La rébellion syrienne piégée par ses images – Florence Aubenas et Christophe Ayad

Article  •  Publié sur Souria Houria le 13 juin 2013

Sitôt que la voiture s’arrête, elle est entourée d’une cohorte de jeunes gens, le bras levé, le téléphone portable au bout des doigts, tous prêts à filmer la visite inopinée de visiteurs étrangers. On est en Syrie, dans un hameau minuscule au nord d’Alep. « Ici, en Syrie, tout le monde filme tout », dit l’un. « En tout cas chez les rebelles », reprend l’autre.

Dans le ciel passe un avion de chasse. Immédiatement, les gamins s’égayent en courant dans son sillage, le mobile toujours brandi. Ça pilonne depuis le matin. « Si on a de la chance, on arrivera à filmer une bombe quand elle tombe », dit un garçon. Un autre demande, en désignant l’écran de son téléphone : « Vous voulez voir la vidéo de mon cousin mort ? » Il peut aussi montrer celles qu’il préfère, les images de deux hommes qui supplient sous la torture et une opération de l’Armée syrienne libre (ASL) contre l’armée régulière dans le hameau.

21 MILLIONS D’OBJECTIFS

Si l’on mettait bout à bout toutes les images amateurs tournées en Syrie depuis un peu plus de deux ans, on regarderait le récit d’une guerre telle qu’on ne l’a jamais vue, un pays entier constamment sous 21 millions d’objectifs. Et plus le conflit dure, plus les images s’accumulent, par strates successives, débridées, mutantes, envahissant Internet : une révolution YouTube.

Ni du journalisme ni du documentaire, encore moins de l’art, mais un nouveau continent visuel. Il y aura un avant et un après-Syrie dans l’histoire du journalisme et de la guerre. Par rapport au Vietnam, au Liban, à la Bosnie ou à l’Irak, ce conflit aura été peu couvert par les médias, du fait des restrictions opposées par le régime syrien, qui ne délivre des visas qu’au compte-gouttes.

Mais jamais une guerre n’aura été autant documentée par ceux-là mêmes qui la vivent : combattants, civils, victimes, bourreaux, témoins engagés, passants sans engagement, tout le monde se filme et filme les autres. Au risque de voir ce déferlement d’images se retourner cruellement contre ceux qui les diffusent.

Pourquoi cette frénésie d’images, pourquoi ce désir forcené d’enregistrer le réel ? Quand les Syriens commencent à manifester contre le régime, le 15 mars 2011, il ne leur suffit pas de crier le mot « Liberté » pour la première fois depuis quarante ans. Il s’agit aussi de le faire devant une caméra et de le diffuser sur Internet. Prendre des images, montrer, c’est d’abord exister dans cette dictature où l’opposition n’a jamais été visible et où même le peuple n’a pas droit de cité.

EVITER LE SYNDROME DE HAMA

Chaque despote a ses propres tocades et l’image est une ennemie sous Hafez Al-Assad, puis son fils Bachar. C’est ainsi qu’en 1982, l’armée a pu écraser le soulèvement des Frères musulmans à Hama, tuant en quelques semaines entre 10 000 et 20 000 personnes sans qu’aucune photo ne paraisse, à part quelques images du centre-ville en ruines capturées clandestinement après la bataille et montrées confidentiellement par des opposants en exil.

« Au printemps 2011, il y avait l’idée, forte et naïve à la fois, de montrer ce qui se passait en croyant ainsi éviter le syndrome Hama », analyse Cécile Boëx, une jeune chercheuse rattachée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et au Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux (CEIFR). « Une fois qu’ils ont décidé de manifester, les Syriens ont voulu témoigner de toutes leurs forces en pensant que l’image changerait les choses. »

La foule est l’héroïne du moment, on la trouve belle et lyrique. D’autant qu’on est dans la continuation du « printemps arabe », où des mouvements populaires balayent en un éclair les régimes tunisien et égyptien, donnant déjà aux scènes de rue syriennes les couleurs et l’enthousiasme de la victoire dans l’opinion occidentale. Le régime de Damas n’en a plus pour longtemps, tout le monde en est certain. Trop confiant dans sa force, il a d’ailleurs débloqué, un mois avant le début du soulèvement, l’accès à Facebook interdit que les internautes les plus futés contournaient aisément.

FLOT DE FILMS

Bien que seul un Syrien sur cinq ait accès à Internet, le réseau social devient vite le moteur de la mobilisation : les mots d’ordre de chaque vendredi de manifestation sont choisis puis diffusés sur Facebook. Les défilés ne sont pas encore achevés que les images de foules toujours grandissantes sont diffusées sur YouTube. Les vidéos de tirs sur les manifestants pacifiques et d’enterrement poussent d’autres quartiers, d’autres villes, d’autres Syriens toujours plus nombreux dans la rue. Les premiers soldats annoncent leur désertion face à la caméra, en exhibant leur matricule militaire. C’est l’avalanche.

Le flot des films se serait sans doute tari si Bachar était tombé. Mais Bachar ne tombe pas. Et Internet devient le plus grand cimetière du pays. L’image se met aussi à témoigner, dénoncer, c’est classique, horriblement classique. Dès que quelqu’un meurt sous les balles d’un sniper du régime, la vidéo se retrouve sur la Toile. Il y a un sentiment d’urgence, une brutalité dans la dénonciation. Aux visiteurs qui viennent lui présenter leurs condoléances, un père insiste pour montrer son fils tel qu’il est tombé, le visage maculé de boue et de sang. Il veut raconter, devant l’oeil du smartphone, les circonstances de sa mort, dressant une pietà numérique, un tombeau virtuel à son enfant supplicié.

Les images deviennent une galerie de cadavres sans apprêt, souvent dénudés, slips souillés. Les gros plans s’arrêtent sur les blessures, c’est la mort toute crue qui est donnée à voir. Cela va plus loin que ce que les conventions nous ont habitués à voir d’un conflit. Le consensus en vertu duquel, jusque-là, on veillait à garder une certaine pudeur dans les images de guerre vient de voler en éclats. Même la pratique du photojournalisme de guerre s’en trouve chamboulée : ce qui ne pouvait pas se montrer, le trop cru, le trop sanguinolent, est désormais envisageable. On montre des cadavres puisque tout le monde le fait.

Le journalisme télévisuel aussi a été bouleversé : faute d’accès au terrain, les chaînes ont eu recours aux citoyens journalistes. Al-Jazira envoie des kits satellite afin de filmer et de diffuser en direct des images de manifestations à l’aide d’un simple téléphone portable. On peut être « live » sans être sur place.

UN SENTIMENT DE TRAHISON

« C’est une expérience nouvelle, analyse Cécile Boëx. Il s’agit avant tout d’activistes. Leur témoignage est une forme de militantisme : ils ne cachent rien de leurs sympathies, de leurs émotions ou de leur peur, ce qui pose évidemment problème aux médias, adeptes d’un ton neutre et professionnel. Pour être crédibles, ces journalistes citoyens se mettent parfois dans des situations de danger extrême. Ils se sentent trahis lorsque leurs images sont insérées dans des sujets où l’on donne la version de chaque camp. Ils ont aussi du mal à se plier aux normes imposées par certaines chaînes qui conçoivent l’information comme un spectacle. Certains d’entre eux ont donc créé leurs propres médias . Souvent, ils sont dans une position compliquée : les rebelles, dont ils sont très proches quand ils n’en font pas partie, comptent sur eux pour diffuser leurs exploits mais peuvent leur reprocher de dévoiler des positions ou des identités, voire de filmer des exactions qui ternissent leur réputation. »

Dans le rapport ambigu entre les citoyens journalistes et les grands médias, la question se pose de savoir qui manipule qui : le citoyen est souvent soupçonné de déformer les faits afin de défendre sa cause mais, en fait, c’est souvent le média qui oriente la commande, cherche à valider l’histoire qu’il veut raconter. A Homs, un citoyen journaliste s’était plaint qu’Al-Jazira n’accepte de relater que les incidents mortels, et non les cas où l’armée avait refusé de tirer sur les manifestants.

Ils sont des centaines à avoir fait cette amère expérience du journalisme citoyen qui, née dans l’urgence, s’est souvent terminée en impasse. A Marea, dans le nord de la Syrie contrôlé par les rebelles, Mohamed, étudiant dentiste, a commencé à filmer, « comme tout le monde », dit-il. Son histoire est celle de dizaines de jeunes gens dans la révolution. Il participait aux manifestations, il lui semblait normal de filmer.

SITUATION BROUILLÉE

Mohamed est au courant de tout dans son coin, il n’a pas peur, il a un petit équipement informatique. Al-Jazira le choisit pour devenir son correspondant dans la zone, voire son « fixeur » quand une équipe arrive. Il leur envoie ses images avec un grand sérieux et pas mal de fierté, persuadé que les Occidentaux vont forcément réagir en voyant ce qui se passe. Les premiers groupes armés rebelles se montent, des villageois qui vendent leur or pour acheter des kalachnikovs d’occasion, défendant chacun son hameau contre la police et l’armée. Mohamed suit leur naissance avec son objectif, presque naïvement. Ses vidéos glissent, sans même qu’il ne s’en rende compte, du domaine de la dénonciation et des droits de l’homme au domaine militaire.

Ici, on n’a pas l’habitude des médias. Mohamed montre tout, sans calcul : les premiers entraînements dans les champs, les embuscades. En réalité, ses images vont servir le régime. Des personnes sont arrêtées, des positions repérées et bombardées. C’est le début du brouillage de la situation syrienne.

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Le régime, qui a raté la révolution YouTube, va l’instrumentaliser en un outil de propagande et décrire les révolutionnaires idéalistes comme des bandes armées terroristes. Plus le temps passe, moins l’Occident trouve la révolution sympathique. On s’en méfie. Trop de barbes, trop d’armes, trop d' »Allah akbar ». Le régime n’a plus besoin de truquer des vidéos comme il le faisait au début en faisant passer des combattants d’Al-Qaida en Irak pour des insurgés syriens. Mohamed, dégoûté, lâche la caméra et prend les armes.

UNE FRÉNÉSIE D’EXPRESSION

D’autres continuent à filmer sans relâche, comme si l’objectif tenait à distance la peur, les bombes, la réalité. Internet devient un grand bric-à-brac. « Comment appréhender cette masse pléthorique et inorganisée d’images tremblantes, souvent tronquées ? s’interroge Cécile Boëx. Il y a de tout : des opérations militaires, des hommages aux martyrs, des annonces de désertion, des gens qui explosent de colère, d’autres qui font des sketches parodiques. Pendant quarante ans, les Syriens ont été privés de parole, ils ont une frénésie d’expression. Ils le font en images et à leur manière. »

C’est un autre pays, pixélisé et hallucinatoire. Un pays où des femmes voilées filment les sit-in pour la révolution qu’elles organisent dans leur salon. Un pays où des Forrest Gump de la guerre tournent d’interminables plans-séquences à faire pâlir d’envie Pierre Schoendoerffer. Où les habitants de Rastan tournent une vidéo parodique sur le débarquement de Martiens dans leur hameau pour moquer la visite des observateurs de la Ligue arabe, chargés de façon éphémère, à l’hiver 2011-2012, de veiller au respect d’un cessez-le-feu qui n’a jamais existé.

La Syrie des vidéos amateurs est une Atlantide, une terra incognita, et le visiteur qui s’y aventure est saisi de vertige. « Ces millions de vidéos disséminées sur la Toile sont comme des bouteilles à la mer. Il y en a tant qu’on ne les voit plus », résume Cécile Boëx. C’est le grand paradoxe de la déferlante syrienne : plus il y a d’images, plus elles sont vraies et moins on les voit, moins on y croit.

A l’été 2012, le soulèvement citoyen s’est fait conflit armé. On s’installe dans la routine de la guerre civile. On ne montre plus les victimes, mais les bourreaux… Un nouveau cran est franchi. Les arrestations, les scènes de torture et d’humiliation envahissent le Net, jusqu’à l’insupportable. Quand on tape « Syrie torture » sur YouTube, des dizaines de pages s’affichent, certaines vues par des dizaines de milliers d’internautes.

STRATÉGIE DE LA TERREUR

Plusieurs théories circulent sur ces vidéos et sans doute sont-elles toutes vraies. Ces films seraient des trophées que les miliciens du régime réaliseraient entre eux et qui fuiteraient ensuite vers les rebelles. Ces derniers les mettraient en ligne pour dénoncer le régime. Autre version : le régime les diffuserait lui-même, pour alimenter une stratégie de la terreur. Par exemple, sur une des vidéos les plus regardées (près de 40 000 vues), le maire de la ville de Kafr Nabel se fait torturer par des soldats. Un militaire lance à l’autre : « N’oublie pas de filmer. » Puis, s’adressant à l’élu : « Je vais laisser toute ta ville te regarder en train d’être torturé. »

Il y a aussi le cas du « rebelle cannibale » d’Homs : Abou Sakkar s’est fait filmer par le cameraman de sa katiba (unité de combattants rebelles) en train de dépecer le cadavre d’un soldat de l’armée de Bachar Al-Assad, avant de mordre dans un organe qu’il prend pour le coeur, en fait un morceau de poumon. A la fin, il menace du même sort tous les alaouites, coreligionnaires de la famille au pouvoir. La vidéo a suscité un communiqué horrifié de Human Rights Watch, sommant la Coalition nationale syrienne (CNS) de mettre fin à ce genre d’agissements et de discours au sein de la rébellion. Effet terrible de l’image : que pèse cette horrible scène de nécrophagie face aux Scud quasi quotidiens expédiés par le régime sur les villages du Nord syrien, causant à chaque fois 30 à 50 morts ? Mais l’image et le tabou priment.

La rébellion ne se soucie plus de convaincre le monde de la légitimité de sa lutte. Elle est passée de la recherche de compassion à la démonstration de force, de l’affirmation de son statut de victime à la preuve de sa capacité à se comporter en bourreau. En Europe et aux Etats-Unis, cela ne fait que renforcer les préventions contre une révolution qui fait peur.

LES BONNES PAROLES DE L’OCCIDENT

Mais qu’ont les insurgés à faire d’un Occident dont ils n’ont rien reçu et dont ils n’attendent plus rien ? Dans ce conflit qui n’en finit plus, la rébellion a besoin d’armes, d’argent et d’aide humanitaire, et il est de plus en plus clair que l’Occident ne donnera que quelques bonnes paroles. Il s’agit désormais de convaincre de sa force et de sa détermination le monde arabe, les richissimes dirigeants du Qatar ou de l’Arabie saoudite.

Chaque katiba met sur pied une équipe vidéo chargée de tourner et mettre en ligne, sur le Net, les faits d’armes du groupe. Il ne s’agit plus de montrer sa faiblesse mais sa puissance, d’établir sa réputation en affichant sa discipline, sa capacité à mener des opérations éclatantes « qui sèment la terreur dans le coeur de l’ennemi » et sa générosité envers les populations civiles déplacées. Il est bien vu d’apparaître comme impitoyable envers les chabbiha, les miliciens prorégime coupables des pires exactions. Afin de laver son honneur bafoué, il faut humilier l’autre et le faire savoir. L’image est devenue une arme pour atteindre l’ennemi par procuration. Les vidéos se nourrissent les unes les autres, accentuant les dynamiques de haine déjà à l’oeuvre dans la réalité.

Ce magma d’images de mort, cette profusion de témoignages de première main ne change pourtant rien aux dynamiques du conflit, que le régime a amené là où il voulait. Contrairement à ce qui est advenu en Algérie de 1992 à 2000, déchirée par une guerre civile non moins féroce et sanglante, on sait qui tue qui, on le voit même de ses propres yeux.

ESTHÉTIQUE DE L’HORREUR

Mais rien n’empêche la logique infernale du régime confessionnalisation du conflit, fragmentation de l’opposition, montée en puissance des extrémistes de se déployer. Car l’image a beau être partout, au bout du compte, le pays réel l’emporte. La sphère Internet syrienne est à l’image de la société qu’a façonnée la dynastie Assad en quatre décennies de dictature : anomique, paranoïaque, atomisée, sans foi ni loi. Tout le monde pioche n’importe quoi n’importe où et le met en ligne à son profit. C’est ainsi que la vidéo d’un otage décapité à la tronçonneuse par un cartel de la drogue mexicain a été attribuée aux rebelles comme aux miliciens prorégime syriens.

Même les artistes et professionnels de l’image s’y noient parfois. Tétanisés par un mouvement qu’ils n’ont ni vu venir ni organisé, certains cinéastes sont devenus muets. D’autres ont voulu travailler à partir de ce matériau, pour se mettre au service de la révolution et de ses martyrs, au risque de tomber dans une esthétique de l’horreur. « Ces images ne sont pas lisibles sans un gros travail de mise en perspective ou de montage, met en garde Charif Kiwan, du collectif de jeunes cinéastes Abou Naddara. En les montrant sans faire ce travail préalable, on enfonce davantage les Syriens dans l’invisibilité dont ils s’efforcent de sortir. On donne d’eux une image indigne alors qu’ils livrent un combat homérique. » p

Florence Aubenas

et Christophe Ayad

Source: http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2013/06/13/la-rebellion-syrienne-piegee-par-ses-images_3429742_3218.html