La stratégie d’émiettement de la société en Syrie sous Hafez et Bachar Al Assad – par Ignace Leverrier
En faisant du parti Baath, dans la constitution de 1973, le « parti dirigeant de l’Etat et de la société », Hafez Al Assad et ses camarades savaient ce qu’ils voulaient : d’une part, écarter de la route de la formation qui leur avait servi de tremplin pour accéder au pouvoir toute force susceptible de la concurrencer ; d’autre part, diviser jusqu’à l’émiettement les Syriens qui refuseraient de profiter des avantages que le parti unique leur proposait pour mieux les neutraliser.
La même année, la création du Front National Progressiste (FNP) partageait la scène politique syrienne en deux camps inégaux. D’un côté, celui des alliés du parti Baath qui acceptaient de renoncer à toute autonomie, moyennant un certain nombre d’avantages en terme de sièges à l’Assemblée du Peuple et de maroquins ministériels. De l’autre, celui de ses adversaires et bientôt de ses ennemis, c’est-à-dire des formations politique qui, refusant de jouer les faire valoir du parti dirigeant, préféraient la marginalité et parfois la prison au renoncement à leurs idées et à leurs valeurs. La mise à l’écart de facto de la vie politique des formations qui rejettaient sa tutelle ne suffisant pas davantage à le rassurer que les entraves apportées au fonctionnement des partis qui l’avaient rejoint, le Baath a aussitôt déployé des trésors d’ingéniosité pour affaiblir, en favorisant les dissensions et les divisions en leur sein, ceux là mêmes qui avaient choisi de se ranger à son côté.
Le « pouvoir » (le Baath) et les « partis du pouvoir » (FNP) (Ali Farzat)
En 1979, les partis non membres du FNP faisaient bloc à leur tour dans un Rassemblement National Démocratique (RND), dont les activités, étroitement surveillées, se réduisaient dans le meilleur des cas à des réunions secrètes et irrégulières. Ils disposaient d’encore moins de droits que les comparses du Baath au sein du FNP, ce qui n’est pas grand-chose puisque, si ces « amis » bénéficiaient d’un siège dans la capitale… ils n’avaient le droit ni de le signaler à l’attention des passants par un panneau, ni d’ouvrir des sièges annexes dans les autres villes de Syrie, ni de tenir des congrès, ni de publier et de diffuser de bulletin interne… Surtout, ils avaient une interdiction absolue de s’approcher de l’armée et de la jeunesse.
Répondant au parti unique dans le champ politique, des syndicats uniques de travailleurs et de paysans, des organisations de masse uniques pour la jeunesse, les étudiants, les femmes ou les écrivains, et des ordres professionnels uniques destinés aux médecins, aux ingénieurs, aux avocats ou aux journalistes, étaient mis en place. Tous étaient évidemment placés, ou ont été placés à la faveur de la crise de 1980, sous le patronage du parti unique. Les pressions et les avantages liés à une adhésion à ces organisations étaient tels – surévaluation des résultats scolaires, octroi de bourses d’études, priorité pour les stages et déplacements à l’étranger, embauche assurée, promotions plus rapides, fonctions plus rémunératrices… – que le refus d’y adhérer, quand cela était possible sans être suicidaire, paraissait éminemment suspect. Ceux qui s’en rendaient coupables devaient abandonner en même temps l’idée de s’unir à d’autres pour créer des structures autonomes, et à plus forte raison concurrentes.
Parallèlement, le Baath s’est employé à diviser et à affaiblir la scène religieuse syrienne. Il a soumis églises et mosquées à des mesures de surveillance, imposé aux clercs de toutes religions les thèmes de leurs discours et appliqué aux écoles de toutes les communautés les mêmes mesures de nationalisation. Toutefois, c’est la communauté sunnite qui a été l’objet de sa plus grande attention. Majoritaire en Syrie, elle constituait un danger d’autant plus grand pour le parti que la présence de sunnites dans les diverses instances du pouvoir apparent – le commandement régional du parti, le gouvernement, l’Assemblée du Peuple… – était loin de contrebalancer l’autorité exercée dans l’ombre par les membres de la communauté alaouite minoritaire, détenteurs du pouvoir réel. Diverses stratégies ont été utilisées pour limiter leurs capacités de nuisance. Le régime a ainsi fabriqué de faux cheykhs, joué de certains imams contre les autres, promu des personnalités dociles au lieu et place d’oulémas insuffisamment malléables, ouvert à quelques ambitieux les portes de l’Assemblée du Peuple et offert à ceux qu’il avait acquis les tribunes des grandes mosquées ou des émissions à la télévision… Le résultat de cette politique, qui a joué aussi sur les concurrences historiques et les rivalités régionales, a interdit l’émergence en Syrie d’une personnalité religieuse sunnite bénéfiçiant sur l’ensemble du territoire d’une autorité suffisante pour être à même, si elle en avait l’idée saugrenue, d’appeler les sunnites à constituer un front commun contre le pouvoir.
Le prolongement indéfini de l’état d’urgence, instauré pour 6 mois en 1962, a permis de maintenir les Syriens dans une situation de dépendance vis-à-vis du pouvoir en place, qui a encore été renforcée suite aux tragiques événements de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Ne tolérant plus aucune initiative de la part de citoyens réduits au statut de simples sujets, le pouvoir a multiplié à l’infini les interdictions. Tout, en réalité, n’était pas interdit. Mais, tout exigeait au préalable l’aval d’un ou de plusieurs services de renseignements. L’obtention d’une autorisation était tributaire soit de la bonne volonté de petits chefs, soit de la somme qu’ils exigeaient, et le plus souvent des deux. Bref, la vie quotidienne des Syriens est restée soumise, durant des décennies, sous Hafez Al Assad comme sous Bachar Al Assad, à l’arbitraire des moukhabarat. On doit à la vérité de dire que, en toute sincérité ou par hypocrisie nul ne sait, ce dernier a ordonné à ces mêmes moukhabarat de cesser d’intervenir dans un certain nombre de domaines qui ne mettaient nullement en cause le sacro-saint principe de la « sécurité nationale », et pour lesquels leur consentement s’apparentait à du racket pur et simple. Mais on doit aussi à la vérité d’ajouter que ses ordres n’ont jamais été appliqués et que cela n’a pas empêché le chef de l’Etat de publier, fin 2009, un décret protégeant contre toute poursuite les agents des services ayant provoqué la mort de citoyens dans l’exercice de leur fonction. C’est dire que leurs autres méfaits ordinaires les laissaient à l’abri de la moindre sanction.
Soucieux de montrer que, conformément à son slogan « Unité, Liberté, Socialisme », le Baath réalisait l’union de tous les Syriens, ses dirigeants se sont évertués, au fil des ans, à mettre en place des institutions au sein desquelles toutes les ethnies, toutes les confessions, toutes les régions du pays, tous les partis alliés au sein du FNP, devaient « se sentir » représentés. Peu importe que les uns et les autres ne fussent appelés que de manière symbolique à participer à la désignation de ceux qui étaient censés parler en leur nom dans les conseils municipaux, au sein de l’Assemblée du Peuple, dans les cellules du parti, au commandement régional ou au gouvernement. Les équilibres recherchés étaient trop sérieux pour être laissés au peuple. Les élections faisaient l’objet d’une savante cuisine, dans laquelle les chefs desmoukhabarat ont pris, dès le début des années 1980, une part prépondérante au détriment des responsables politiques. Si unité il y avait, puisque tous devaient être représentés, si ce n’est à tout moment du moins sur une durée raisonnable, elle était donc largement artificielle, imposée et façonnée d’en haut pour répondre aux besoins de l’idéologie au pouvoir et à sa propagande, davantage qu’à une juste et saine demande de participation de l’ensemble des Syriens à la vie publique.
Ce travail de division et d’affaiblissement de la société civile ne s’est pas interrompu avec l’arrivée au pouvoir de Bachar Al Assad. Les velléités de relance de la société civile et les forums de discussions mis en place au cours de ses premiers mois de présidence ont vite été stoppés. Les personnalités les plus engagées dans ce mouvement ont été arrêtées. Celles qui ont continué de manifester pour obtenir la libération de leurs camarades, pour apporter leur soutien aux Kurdes, pour marquer la journée internationale des Droits de l’Homme… ont dû subir les coups des nervis du régime et ont parfois rejoint leurs amis en détention pour des durées variables. Ces sanctions ont eu un effet de dissuasion aussi puissant que la crainte des mauvais traitements, l’arrestation de ceux qui assuraient seuls les ressources de leur famille condamnant celle-ci à une vie des plus précaires.
Tandis que la Première Dame, Asma Al Akhras, s’engageait après 2005 dans l’action publique et créait tout un réseau d’associations destinées à monopoliser et à exploiter pour l’image du couple présidentiel la majorité des fonds affectés par l’Union Européenne au développement de la société civile, l’Etat renforçait sa surveillance sur l’ensemble des ONG. Aucune initiative à visée culturelle ou éducative n’était encore autorisée à la fin de la première décennie du 21ème siècle. Toute activitée devait être placée sous le patronage du Parti Baath, autrement dit sous la tutelle d’un système qui privilégiait le contrôle des individus et la captation des ressources de l’Etat, plutôt que l’amélioration de la situation de la population dans tous les domaines.