La justice française saisie du cas de deux Franco-Syriens, disparus dans les geôles de Bachar al-Assad – par Hala Kodmani
Une plainte contre X a été déposée dans la matinée à Paris, au pôle spécialisé sur les crimes contre l’humanité et les crime de guerre, par Obeida Dabbagh, frère et oncle des disparus, soutenu par la Fédération internationale des droits de l’homme et la LDH.
Traits tendus, regard concentré et voile d’émotion dans la voix, Obeida Dabbagh ressent la lourdeur du pas qu’il vient de franchir. L’ingénieur franco-syrien a saisi lundi matin la justice française d’une plainte pour la disparition de son frère et son neveu dans les geôles du régime de Bachar al-Assad. Depuis trois ans, il a frappé à toutes les portes, tenté les contacts politiques et diplomatiques, épuisé tous les recours pour obtenir ne serait-ce qu’une information sur le sort de ses proches. «Rien ! Aucun retour ! Même pas s’ils sont vivants ou morts. Même pas de quoi on les accuse !» affirme le plaignant. Deux certitudes seulement : on sait qui a appréhendé les deux hommes et dans quelle prison ils ont été emmenés aussitôt après leur arrestation.
Dans l’un des pires centres de torture du régime Al-Assad
Le 3 novembre 2013, cinq hommes se présentent au domicile de la famille à Damas, déclarant appartenir aux services de renseignement de l’armée de l’air syrienne. Ils annoncent vouloir emmener, pour l’interroger, Patrick Abdelkader Dabbagh, alors âgé de 20 ans et étudiant en deuxième année de psychologie à la faculté de Damas. Le lendemain, les mêmes officiers, accompagnés cette fois d’une dizaine de soldats, tous armés, reviennent à minuit arrêter Mazen Dabbagh, le père du jeune homme, en l’accusant de ne pas avoir correctement élevé son fils. L’homme de 54 ans, était alors conseiller principal d’éducation à l’école française Charles-de-Gaulle de Damas. «Ni l’un ni l’autre n’étaient militants ou ne menaient la moindre activité politique»,assure le frère, résidant en France depuis une vingtaine d’années. Père et fils se retrouvent dans la prison de l’aéroport militaire de Mezzé, tristement célèbre pour être l’un des pires centres de torture du régime syrien. «Les geôliers appelaient le fils pour qu’il raconte à son père comment il avait été torturé et inversement», rapporte Obeida Dabbagh, la gorge nouée tant ses propos lui sont pénibles à exprimer. Ce sont des codétenus libérés rapidement qui ont rapporté ces faits à la famille, confirmant qu’ils étaient avec eux à Mezzé.
De père syrien et de mère française, cette dernière ayant travaillé pendant trente ans au service culturel de l’Ambassade de France à Damas, les Dabbagh ont tenté pendant deux ans de faire jouer leurs relations pour obtenir une information. Ils ont adressé des requêtes à travers toutes les voies officielles et officieuses en Syrie et même par l’intermédiaire de la Russie et de l’Iran. Ils ont écrit aux plus hauts responsables français et européens pour demander leur aide, y compris aux députés français qui se sont rendus en visite chez Bachar al-Assad. En vain. Puis en janvier 2014, vient l’affaire «César», du nom du photographe officiel des prisons syriennes, qui a publié les clichés de 11 000 morts sous la torture. Le ministère français des Affaires étrangères saisit le Parquet, qui ouvre une enquête préliminaire en septembre 2015 sur le dossier César, au sein du pôle spécialisé dans la lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes et délits de guerre du tribunal de grande instance de Paris.
Débloquer l’accès à la vérité
Obeida Dabbagh apprend alors qu’il a la possibilité de saisir ce pôle, compétent pour les seuls ressortissants français. Il prend contact avec la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Il y trouve une réactivité et un accompagnement qui devient immédiat. «On allait enfin pouvoir m’aider. Je me suis senti moins seul», dit-il aujourd’hui. La FIDH ainsi que la Ligue des droits de l’homme (LDH) s’associent à Obeida Dabbagh pour porter plainte. Ils demandent l’ouverture immédiate d’une information judiciaire sur des faits qui constituent, selon ces organisations, des crimes de disparitions forcées et de torture, constitutifs de crimes contre l’humanité. «Nous espérons que le parquet du pôle ouvrira au plus vite une information judiciaire sur ces faits d’une extrême gravité qui reflètent l’étendue de la répression qui s’est abattue sur le peuple syrien depuis 2011», affirment les organisations.
«Je sais que la justice est un long processus. Il ne faut pas se leurrer», dit Obeida, mais il espère que la révélation publique des faits débloque l’accès à la vérité. Il mène aussi son action au nom des familles de dizaines de milliers d’autres détenus dans les geôles du régime de Bachar al-Assad. Ceux-là ne peuvent rien entreprendre parce qu’ils n’ont que la nationalité syrienne. «Mon plus grand espoir personnel serait que Mazen puisse revoir notre mère, aujourd’hui âgée de 90 ans», confie Obeida Dabbagh. La mère et grand-mère des deux disparus est revenue en France au début du conflit Syrie, en 2011.
Clémence Bectarte, l’avocate des deux disparus et leur frère et oncle Obeida Dabbagh, le 24 octobre à Paris. Photo Stéphane de Sakutin. AFP