer en enthousiasme. Celui de découvrir avec émerveillement que la démocratie est bien une aspiration universelle des peuples, puisque même ces sociétés qu’on avait décrétées réfractaires de par leur religion dominante la faisaient leur et lui donnaient une force aussi soudaine que puissante.

C’était passer vite sur les difficultés immenses de réalisation de la démocratie dans des sociétés ayant connu le colonialisme, longtemps soumises à des dictatures, travaillées par la misère et soumises aux dominations des puissances impérialistes, donc confrontées aux puissantes contradictions sociales libérées par l’irruption populaire. Le printemps est vite paru se faner et l’enthousiasme céda à l’effroi devant les convulsions sanglantes qu’allait connaître la révolution tunisienne, et plus encore les révolutions égyptienne et syrienne…

La Libye a sans doute marqué un point tournant de ce retournement, lorsque l’exaltation optimiste s’effaça, laissant place à un retrait marqué de ressentiment lorsqu’il fallut admettre que l’intervention armée occidentale (française au premier chef) avait obéi à d’autres motivations que la volonté de voler au secours des insurgés de Benghazi menacés d’écrasement. L’image du lynchage de Khadafi (après celle de l’humiliation de Saddam Hussein) n’est pas venue enrichir un imaginaire tableau des exploits illustrant la solidarité entre dirigeants occidentaux et révolutionnaires arabes, partageant une même ambition démocratique. Aujourd’hui plus personne ne cherche à expliquer le chaos libyen, ni à trop analyser quelles conséquences la chute du régime de Khadafi, dans ces conditions, a provoquées en direction du Sahel et du Moyen Orient.

Ainsi, au-delà de la gauche, en vient à dominer dans l’opinion occidentale, avec l’Irak d’abord puis la Libye, le sentiment que les justifications démocratiques et humanitaires invoquées pour justifier des interventions militaires contre des dictatures et pour défendre la paix, ne sont que mensonges, voire pures et simples manipulations. Au point que la simple compassion pour les souffrances que nous montrent (épisodiquement) nos écrans de télévision, peut être vécue comme suspecte.

Et voici la Syrie. Avec ce qu’elle porte d’inimaginable : une dictature qui mène contre son peuple une guerre. Car c’est bien d’une guerre qu’il s’agit, lorsqu’une armée utilise tous les moyens dont elle dispose en chars, avions, missiles, armements chimiques, pour raser des villes, affamer les populations civiles, massacrer femmes et enfants… Avec l’objectif de noyer dans le sang le soulèvement révolutionnaire de tout un peuple.

En France, face à cette horreur, seule répond l’impuissance généralisée : gouvernements, opinion publique, partis politiques constatent… qu’on n’y peut rien.

… à la fausse conscience

Après que les bombardements chimiques de la population de plusieurs quartiers de Damas insurgés furent avérés, l’annonce martiale par B. Obama, F. Hollande et D. Cameron d’une intervention occidentale allait provoquer un fort sursaut de la gauche française. Avec premier effet de provoquer la réactivation d’un vieux clivage entre gauche belliciste et gauche pacifiste. Pour la première, l’usage des armes chimiques, dénoncé par le droit international depuis les excès de la Grande Guerre, confirmait la notion de ligne rouge définie par Obama. Sa violation flagrante faisant obligation aux États en ayant les moyens militaires de réagir. Si trop c’est trop, une punition s’imposait, expliqua F. Hollande.

Pour la seconde, il s’agissait de se dresser pour dénoncer, et si possible interdire, une intervention sans légitimité internationale (puisque court-circuitant l’ONU dont le Conseil de sécurité se voyait paralysé par les veto de la Russie et de la Chine), et obéissant à une volonté d’imposer en cette région la suprématie occidentale par des moyens militaires. Le mot punition n’était-il pas révélateur de la vieille arrogance impérialiste, voire néocoloniale ?

F. Hollande, après l’intervention au Mali, à nouveau s’affichait en chef de guerre. Il ne devait pas échapper aux critiques venant sur sa gauche, et ce de manière apparemment plus libre que lorsque sont en jeu sa politique économique et sociale, voire son exercice des pouvoirs que lui donnent les institutions de la Ve République (encore que cette posture guerrière soit rendue possible par ces mêmes institutions puisque autorisant le Président à agir militairement sans le feu vert du Parlement).

Ainsi la gauche critique retrouvait ses couleurs pour dénoncer la dérive guerrière du pouvoir socialiste. Sans rien céder au discours démocratique et humaniste revendiqué par ce dernier, elle n’hésita pas à recourir à une rhétorique vigoureuse. Si rares furent ceux qui contestèrent durablement que c’était bien le régime qui avait bombardé chimiquement, les frappes envisagées furent caractérisées très généralement comme des bombardements sur la Syrie, et l’intervention définie comme l’enclenchement d’une guerre (que certains caractérisèrent comme une guerre contre le peuple syrien) (1), on la dénonça comme une intolérable ingérence étrangère, portant tort à la nécessaire solution politique susceptible d’imposer la paix (Genève 2)…

Comme si soudain on oubliait que la guerre était déchaînée depuis plus de deux années, dans une Syrie transformée en champ de manœuvres des puissances régionales (Arabie saoudite et Qatar, Iran et Israël, Turquie…) et de leurs parrains que sont les grandes puissances (États-Unis, Russie, Royaume Uni, France, Chine…).

Scène tragique et théâtre d’ombres

Quoi de vrai en cette rhétorique ?

La crainte, fondée, qu’une intervention occidentale soit le déclencheur d’un embrasement incontrôlable de toute la région. Et d’autre part le refus, légitime, d’accorder la moindre confiance aux discours des gouvernements occidentaux lorsqu’ils invoquent les grands sentiments pour dissimuler leurs petits calculs et leurs intérêts égoïstes. Les sévères expériences de ce qu’il en fut avec l’administration américaine pour justifier la guerre en Irak et avec le gouvernement Sarkozy à propos de celle menée en Libye ont laissé des traces indélébiles.

N’empêche que tout allait s’effondrer sous le double impact d’un retrait occidental et d’une offensive diplomatique russe. Successivement, le vote du Parlement britannique s’opposant à la décision du Premier ministre de participer à l’opération militaire envisagée, les atermoiements d’Obama suspendant à un vote du Congrès l’engagement américain, deux imprévus qui conduisaient F. Hollande à un prudent repli. En revanche, c’est une habile riposte dans laquelle se lança la diplomatie russe : puisque la menace occidentale ne portait que sur l’utilisation des armes chimiques, le pouvoir russe obtenant l’accord de Bachar Al Assad pour la neutralisation de son armement chimique sous contrôle international, c’est tout le dispositif offensif des puissances occidentales qui s’effondrait. S’ouvrait dès lors le temps des grandes négociations internationales, au premier chef avec l’Iran sur la question du nucléaire…

Même si l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) s’est vue attribuer en récompense de son efficacité le prix Nobel de la paix, faut-il en conclure à une victoire du pacifisme ? Il y faudrait beaucoup de naïveté et d’aveuglement pour occulter qu’au terme de cette course au bord du gouffre Bachar Al Assad est ressorti, sinon réhabilité, du moins réinséré dans le concert des nations, au titre de partenaire fréquentable, voire de maître du jeu en vue d’une éventuelle négociation internationale. Une situation qui laisse à ses mains ensanglantées toute liberté pour continuer à massacrer le peuple syrien, avec des armes dites conventionnelles….

Depuis cet épisode, tandis que l’armée bombarde et affame les populations pour mener au bout son entreprise de reconquête des territoires libérés, le régime multiplie ses manœuvres de division de la société et travaille à étouffer les aspirations populaires par le déchaînement d’une terreur généralisée.

Et la gauche française, dans sa diversité, de détourner les yeux. Celle qui a dû renoncer à une intervention. Celle qui peut être tentée de croire qu’elle l’a empêchée.

Un droit à l’indifférence ?

Une telle facilité à tourner la page d’une mobilisation privée de ses objectifs et une égale incapacité à faire retour sur ses propres responsabilités au regard de la tragédie syrienne invitent à s’interroger sur ce que peuvent en être les ressorts profonds.

Un certain pacifisme, qui a sa dignité incontestable, peut aussi servir de refuge à une vieille complaisance à l’égard du régime syrien. Celui-ci a toujours su entretenir, de manière aussi hypocrite que fallacieuse, l’image d’un attachement à la laïcité, un vernis d’anti-impérialisme et d’opposition à Israël, une fidélité à la protection des minorités religieuses et ethniques… Toutes choses qui ne sauraient résister à un minimum de connaissance de la politique effective du pouvoir syrien, et devraient voler en éclats à la vue de la barbarie dont il fait preuve. Reste que les illusions qui permettent de ne pas troubler des habitudes anciennes et un certain confort intellectuel ont la vie dure.

Surtout lorsqu’est proposée une grille de lecture des bouleversements secouant la Syrie qui permet de la réactiver. Si la révolution syrienne a été étouffée par la guerre, pour laisser place au seul face-à-face entre le régime et les groupes djihadistes, il n’y a plus à prendre parti. Dès lors que s’affrontent deux barbaries, reste à pleurer. Certainement pas à s’interroger sur ce qu’il conviendrait de faire. Se noue alors une tacite alliance entre ceux qui désespèrent de la révolution syrienne et la masse informe des indifférents à toute cause qui se situe hors de leur champ de vision personnel et des limites de leurs propres intérêts.

Même si la situation était celle-ci, en quoi autoriserait-elle à ne pas porter secours aux populations condamnées aux pires privations et souffrances, aux centaines de milliers de réfugiés échoués dans les camps de fortune ? Au nom de quoi ne pas exiger du gouvernement français et des autres gouvernements européens qu’ils organisent un accueil digne et à grand échelle de celles et ceux qui fuient la tragédie, plutôt que de les laisser se déchirer sur des barbelés ou se noyer en Méditerranée ? Ne faut-il pas s’interroger sur notre part de responsabilité dans le fait que les composantes démocratiques de la rébellion n’ont pas reçu l’aide financière et en armes qui leur aurait permis d’équilibrer celle dont profitent les groupes djihadistes ?

Mais, avant cela, qu’est-ce qui permet de décréter que telle est bien la situation, sans déconstruire les désinformations et manipulations auxquelles on se montre vigilant dans d’autres contextes ? Et cela sans prendre la mesure de la gravité d’un tel jugement s’il s’avérait exact. Gravité pour la révolution syrienne et le peuple syrien au premier chef, et au-delà pour le devenir des révolutions arabes dans leur ensemble. Donc pour notre avenir commun.

Sur ce que doit être la gauche pèse une responsabilité considérable qui est de s’informer sur l’exacte situation en Syrie, et de solidarité avec la révolution et le peuple syrien. Comment pourrait-elle l’oublier ? Et ce devant l’Histoire, puisqu’en Syrie c’est une révolution qu’on massacre et un peuple qu’on assassine…

Francis Sitel. Publié dans Contretemps n°20.

(1) : Cf. Jean-Pierre Filiu : « On aura lu un journaliste auparavant mieux inspiré titrer sur « l’escalade aveugle vers la guerre ». Vers la guerre ? Comment qualifier alors trente mois de conflit, plus de cent dix mille morts, des centaines de milliers de blessés, de mutilés et de disparus, des millions de réfugiés et de déplacés, un pays à feu et à sang, des infrastructures en ruine, une génération sacrifiée ? Vers la guerre ? » (in Je vous écris d’Alep. Au cœur de la Syrie en révolution, Denoël, octobre 2013, page 146).

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