«La prison sera la mémoire de la Syrie des Assad» – par Fanny Arlandis
Les pratiques carcérales syriennes dénoncées par Amnesty International datent d’Hafez el-Assad. Mais depuis 2011, les langues des Syriens commencent à se délier.
«Ils les laissaient [pendus] là dix à quinze minutes, témoigne un ancien juge de la court militaire. Certains ne mourraient pas, parce qu’ils étaient trop légers. Les assistants des officiers les tiraient alors vers le bas et brisaient leur cou.»
Jeudi 7 février, Amnesty International a rendu public un rapport sur une prison syrienne, intitulé «Abattoir humain: pendaisons et extermination de masse à la prison de Saidnaya». L’ONG se base sur des entretiens effectués avec 84 témoins, dont des gardiens, des détenus et des juges, et accuse les autorités de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Amnesty International avait d’abord estimé à 17.700 le nombre de personnes tuées dans les geôles du régime depuis 2011. Or, ce chiffre est bien supérieur car l’ONG fait maintenant état de 13.000 détenus torturés puis tués en cinq ans uniquement à Saidnaya, située à 30 kilomètres au nord de Damas.
La barbarie n’a pas débuté il y a six ans: elle dure en réalité depuis l’arrivé au pouvoir en 1970 d’Hafez el-Assad, le père de Bachar el-Assad. Mais depuis 2011 et les premiers soulèvements populaires, les langues des Syriens se délient de plus en plus.
«Briser les âmes et les os»
Depuis plus de quarante-cinq ans le régime des Assad s’est évertué à remplacer la politique par la mort. A l’été 1980, par exemple, plusieurs centaines de prisonniers politiques sont tués dans la prison de Palmyre après une tentative de coup d’Etat contre Hafez el-Assad. «La prison sera la mémoire de la Syrie des Assad père et fils, explique Ziad Majed, politologue et professeur à l’American University of Paris. Le système carcéral et sa philosophie ont été conçus sous Hafez el-Assad. Le but était de briser les âmes et les os des prisonniers. Bachar el-Assad n’a fait que réactiver cette philosophie, mais l’échelle industrielle de la mort qu’il met en place actuellement est beaucoup plus importante que ce que faisait son père. Beaucoup disent aujourd’hui que les prisons de Bachar el-Assad ressemblent à Palmyre du temps de Hafez.» La prison de Palmyre, détruite en 2015, était réputée comme la plus dure. C’est là qu’Hafez el-Assaf enfermait notamment les Frères musulmans et une partie des communistes.
Il est impossible de connaître le nombre exact de Syriens passés par les geôles des régimes de Hafez puis de Bachar el-Assad. «Mais on peut parler facilement de centaines de milliers de personnes», précise Ziad Majed. Certains restent quelques jours, d’autres des mois ou des années. On ne sait pas non plus combien il existe de prisons en Syrie, mais les plus connues demeurent celles d’Alep, de Homs et de Saidnaya. Les conditions de détention y sont terrifiantes. Les prisonniers sont interdits de parler, privés d’eau, de nourriture et de soins médicaux quand ils ne sont pas torturés ou violés.
Et comme le raconte une enquête publiée par Médiapart ce 7 février, il y a parmi eux des enfants. Un ancien général, ancien directeur de la prison civile d’Alep leur a confié: «Quand je suis parti, il y avait 1 000 mineurs dans la prison civile d’Alep. La majorité d’entre eux étaient de vrais criminels, les autres étaient retenus pour faire pression sur leurs parents. À ma connaissance, le plus jeune d’entre eux avait 13 ans.» Mediapart précise:
«Depuis le printemps 2011, d’après lui, les directives de Damas concernant les enfants détenus sont claires. « Le Comité à Damas [instance où se retrouvent les plus hauts dirigeants de chaque branche de sécurité – ndlr] nous a ordonné de ne plus faire la différence entre mineurs et majeurs. Ils nous on dit: “Puisqu’ils sont dans les manifestations avec les adultes, il faut les traiter de la même façon”.» Les mineurs n’ont plus de cellule réservée; ils sont enfermés avec les majeurs, souvent avec les prisonniers de droit commun.
La parole libérée
Avant 2011, les livres sur l’expérience carcérale en Syrie étaient rares et souvent écrits par des Syriens déjà en exil. Le plus connu d’entre eux reste La coquille de Moustapha Khalifé, traduit en français par Actes Sud en 2007. Dans cet ouvrage, il raconte son emprisonnement à Palmyre sous le régime d’Hafez el-Assad, accusé sans preuve d’appartenir aux Frères musulmans:
«Trois fouets lacéraient mes pieds tuméfiés. Des vagues de douleur lancinante se ramassaient dans le ventre avant d’exploser dans la poitrine. Quand le fouet s’abattait, ma respiration s’arrêtait. Mes poumons se contractaient, bloquant l’air emprisonné, et cessaient de fonctionner. A chaque nouvelle vague de douleur, quand cela éclatait dans ma poitrine, l’air comprimé dans les poumons jaillissait en un cri déchirant qui me semblait sorti de mon crâne, par les yeux…»
Moustapha Khalifé reste ensuite six jours inconscient entre la vie et la mort. Lorsqu’il se réveille, il apprend: «notre fournée comptait quatre-vingt-onze détenus, dont trois n’avaient pas intégrés les cellules parce qu’ils étaient morts dès l’accueil dans la cour n°1, et dix étaient morts de leurs blessures pendant que j’étais inconscient. Deux étaient définitivement paralysés à cause des lésions subies par leur colonne vertébrale et un seul avait perdu la vie à la suite d’un coup de fouet qui lui avait crevé les yeux.»
Depuis presque six ans, beaucoup écrivent pour guérir et dépasser la peur. De plus en plus de récits, de poésies et de livres sur ce sujet sont publiés en arabe, mais aussi en anglais ou en français (comme Treize ans dans les prisons syriennes, d’Aram Karabet, publié chez Actes Sud en 2013). «Cette abondance de littérature carcérale en Syrie est très révélatrice du fait que la révolution a libéré la parole et la mémoire des Syriens, explique Ziad Majed. Ces récits sont rendus publics pour reconstruire la mémoire et pour qu’il y ait une mémoire continue. C’est une forme de thérapie. Des gens qui n’ont pas osés évoquer Hama en 1982, par exemple, le font aujourd’hui. Hama 1982 était le grand tabou dont personne n’osait parler.» En 1982, la ville de Hama se soulève et se fait massacrer. On dénombre entre 10.000 et 40.000 morts, mais aucun chiffre précis n’a jamais été donné. «Depuis 2011, poursuit le professeur, chaque février, les gens se rappellent au souvenir de ces massacres. C’est la même chose pour les anciens prisonniers. La parole se libère pour que le silence imposé par les Assad ne perdure pas.»
Une affaire publique
Parmi ces livres, Récits d’une Syrie oubliée: Sortir la mémoire des prisons [Les prairies ordinaires, 2015], de Yassin al-Hajj Saleh, est un recueil de textes rédigés entre 2003 et 2011. L’auteur faisait ses études de médecine à Alep lorsqu’il a été arrêté pour son appartenance au parti communiste, à l’âge de 20 ans. Il est resté 16 ans en prison.
Pour l’écrivain la Syrie a été transformée par les Assad en une terre d’oubli. «Dans ce livre, Yassin al-Hajj Saleh parle du temps, de l’espace, de son corps, de l’après-prison, de l’attente, du fait que les gens de la société à l’extérieur n’oublient pas ceux qui se trouvent à l’intérieur, constate Ziad Majed. Il ne se pose ni en héros, ni en victime. Son but est uniquement de libérer la mémoire. Il veut que ce qu’il a vécu soit public car il s’agit aussi de la propriété des syriens et des syriennes. Ces histoires de dizaines de milliers de syriens ne sont plus une affaire privée, mais une affaire publique qui ne doit pas être oubliée et qui constitue l’histoire contemporaine de la Syrie.»
Les preuves s’accumulent: les photos de César, ce rapport d’Amnesty International, ceux de Human Rights Watch, les nombreux témoignages des Syriens… Il ne peut pas y avoir d’impunité. «Si ces documents ne constituent pas une matière pour un tribunal spécial pour la Syrie, pense Ziad Majed, il s’agirait d’un vrai mépris du peuple syrien, de ses sacrifices et de toutes ces victimes sous les geôles, sous les bombardements ou sous les armes chimiques.»