La propagande et la guerre de l’information ont tenu une place essentielle dans la bataille d’Alep – par Christophe Ayad

Article  •  Publié sur Souria Houria le 12 juillet 2017

En Syrie, les forces pro-Assad ont pratiqué une désinformation permanente. Cette stratégie a désorienté les opinions publiques occidentales et paralysé leurs gouvernants.

La bataille d’Alep, qui s’est achevée, le 16 décembre 2016, par la chute du principal bastion de la rébellion syrienne, sera, à n’en pas douter, largement étudiée dans les écoles de guerre. L’aviation russe et l’armée ­syrienne, assistée au sol par diverses milices chiites (libanaises comme le Hezbollah, mais aussi ­irakiennes et afghanes), sont venues à bout, au terme de six mois de siège, de 10 000 rebelles bien équipés et retranchés dans les quartiers orientaux de la grande métropole syrienne.

Mais la stratégie militaire ne peut seule expliquer cette défaite, qui a viré à la débâcle dans les dernières semaines. Certes, le pilonnage incessant par l’aviation et l’artillerie ont joué un rôle essentiel, au prix de milliers de morts civils. Mais la propagande et la guerre de l’information ont tenu une place tout aussi essentielle dans cette bataille.

JAMAIS COMME À ALEP ON N’A ASSISTÉ À UNE TELLE TRANSFORMATION DES VICTIMES EN BOURREAUX, DES SAUVETEURS EN TERRORISTES, ET DES MASSACREURS EN LIBÉRATEURS

Chute, reconquête ou libération : le vocabulaire n’est jamais neutre du moment qu’il s’agit d’un conflit. Mais, si les guerres ont toujours mis en branle l’affrontement de deux narrations, jamais comme à Alep on n’a assisté à une telle transformation des victimes en bourreaux, des sauveteurs en terroristes, et des massacreurs en libérateurs. Autre spécificité de la bataille d’Alep : alors qu’en général, dans l’histoire de la guerre, le camp du vainqueur sur le champ de bataille impose a posteriori son récit, la propagande du camp des forces pro-régime, dans le cas d’Alep, s’est imposée avant même leur victoire sur le terrain.

A ce titre, la bataille d’Alep peut être assimilée à un nouvel épisode de la « guerre hybride », théorisée par les stratèges russes depuis le milieu des années 2000 et mise en œuvre en Crimée et dans l’est de l’Ukraine. Elle consiste, entre autres, à brouiller la perception du camp adverse avec un bombardement d’informations propres à désorienter les opinions et à paralyser leurs gouvernants.

Gagner les opinions à la cause syro-russe

C’est bien ce qui s’est passé dans le cas d’Alep. Une machine de propagande sophistiquée a ciblé, pendant plusieurs mois, les opinions ­publiques occidentales, notamment en France, le pays le plus engagé aux côtés de la rébellion anti-Assad depuis le début de la révolution en 2011. Il était essentiel, en effet, de peser sur le pays occidental le plus disposé à intervenir en Syrie – François Hollande avait hésité à bombarder seul le régime après l’attaque chimique d’août 2013, malgré le renoncement britannique et la reculade de Barack Obama. Et pour paralyser les dirigeants, il a fallu gagner les opinions à la cause syro-russe. Grâce à un travail de sape systématique, la perception des rebelles syriens a basculé bien avant la bataille finale à Alep.

Comme le démontre le très complet rapport publié, en février,par le think tank Atlantic Council, intitulé « Breaking Aleppo », une stratégie de « dés­information permanente » a été mise en œuvre pour briser le réduit rebelle alépin, en plus « du siège, des bombardements aveugles, de l’usage d’armes chimiques et de bombes incendiaires ». A Alep, l’information a été élevée au rang d’arme de guerre. Plus encore que sa barbarie sanguinaire, là est la spécificité du régime de Bachar Al-Assad.

« Assad a réussi le tour de force de fondre en un seul propos les clichés du discours antisémite et ceux du discours islamophobe, explique Marie Peltier, historienne et auteure de L’Ere du complotisme. La maladie d’une société fracturée (Les Petits Matins, 2016), dans lequel le cas syrien occupe une place centrale. Assad a réussi à séduire à la fois la gauche anti-impérialiste, grâce à sa rhétorique du complot étranger destiné à détruire la Syrie pour le bénéfice d’Israël et des puissances de l’argent, et la droite ­islamophobe, en insistant dès le début sur caractère islamiste du soulèvement. Ce qui n’était pas du tout le cas en 2011. »

Ce discours typique des dictatures arabes – Kadhafi et Moubarak ont essayé d’y ­recourir, sans succès – avait d’autant plus de force qu’il était tenu par un jeune homme à la voix douce et en cravate, ayant étudié à Londres.

Prophétie autoréalisatrice

Battu en brèche au début par l’imagination et l’activisme des révolutionnaires sur les réseaux sociaux, le discours assadien a pris, au fur et à ­mesure que le conflit s’est durci, valeur de prophétie autoréalisatrice. Ce qui lui a donné une force de conviction supplémentaire, mais surtout, estime Marie Peltier, a « amené les différents acteurs du conflit à se situer par rapport à ce récit monolithique, martelé à l’envi ».

Si le fond est syrien, la forme, elle, est venue de Russie. Il faut, en fait, remonter à l’entrée en ­action de l’armée russe en Syrie, en octobre 2015, pour voir se mettre en place une opération massive et organisée de propagande, relayée par les puissants médias du Kremlin, Sputnik et Russia Today (RT), qui disposent de chaînes satellitaires et de sites Internet en plusieurs langues. Jusque-là, c’était plutôt le camp insurgé qui tenait le haut du pavé médiatique à Alep, en diffusant quantité de vidéos tournées par des activistes sur les dures conditions de survie des quelque 200 000 civils vivant dans les quartiers orientaux de la ville.

Pour alimenter la machine médiatique, les autorités syriennes, qui s’en tenaient jusque-là à un strict déni d’accès aux journalistes étrangers, ont commencé à ouvrir l’accès au camp gouvernemental à Alep. Mais un accès strictement ­contrôlé, d’abord par la présence d’« accompagnateurs » du ministère de l’information, mais aussi par le choix très sélectif opéré par Damas. En ­effet, les médias jugés « hostiles », comme Le Monde, n’ont jamais pu obtenir de visa officiel pour la Syrie.

Chez les autres, le gouvernement syrien a pris soin de n’accorder de permis de travail qu’à un journaliste précis par média, dont la couverture est considérée comme acceptable par le régime. Une manière de transformer celui-ci en partenaire exclusif en lui garantissant un ­accès privilégié. Cette stratégie d’ouverture a porté ses fruits : une émission comme « Un œil sur la planète » (en février 2016 sur France 2) ou les reportages réguliers dans Paris Match ont aidé à normaliser l’image du régime syrien.

Quasi-professionnels de la communication

En plus des journalistes professionnels, Damas a largement ouvert ses portes à des activistes ­acquis à sa cause et issus de la société civile, donc jugés plus crédibles par des opinions devenues très critiques des médias. En fait, il s’agit de quasi-professionnels de la communication qui sont ­invités et pris en charge par le régime, mais se présentent comme des Candide au Proche-Orient.

Le Français Pierre Le Corf, 27 ans, qui se fait passer pour un simple humanitaire sans étiquette mais est en réalité un activiste proche de SOS-Chrétiens d’Orient, une ONG infiltrée par l’extrême droite catholique, en est le meilleur exemple. Il n’a cessé, tout au long de la dernière année du siège – et ­plusieurs semaines après –, de poster des statuts Facebook, des vidéos, des textes personnels présentant la bataille d’Alep comme un combat destiné à délivrer les habitants de la partie gouvernementale de la menace des « djihadistes » de la partie orientale.

Avec un sens consommé du storytelling, Pierre Le Corf a activement travaillé à assimiler tous les rebelles à des terroristes – alors que le nombre de djihadistes n’a jamais dépassé 10 % des rebelles d’Alep, selon les estimations les plus hautes de l’ONU – et à occulter le sort des civils des quartiers orientaux. Quant aux terribles bombardements qu’il a pu décrire, il s’agissait de bonbonnes de gaz montées sur des roquettes artisanales. Rien de comparable avec les bombes perforantes d’une ou deux tonnes de l’aviation russe ou les barils ­d’explosifs largués par les hélicoptères du régime. Pour mémoire, plus de 31 000 personnes ont été tuées à Alep de 2012 à fin 2016. Parmi elles, plus de 23 500 civils, dont 90 % à Alep-Est.

Chaque pays occidental a ainsi été visé : le ­Canada avec Eva Bartlett, le Royaume-Uni, avec ­Vanessa Beeley et Finian Cunningham, l’Allemagne par le truchement d’Albrecht Müller, tous issus de la gauche de la gauche et intervenants réguliers de RT et Sputnik. Leurs cibles privilégiées : les casques blancs, ces unités de sécurité civile récupérant les blessés sous les décombres en zones rebelles, dénoncés comme djihadistes, ainsi que les sources côté insurgés comme la petite Bana, qui a tweetté les derniers jours de la chute d’Alep.

« Fake news »

RT et Sputnik, ainsi que la nébuleuse complotiste qui les entoure, ont acquis un véritable savoir-faire dans la fabrication de modules percutants, à l’instar de la vidéo de trois minutes d’Eva Bartlett en novembre 2016 (3 millions de vues), dans ­laquelle elle dénonce l’absence d’informations fiables sur l’est d’Alep et « la rhétorique des médias traditionnels sur la Syrie ». Le montage habile et le sérieux conféré par le logo de l’ONU en toile de fond du colloque auquel elle participe donnent à cette adepte de la théorie du complot et militante anti-israélienne un air d’autorité.

Enfin, le dernier volet de cette stratégie propagandiste a consisté à diffuser des fake news. Exemple : la « révélation » par le site complotiste 21st Century Wire que des conseillers militaires ­occidentaux (Israël, Etats-Unis), arabes (Arabie saoudite, Qatar, Maroc et Jordanie) et turcs avaient été arrêtés dans la ville après la chute à d’Alep. De nombreux sites complotistes (Réseau international, Egalité et réconciliation), ainsi que l’ambassadeur syrien à l’ONU, ont largement ­relayé l’information, jamais prouvée ni étayée. A l’origine, on trouve Fares Shihabi, un député ­syrien pro-régime qui semble avoir joué un rôle très actif dans la diffusion de fausses informations, dont le but était de faire douter le grand ­public de la réalité du siège et des crimes de guerre commis par le régime et la Russie à Alep.

« Le résultat, c’est que l’opinion a été anesthésiée et le doute a tout envahi. Hélas, cette propagande est devenue aujourd’hui le discours majoritaire sur la Syrie, et s’est installée au plus haut niveau avec le prétendu réalisme affiché par Emmanuel Macron sur Bachar Al-Assad », conclut Marie ­Peltier, signataire d’une lettre ouverte dans Libération contre l’aggiornamento du nouveau président français sur le dossier syrien. « Quand il dit qu’on ne peut pas imposer la démocratie de l’extérieur, il ne fait que reprendre le discours d’Assad, ­selon lequel les Arabes ne sont pas prêts pour la ­démocratie, alors que les Syriens n’ont attendu personne pour la ­demander. Venant du candidat le plus libéral et ­universaliste à la présidentielle française, c’est très inquiétant. »

Un soldat du gouvernement syrien fait le V de la victoire sous le drapeau national, à Alep, le 28 novembre 2016 (image fournie par Sana, l’agence de presse officielle de la Syrie)