La révolution syrienne, entre piège de la violence… et manœuvres du régime (1/2) – par Ignace Leverrier
De nombreux médias ont attiré l’attention, au cours des derniers jours, sur des agissements criminels dont la responsabilité était attribuée aux « rebelles », une catégorie aux contours imprécis qui emprunte sans discernement au vocabulaire du régime et qui rassemble aussi bien des opposants civils et militaires au pouvoir syrien que des combattants « islamistes » aux objectifs imprécis. Certains sites ont mis en ligne des images ou fourni le lien de vidéos présentant des scènes difficilement soutenables. Elles montrent des « révolutionnaires », des « terroristes », des « moujahidin » ou des « membres présumés de l’Armée Syrienne Libre » (ASL) exécutant des chabbiha de sang-froid à la kalachnikov, assassinant à l’arme blanche des partisans du pouvoir, jetant des corps du haut d’édifices, etc.
De tels agissements sont totalement inadmissibles. Ils doivent être et ils ont été unanimement condamnés. A commencer par le Conseil National Syrien, par les organisations de défense des Droits de l’Homme favorables à la contestation, par les sites Internet soutenant la révolution, par les partis de l’opposition syrienne, par les activistes engagés sur le terrain et par l’ASL.
Ils imposent toutefois en même temps, plus que jamais, une grande prudence de la part des observateurs. Non pas que les « résistants » syriens seraient impeccables, au sens propre du terme, et ne commettraient pas d’actions répréhensibles. Mais l’examen critique des documents censés confirmer la réalité des faits dénoncés conduit, dans un certain nombre de cas, à constater qu’ils s’inscrivent au contraire dans la campagne de discrédit de la contestation, lancée et poursuivie sans répit depuis les premiers jours de la « Révolution contre Bachar Al Assad ». On ne s’en étonnera pas.
On ne peut ignorer en effet que, instruits par des spécialistes de la manipulation ayant fait leurs classes dans l’Allemagne nazie ou au service des « démocraties populaires » de l’ex-bloc communiste, les chefs des services syriens de renseignements sont passés maîtres à leur tour dans l’art de la désinformation. Avant même le début de la contestation, de fauses informations, révélations, déclarations… avaient été diffusées par les autorités syriennes pour prévenir le déclenchement d’un mouvement qu’elles percevaient imminent. Les « islamistes », alors incarnés par les Frères Musulmans, y occupaient déjà une bonne place. On voudra bien se souvenir, par ailleurs, que la création de l’armée électronique du pouvoir syrien a précédé celle de la révolution syrienne et que, s’apparentant par bien des aspects aux milices de chabbiha, cette armée dispose de moyens quasi illimités, les ressources de l’Etat étant détournées et affectées en grande partie, depuis le début de la crise… et même avant, au service de la survie du régime.
Quoi qu’il en soit, la nécessaire condamnation du recours à certaines formes de violence par la révolution syrienne – quand les faits qu’on lui reproche sont dûment avérés – n’autorise ni à réduire cette révolution à des actes qu’elle condamne et avec lesquels elle n’a dans son ensemble rien à voir, ni à renvoyer dos à dos les deux parties en conflit, comme se complaisent à le faire certains irresponsables politiques de nombreux pays et certaines instances de la communauté internationale. Il est insupportable, pour ceux qui n’ont pris les armes que pour se défendre et protéger les leurs, après avoir enduré la mort, la torture et les exactions de toutes natures durant des mois, de se voir traités comme ceux qui ont fait du recours à la force, à la cruauté et à la sauvagerie, dès le début du soulèvement, une politique systématique et le moyen privilégié, pour ne pas dire unique, de conservation de leur pouvoir et de leurs privilèges. Il est inadmissible de traiter les exactions commises par certaines composantes de la contestation de « crimes contre l’humanité », alors que, aussi condamnables soient-elles, ces exactions restent marginales et n’ont jamais atteint, quoi que certains prétendent, ni l’ampleur, ni l’aspect systématique des massacres du régime.
A l’origine, était la violence du régime
C’est pour crier leur ras-le-bol pour la manière infamante dont ils étaient traités dans leur propre pays depuis des décennies, par un régime attaché à sa seule survie et dépourvu de la moindre considération pour une population totalement assujettie, que les habitants de Daraa sont descendus dans les rues en mars 2011. On sait à quelles tortures avaient été soumis leurs enfants. Connus de tous, ces faits trahissaient de la part du pouvoir syrien un recours délibéré à la violence la plus abjecte. Les Syriens se sont engouffrés dans la brèche pour réclamer le départ de ceux qui s’étaient emparé par la force du pouvoir et des ressources du pays, près d’un demi-siècle plus tôt. Ils espéraient gagner à eux l’ensemble de leurs compatriotes civils et militaires, de toutes les ethnies et de toutes les confessions, en plaçant leur soulèvement et la révolution contre Bachar Al Assad sous le signe du pacifisme, de l’unité et de la solidarité entre villes et communautés. Ils voulaient saisir cette occasion, qu’ils attendaient mais qu’ils se croyaient incapables de provoquer, pour rétablir en Syrie le système démocratique qui avait prévalu chez eux entre 1946 et 1958.
La stratégie du régime a consisté d’emblée à provoquer ceux qui contestaient son autorité, pour les pousser à recourir eux-mêmes, en paroles et en actes, à la violence. Faute de pouvoir y parvenir, il a forgé des slogans – « les chrétiens à Beyrouth et les alaouites au tabout » (cercueil) – et imaginé des opérations criminelles – des massacres de populations supposées fidèles au pouvoir en place – dont il a imputé la paternité aux contestataires. Il a tiré sur des manifestants désarmés. Il a bombardé des villes. Il a privé leurs populations d’eau, de gaz, d’électricité, de nourriture, de moyens de chauffage. Il a brûlé des quartiers entiers. Il a saccagé des récoltes. Il a décimé des troupeaux. Il a arrêté des Syriens par milliers. Il a assassiné des innocents de sang-froid. Il a violé des femmes et des enfants, parfois aussi des hommes. Il a tué sous la torture des centaines de détenus. Il a procédé à des liquidations collectives. Il a incinéré ou jeté à la mer des centaines de cadavres. Il a interdit aux blessés l’accès aux soins et exécuté les médecins et les volontaires qui leur portaient secours. Il a maintenu de force des populations entières dans les villes que l’armée bombardait. Il a utilisé contre les civils les chars, l’artillerie, les hélicoptères de combat et les avions de guerre. Il a fait usage contre eux d’armes internationalement prohibées. Surtout, il a mobilisé contre d’autres Syriens des mercenaires recrutés dans toutes les communautés, soudés par la peur de l’autre et animés par la haine intercommunautaire qu’il s’était lui-même employé à instiller dans leurs esprits.
Face à ce déchainement de violence, les centaines de milliers de Syriens qui entendaient aller au bout de leur projet de changement ont fait preuve d’une endurance (sabr) aussi étonnante qu’admirable. En descendant et en bravant dans les rues, vendredi après vendredi, les forces de sécurité postées ici et là, aux carrefours comme sur les terrasses, pour tirer à vue sur les manifestants, ils tentaient de maintenir en vie leur mouvement et de se redonner mutuellement du courage. Mais, à travers les slogans unitaires démocratiquement choisis pour ces rassemblements, ils voulaient aussi faire comprendre à ceux qui, à l’extérieur, assistaient impavides à leur martyre, la force de leur résolution et la grandeur de la cause pour laquelle ils se mobilisaient.
La révolution et le droit de légitime défense
Il aura fallu plusieurs mois avant que les soldats et officiers qui avaient déserté, parce qu’ils ne pouvaient se plier aux ordres de « tirer pour tuer » qui leur étaient donnés, commencent à s’organiser, se fixent pour mission d’assurer la protection des quartiers d’où ils étaient originaires, et lancent les bases de ce qui est devenu l’ASL. Même pour se défendre, le recours aux armes n’a été pour les révolutionnaires ni spontané, ni naturel. Ils espéraient, par leur patience et leur courage, dissuader leurs jeunes compatriotes, appelés ou engagés, de participer à la répression ordonnée par le régime. Ils imaginaient que leur persévérance suffirait à convaincre des sous-officiers et des officiers que la vérité, la dignité et la justice étaient du côté de ceux sur lesquels on leur demandait d’ouvrir le feu, et non dans la défense d’un système prédateur prêt au pire pour assurer sa survie. Ils pensaient parvenir à rassurer les membres des communautés minoritaires, dont ils comprenaient l’hésitation à s’engager dans une aventure dont l’issue était pour tous incertaine. Ils croyaient qu’en surmontant leur propre peur et en persistant, semaine après semaine, à affronter la mort dans les rues, ils aideraient leurs compatriotes à dominer leur angoisse. Ils entendaient leur démontrer que le régime mentait lorsqu’il agitait devant eux le spectre des affrontement interconfessionnels. Ce qu’ils voulaient, c’était la vie et non la mort : ils ne mettaient pas en jeu leur existence aujourd’hui pour le plaisir insensé de pouvoir, demain, supprimer ceux qui ne les avaient pas accompagnés ou soutenus dans leur combat.
Ils étaient surtout conscients que la pente sur laquelle ils s’aventureraient en essayant de résister par les mêmes moyens à un régime prêt à tout et bien armé, disposant d’une réserve de militaires et de supplétifs fanatisés, les chabbiha, serait pour eux extrêmement risquée. Il leur faudrait de longs mois avant de pouvoir aligner des unités et disposer des matériels qui leur permettraient, non pas d’attaquer l’armée du régime et de renverser le pouvoir par la force, mais uniquement de s’opposer et de résister à certaines de ses opérations. D’autant que, comme ils avaient été contraints de le constater, aucun pays ne paraissait alors disposé à répondre aux slogans choisis pour les grandes manifestations hebdomadaires : une « protection internationale » (vendredi 9 septembre), un « embargo aérien » (vendredi 28 octobre), et finalement une « zone protégée » (vendredi 2 décembre). Les instances arabes et internationales s’étant montrées aussi incapables les unes que les autres de faire entendre raison à Bachar Al Assad, c’est-à-dire de le convaincre de cesser de tuer, de rappeler son armée dans les casernes, de libérer les manifestants emprisonnés et d’entamer un véritable dialogue politique avec les contestataires, ils ont fini par reconnaître, le 25 novembre, faute d’alternative, que « l’Armée Libre me protège ».
Pour soulager au mieux les populations subissant les agressions des forces du régime, généralement celles des villes et villages dont ils étaient originaires, les combattants de l’ASL, militaires déserteurs et volontaires de tous âges, ont dès le départ cherché à conjuguer leurs efforts. En dépit des problèmes que leur posaient le manque de véhicule et l’absence de moyens de transmission sécurisés, qui s’ajoutaient à un déficit en informations, en armes et en munitions, les différentes unités se sont efforcées soit de se fondre dans de plus vastes ensembles, soit de coordonner au maximum leurs interventions. Ces efforts ont débouché, au début du printemps 2012, sur la création de Conseils militaires à l’échelon des gouvernorats et sur la mise en place d’un Commandement conjoint de l’Armée Syrienne Libre à l’Intérieur, désormais autonome dans ses prises de décisions stratégiques et dans sa communication.
La contestation confrontée au terrorisme favorisé par le pouvoir
L’action de l’ASL s’est heurtée à des difficultés qui n’étaient pas que militaires. Elle a d’abord été confrontée à l’existence de quelques groupes à l’orientation religieuse, les uns créés sur des bases locales pour assurer la protection de la population, d’autres constitués sur une base idéologique islamique avec pour objectif le renversement par tous les moyens du régime syrien considéré comme kâfer (impie). Parmi les premiers, certains ont accepté d’adhérer aux Conseils militaires, mais d’autres s’y sont refusés. Ils ont préféré, tout en admettant le principe d’une coopération sur le terrain, préserver leur indépendance. Cela n’a pas empêché certaines de ces unités, pour compliquer les choses, de continuer à revendiquer une appartenance à l’ASL, dont ils approuvaient les objectifs mais dont ils ne voulaient pas de l’autorité.
En revanche, la collaboration s’est avérée impossible, ou du moins extrêmement compliquée avec les seconds. Ils sont composés de moujahidin syriens et parfois étrangers. Leur nombre fait l’objet de fantasmes et de rumeurs, que même lestémoignages de journalistes et de chercheurs ayant eu accès au terrain ne sont pas parvenus à faire taire. Une partie de ces moujahidin vient de l’extérieur du pays, sans qu’on sache comment, en provenance d’où et avec l’aide ou la complicité de qui ils sont parvenus à entrer en Syrie puis à se regrouper en certains lieux déterminés. D’autres, bénéficiant d’amnisties réclamées pour les révolutionnaires et non pour eux, ont été libérés des prisons syriennes où les moukhabarat les retenaient depuis les années de la guerre en Irak pour les neutraliser… ou pour s’en servir au moment opportun. En dépit des risques, ils pouvaient être utiles pour reproduire ce qui s’était passé au Liban, dans la seconde moitié de la décennie 2000-2010, avec le Jound al Cham et le Fatah al Islam.
C’est dans ce contexte qu’est apparu en Syrie, fin 2011, le Front de Soutien à la Population du Bilad al Cham, qui a aussitôt revendiqué des attentats à la mise en scène, au modus operandi et aux résultats étranges. Ce groupe est considéré avec une infinie suspicion par l’ASL comme par les activistes, qui ne se reconnaissent ni dans son discours, ni dans ses actions. Ils se demandent d’ailleurs si les prétendus candidats aux opérations suicides du Front de Soutien n’apparaissent pas voilés dans les vidéos de leurs « exploits » davantage pour interdire aux véritables révolutionnaires de les repérer et de les dénoncer, que pour échapper aux poursuites des services de renseignements.
La volonté du régime syrien de troubler le jeu, de provoquer le désarroi, d’effrayer les Syriens et les opinions publiques extérieures, ne fait guère de doute. Puisque les « terroristes islamistes » annoncés par Bachar Al Assad n’étaient pas au rendez-vous, les moukhabarat ont fait ce qu’il fallait pour permettre à la prophétie présidentielle de devenir réalité. Imaginant refaire le coup du cheykh Mahmoud Qoul Aghasi, plus connu sous son sobriquet de Abou Al Qa’qa’, qui avait transformé, fin 2002 et début 2003, sa mosquée du quartier de Sakhour à Alep en centre de recrutement demoujahidin pour l’Irak, ils ont remis en liberté, en décembre 2011, un activiste radical, Moustapha Sitt Miryam Nassar, autrement dit le fameux Abou Mous’ab al Souri, coordonnateur des activités d’Al Qaïda en Europe et cerveau des attentats de Londres en 2005. Son passé et ses discours auraient suffi, dans un pays normal, pour le maintenir indéfiniment en prison.
Certes, depuis le début de la révolution, des Syriens victimes de la répression impitoyable du régime, ayant subi des tortures durant leur emprisonnement ou ayant perdu des membres de leur famille, ont procédé de leur propre initiative, dans leur environnement, à des vendettas. Il est vrai que des informateurs appartenant à toutes les communautés, parmi lesquels des chrétiens, ont été supprimés lorsque leur coopération avec les moukhabarat était avérée et que, dûment mis en garde contre la poursuite de leurs agissements, ils avaient continué de livrer des activistes aux services de sécurité. C’est dans ces conditions, et non en raison de leur appartenance à la communauté chrétienne d’Al Qseir, que des membres de la famille Kassouha, connue dans la ville pour son inféodation au régime et sa coopération avec les services de renseignements, ont été tués au printemps 2012. Ils avaient été avertis – l’opposant Michel Kilo en a témoigné – mais, forts de la protection du régime, ils n’en avaient pas tenu compte.
En revanche, contrairement à la propagande véhiculée par des membres du clergéet une religieuse accoquinée avec les moukhabarat, ni les activistes, ni l’ASL n’ont l’intention de massacrer, à la différence des forces de sécurité et des mercenaires du régime, des populations sur la base de leur appartenance communautaire ou confessionnelle. Ils n’ont jamais tué de façon délibérée des chrétiens, des alaouites, des chiites, des druzes ou autres, en tant que tels. Ils ont autre chose à faire que de contribuer aux dissensions intercommunautaires… qui constituent, depuis le début de la révolution, l’un des pièges dans lesquels le pouvoir syrien s’efforce de tirer ou de pousser sa population.