« La révolution a formé une nouvelle génération de journalistes en Syrie » – par Violaine Morin

Article  •  Publié sur Souria Houria le 22 mars 2016
Des tanks de l'armée syrienne entrent dans Hama, en août 2011. REUTERS/Social Media Website via Reuters TV)

Des tanks de l’armée syrienne entrent dans Hama, en août 2011. REUTERS/Social Media Website via Reuters TV)

Le “syndrome de Hama 1982” est un double traumatisme qui hante le peuple syrien. En février de cette année, le régime d’Hafez Al-Assad, père de Bachar, réprime dans le sang une insurrection des Frères musulmans dans cette ville du nord du pays. Les bombardements et exécutions feront entre 10 000 et 40 000 morts. Sur ce massacre de masse, la presse occidentale ne saura rien pendant près d’un mois. Seuls Sorj Chalandon de Libération et Patrick Seale, pour The Observer, parviennent à livrer un témoignage quatre semaines après les faits.

Le 15 mars 2011, alors que les premières manifestations prennent de l’ampleur, le régime de Damas commence à lancer ses forces militaires et policières contre les opposants. Le premier réflexe de ces derniers est d’éviter de revivre Hama. Documenter. Alerter. Filmer. Compter les morts devant la caméra. “Dans chaque village, dans chaque quartier, les activistes ont créé des ‘media centers’ pour envoyer des informations à l’étranger”, se souvient Chamsy Sarkis, fondateur du Syrian Media Action Revolution Team (Smart), un réseau de soutien aux activistes journalistes devenu aujourd’hui une agence de presse, Smart News Agency.

« Les activistes se sont mis à construire leurs propres structures »

Au début, les activistes montrent tout, y compris des corps déchiquetés. Des vidéos, invérifiables, commencent à circuler sur les réseaux sociaux. « Les gens confondaient documentation et journalisme », concède Chamsy Sarkis. Les activistes syriens ont dû apprendre à crédibiliser leurs images. Il faut situer les vidéos et les dater, en passant, par exemple, le journal du jour à l’écran.

Dès la fin de l’année 2011, Smart distribue du matériel (modems satellitaires pour se connecter à Internet, téléphones) et donne des cours d’écriture et de production via Skype. Il dit avoir formé près de 400 activistes au journalisme. Le groupe collabore avec d’autres réseaux nés de la révolution syrienne, comme Shaam News Network.

Pour Enrico De Angelis, chercheur spécialiste des médias arabes, professeur à l’université américaine du Caire et analyste pour l’ONG Free Press Unlimited, les médias nés de la révolution doivent aussi être compris comme une prolongation des activités en ligne des Syriens.

« Les réseaux sociaux servent à mobiliser les gens et offrir des récits médiatiques opposés à ceux du régime, mais les activistes y ont vu des limites, et se sont mis à construire leurs propres structures. »

Comment accompagner la militarisation d’une révolution ?

Un journaliste de Reuters touché par une rafale à Alep en 2012. (REUTERS/Ahmed Jadallah)

Un journaliste de Reuters touché par une rafale à Alep en 2012. (REUTERS/Ahmed Jadallah)

Dès 2012, la révolte bascule dans le conflit armé. Smart commence alors à vendre des images aux chaînes internationales. La diffusion passe par un compte sur Skype, partagé avec des dizaines de journalistes d’Al-Jazira ou de France 24. Concentrés sur la société civile, les activistes refusent de couvrir la militarisation croissante et d’être présents sur les fronts militaires“Une grosse erreur”, explique Chamsy Sarkis.

« Les milices se sont mises à faire leurs propres vidéos en criant ‘Allahou Akbar’ à chaque tir de roquette… pour obtenir des financements salafistes. Cela a beaucoup décrédibilisé l’activisme média. »

Alors que la société se fissure et les repères se perdent, la demande pour des médias indépendants se fait plus grande. « Avec le sentiment que la société civile était en train de disparaître a grandi le besoin de structures communes, d’un espace social à reconstruire », décrypte Enrico De Angelis. « Certains de ces médias sont devenus de véritables institutions sociales. » C’est le cas de Radio Fresh à Idlib.

Entre 2011 et 2015, environ 180 journaux et magazines sont créés en Syrie, selon un recensement du site Syrian Prints Archive. Une cinquantaine survivent aujourd’hui, grâce en partie à des financements de groupes comme Smart, mais aussi d’ONG européennes comme Free Press Unlimited (Pays-Bas), International Media Support (Suède) ou Canal France International. La plupart des médias qui ont survécu à cinq années de guerre ont basé une partie de leur activité à l’étranger. Un exil forcé pour des raisons de sécurité, mais aussi de crédibilité auprès de leurs soutiens occidentaux.

Dans un pays balkanisé, les contacts avec les correspondants et les sources de l’intérieur sont inégaux. Chamsy Sarkis explique :

« La zone la plus difficile d’accès est celle du régime [Damas et la côte syrienne]. Même pour des choses très simples : il est très difficile de connaître le prix du sucre à Tartous, alors que même dans les zones de l’Etat islamique, à Palmyre ou à Deir Ezzor, on y arrive. »

« Si l’un d’entre nous est attrapé en train de filmer, il sera exécuté »

 Un soldat de l'Armée syrienne libre regarde la télévision à Alep en 2013. (REUTERS/Muzaffar Salman)

Un soldat de l’Armée syrienne libre regarde la télévision à Alep en 2013. (REUTERS/Muzaffar Salman)

La difficulté de produire des informations en Syrie n’est pas simplement logistique et liée au contexte des combats incessants. L’information et son contrôle sont l’une des obsessions de chaque camp, du régime d’Al-Assad jusqu’aux djihadistes. « Un type arrêté par le régime pour avoir vendu des armes a des chances d’être relâché, dit Chamsy Sarkis. Un activiste média dans le même cas mourra en prison. »

La propagande est un aspect essentiel de la domination de l’Etat islamique dans les territoires qu’il contrôle. Depuis septembre 2015, ils ont cessé de fournir les autorisations de travail des journalistes. Ceux qui avaient obtenu ces autorisations par le passé ont été arrêtés. « Ils vérifiaient tout, mais au moins, on pouvait filmer », rappelle Chamsy Sarkis.

A Rakka, capitale syrienne autoproclamée du groupe djihadiste, un groupe de dix-sept personnes alimente continuellement un site activiste, Rakka is Being Slaughtered Silently (RBSS) depuis avril 2014. Ils ne se connaissent pas entre eux et communiquent avec d’autres membres du groupe basés en Turquie ou en Europe. Quatre collaborateurs ont été assassinés, dont un à Gaziantep en Turquie, le vidéaste Naji Jerf. Un reporter de RBSS basé à Rakka, Tim Ramdan (le nom a été modifié), raconte au Monde.fr son travail quotidien :

« Ils nous menacent directement dans des vidéos, mais aussi dans des prêches à la mosquée, où les habitants de Rakka sont encouragés à nous dénoncer en échange de sommes d’argent. »

Membre du projet depuis sa création, Tim Ramdan a appris à filmer et à prendre des photos en cachette.

« Nous savons que si l’un d’entre nous est attrapé en train de filmer ou de prendre des photos, il sera exécuté. »

« Pour nous, la révolution de l’information est déjà gagnée »

Le site RBSS s’est imposé comme une source essentielle pour les médias occidentaux. « Nous avons su gagner la confiance des grands médias », résume Tim Ramdan. Un de ses « scoops » a été l’exécution de Maaz Al-Kassasbeh, un pilote jordanien capturé et brûlé vif par l’EI.

Les djihadistes ont diffusé une vidéo de sa mort en février 2015, après des négociations ratées avec la Jordanie pour obtenir la libération d’otages. En réalité, le pilote avait été assassiné un mois auparavant, comme l’avait prouvé le travail de RBSS.

Beaucoup des médias nés de la contestation sont en voie d’institutionnalisation. C’est le cas des Journaux intimes de la Révolution, un web-documentaire franco-syrien réalisé par sept activistes dans différentes villes du pays, dont la première saison a été diffusée sur Arte et Mediapart en 2013. Une deuxième saison vient de commencer, sur la chaîne YouTube Revolution Diaries et bientôt sur un site dédié. Les derniers épisodes racontent le retour des manifestations dans les zones dites “libres”, à la faveur de la trêve.

Là encore, la professionnalisation progressive des vidéastes saute aux yeux. « Nous avons formé nos reporters dans un atelier à Gaziantep, en 2015 », raconte la coordinatrice du projet, Caroline Donati.

S’il est difficile de savoir si tous ces médias survivront – « Il n’y a pas de marché en Syrie, pas de publicité à vendre, donc pas de viabilité économique à moyen terme », résume Enrico De Angelis – il est indéniable que « la révolution a formé une nouvelle génération de journalistes. »

Ces nouveaux médias tendent tous vers la création d’un pluralisme politique, même en temps de guerre. Enrico De Angelis analyse :

« La Syrie reste un pays en guerre, et tous ces médias sont contre le régime et pour la révolution. Derrière l’idée de construire un système médiatique indépendant, il y a l’espoir que la Syrie devienne un jour une démocratie. »

Depuis Rakka, où il filme la vie sous le joug de l’EI, Tim Ramdan partage cet espoir :

« Nous devons continuer jusqu’à avoir un pays libre, démocratique, loin du terrorisme. »

A plus court terme, une autre leçon de l’aventure médiatique indépendante s’impose déjà, selon Chamsy Sarkis :

« Pour nous, la révolution de l’information est déjà gagnée. Car le régime n’a pas réussi à nous empêcher d’informer. »