La Syrie à la croisée de trois impossibilités par Yassin al-Hajj Saléh
La Syrie à la croisée de trois impossibilités
par Yassin al-Hajj Saléh in Al-Quds al-Arabi, 22 avril 2017
traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier
L’idée même d’une révolution en Syrie relevait de l’impossibilité. Mais celle-ci a eu lieu.
L’écrasement de la Révolution et l’éclatement de la Syrie auquel nous assistons aujourd’hui faisaient à leur tour partie des impossibilités. Mais ils se sont produits.
Et nous ne trouverons pas de solution juste et syrienne ailleurs que dans l’ère de l’impossibilité.
C’est de ces trois impossibilités dont je traiterai ici.
Le régime syrien s’est constitué tout au long de quarante années ayant précédé la Révolution de telle manière qu’il garantissait l’impossibilité de tout changement politique. L’on attribue à Hafez al-Assad, après son coup d’état de 1970, des propos selon lesquels il n’y aurait « plus de coup d’état, après lui ». Et en effet, celui-ci a conclu un pacte avec des services et avec des relations extérieures et il a eu des pratiques qui ont réussi à éloigner toute possibilité d’un nouveau coup d’état. Pour un prix exorbitant, il réussit également à écraser une vaste révolte sociale à la fin de la première décennie de son règne. Cette révolte avait éclaté avec une violence suscitée par la frustration des Syriens qui étaient privés des deux méthodes de changement politique qui avaient été expérimentées par le pays avant la période assadienne, à savoir le coup d’état militaire et des élections libres.
Du fait de son succès à écraser la révolte, le régime réussit à passer de la mainmise sur l’Etat par la force à la mainmise sur la société par la force au cours d’événements connus qui atteignirent leur apex à Hama, en 1982.
Avant tout, des services de sécurité semant la terreur ont été mis en place qui ont fait de toute forme d’opposition politique un problème sécuritaire dont le traitement comportait plus ou moins de violence, mais d’une manière dépossédant constamment ces oppositions de toute dimension politique.
Ont été également mis en place des services de propagande qui se sont spécialisés dans le culte de la personnalité, la divinisation du « ra’ïs » et son élévation au-dessus de ses administrés et de ses acolytes d’une manière rendant impossible l’idée d’une alternative et lui octroyant le pouvoir à vie.
En troisième lieu, l’on assista à une bienveillance pour les agissements des partisans du régime qui violaient toutes les lois théoriquement en vigueur et toutes les conventions sociales, dès lors que ces agissements n’entraient pas en opposition avec les nécessités de la stabilité du régime et de sa sécurité.
Dans la pratique, cela se traduisit par des vols ad libitum de ressources privées et de biens publics, ce qui a contribué à assurer une base sociale de profiteurs qui devaient tout au régime.
Ajoutons à cela que la société a été entièrement « minée », piégée par des mouchards et par des inimitiés communautaires qui allaient nécessairement entraîner son éclatement au cas où elle oserait se soulever contre ses tyrans.
De même, l’on a assisté à l’accumulation d’atouts en matière d’influence dans le pourtour syrien qui ont déplacé les lignes de défense du régime à l’extérieur d’une Syrie hermétiquement refermée sur lui-même, de manière à élargir le cercle de ceux qui auraient quelque chose à perdre à un changement probable de régime en Syrie. Ce processus a été louvoyant, son succès n’a pas toujours été évident. Mais le but visé par toutes ces politiques, à savoir rester au pouvoir à jamais, a été quasiment atteint.
Et malgré tout cela, la révolution « impossible » s’est produite.
Le mérite de cette rupture de l’impossibilité revient à un contexte bien connu, celui des « printemps arabes » – un contexte fait de confiance en soi et de courage comme il en a rarement été donné à des sociétés entières ou à d’importantes composantes de sociétés.
Durant deux années de protestations tout d’abord pacifiques puis d’un mélange de protestation pacifique et de résistance armée, puis de guerre ouverte, il sembla que nous nous acheminions vers le renversement du régime.
Mais la dynamique s’est enrayée à partir du printemps 2013, avant d’être inversée à l’automne 2015, du fait de l’intervention russe. Le cadre national du combat s’était effondré de manière accélérée à partir de la deuxième moitié de l’année 2012, le régime ayant appelé à la rescousse ses alliés pour contrer la Révolution et celle-ci s’étant transformée en un conflit confessionnel entre sunnites et chiites.
En jetant un regard général sur le processus des quatre années et quelques mois qui ont suivi cette période, ce qui s’est passé semblait lui aussi impossible, inimaginable.
Le Hezbollah devenu une force combattante en Syrie.
L’apparition d’une entité sanguinaire impossible du nom de Daesh instaurant un pseudo-califat islamique s’étendant sur des régions entières de la Syrie et de l’Irak.
La montée en puissance de formations militaires salafistes, parmi lesquelles Al-Qaïda, et de formations s’inscrivant dans le paradigme salafiste djihadiste.
Ajoutons à cela [le général iranien] Qasim Suleïmani menant la guerre de l’Iran en territoire syrien.
Puis il se produisit un massacre chimique à grande échelle et Obama avala sa « ligne rouge », après quoi les Américains et les Russes se mirent d’accord pour confisquer gentiment ses armes chimiques au régime syrien, si bien que celui-ci recourut presque immédiatement à l’utilisation de chlore pour bombarder ses administrés – avant de retrouver sa hardiesse première, dernièrement, et de recommencer à recourir au gaz sarin.
Le régime et ses supplétifs encerclent diverses régions du pays dans lesquelles les civils meurent de faim.
Puis l’Amérique et ses alliés interviennent, depuis deux ans et demi, en Syrie, contre Daesh. Et des formations armées kurdes relevant de la direction de l’organisation [terroriste] des Kurdes de Turquie, le PKK, imposent leur domination sur de vastes régions de la Syrie.
Ensuite, la Russie intervient militairement en Syrie, y créant des bases militaires et utilisant à huit reprises son droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU au profit du régime Assad.
Après que le président turc Recep Tayyip Erdoğan eut assuré avec confiance qu’il n’y aurait pas de deuxième [massacre de] Hama en Syrie, ce sont dix Hama qui tombent les unes après les autres et Erdoğan recule, avant d’intervenir militairement (avec l’accord de la Russie) dans certaines régions du nord de la Syrie afin de contrer l’expansionnisme kurde.
Tout cela semblait impossible ! Même en imagination on ne pouvait le prévoir lorsque la Révolution syrienne a éclaté.
Qu’un demi-million de Syriens soient tués ? Impossible !
Qu’Assad reste président de la Syrie et que ses chances de rester au pouvoir après avoir massacré directement ou indirectement plus de 2% de la population syrienne, causant à près de deux millions de personnes diverses mutilations, contraignant près de la moitié des Syriens à abandonner leur maison, dont plus de 5 millions (soit 22% de la population totale) ont été contraints à l’exil, trois millions de Syriens trouvant refuge en Turquie, un demi-million en Allemagne, et dix-mille dans divers pays européens, en particulier en Hollande, en Suède et en France ? Impossible !
Mais l’impossible est pourtant ce qui est advenu.
Si l’impossible advient, c’est uniquement parce que certaines forces terrifiantes le font passer du monde de l’impossibilité à celui du réel.
L’impossible syrien est né de la coalescence entre les efforts « positifs » permanents dans l’intérêt du régime Assad de l’Iran, de ses satellites et de la Russie et le rôle négatif (constant lui aussi) de l’Amérique et d’Israël visant à en empêcher la chute.
Cela semble une coïncidence rare, voire impossible, mais c’est pourtant bien ce qui est effectivement advenu.
Du fait de cette coalescence incroyable, des forces surpuissantes ont écrasé la société syrienne, elles l’ont détruite et elles ont rendu les Syriens conscients du fait que l’effroyable paralysant et incroyable est pourtant possible, voire banal.
Dès lors que cela est advenu, aucun doute que c’est parce que c’était possible !
Mais cela s’est produit non pas parce que cela était possible, mais bien en dépit du fait que c’était impossible.
Cela est advenu « grâce » à d’effrayantes forces de contrainte qui ne se sont pas contentées d’empêcher la chute d’un imbécile patenté tel que Bachar al-Assad, mais qui lui ont offert en permanence des tribunes lui permettant de s’imposer au monde entier. Cela ne lui avait jamais été offert avant qu’il ne se noie dans le sang des Syriens et cela lui permet d’inviter des étrangers hostiles [aux Syriens] à partager avec lui son orgie de sang syrien. Cela n’a rien de banal, c’est même précisément extraordinaire.
Ce régime qui s’est constitué autour de la mise à l’écart des deux instruments de changement auquel nous avons fait allusion supra, à savoir le coup d’état militaire ou des élections libres, puis qui a tenté de déjouer le troisième instrument, à savoir la mort naturelle, passant à une forme de sultanat et à l’instauration d’une dynastie régnante et propriétaire, et qui s’est ingénié avec ses associés à détruire le quatrième instrument de changement, à savoir la révolution, a inventé un cinquième instrument de changement, à savoir l’intervention militaire étrangère contribuant objectivement à sa conservation du pouvoir en Syrie : celles de l’Amérique et de la Russie concomitamment, et avec celles-ci, celle d’Israël, de l’Iran, de l’Arabie saoudite, de la Turquie et du PKK ou celle des djihadistes sunnites et des djihadistes chiites et… de Bachar al-Assad.
Vous avez dit : « impossible ! » ?
Existe-t-il une solution en Syrie qui soit autant fondée sur la logique de ce nov-possible que celle qui est discutée à Genève et ailleurs ?
Non, bien sûr.
Bachar al-Assad est resté au pouvoir non pas parce que son maintien au pouvoir était possible, mais bien en dépit du fait qu’il était impossible, et ce, du fait d’une conjonction exceptionnelle autour de la question de son maintien au pouvoir.
Et si la Révolution a été écrasée, ça n’est pas parce que le régime a pu l’écraser, mais bien parce que l’action concertée de l’Amérique, d’Israël, de la Russie, de l’Iran, de la Turquie, du PKK, de l’Arabie saoudite, du Qatar et d’exaltés piqués à la religion provenant de plusieurs dizaines de pays, a fait advenir ce qui était impossible.
Le processus de Genève poursuivant une solution surfaite à un problème impossible, il ne saurait aboutir.
Et c’est bien parce que c’est l’impossible, et non pas le possible, qui est la réalité que les possibilistes, à savoir les oppositions syriennes officielles dans toutes leurs composantes, sortent du champ et de l’action politiques. N’y étaient-elles pas d’ailleurs par nature extérieures ?
La base d’une solution en Syrie consiste à se débarrasser des assassins de masse.
Est-ce impossible ?
Le possible consiste-t-il à se débarrasser de certains des assassins indisciplinés et de maintenir au pouvoir les assassins sérieux sous la supervision d’assassins influents à l’échelle mondiale ?
Mais ce possible-là ne peut déboucher que sur une situation pourrie et sans issue ne promettant rien d’autre qu’une dissolution généralisée (comme cela est aujourd’hui le cas en Palestine).
Seule la modification du réel impossible est susceptible de fonder une solution juste en Syrie.
Or, la modification du réel, cela s’appelle la révolution.
Et à chaque fois que n’importe quelle force régionale ou internationale pense à une solution qui permette à la Syrie de survivre, inéluctablement elle devra finir par se persuader de la nécessité que soit réalisée l’aspiration première de la Révolution syrienne, à savoir un changement radical du climat politique régnant dans le pays, c’est-à-dire que la page de l’ère assadienne soit définitivement tournée.
Dans tout ce qui se précède, il n’y a rien qui reflèterait des prises de parti politiques ou idéologiques personnelles. Ce n’est qu’une description d’un impossible qui est advenu, une tentative de construire une solution logique permettant d’en sortir : personne de sensé ne peut s’attendre à ce que le possible fournisse une solution équitable à ce que l’impossible a réalisé par la force en plus de 2000 jours.
La politique n’appartient pas au domaine de la logique, me dites-vous ?
C’est vrai, mais une politique que contredit la logique ne saurait être une politique fructueuse.
A contrario, une politique que conforte la logique peut éviter au minimum de s’aveugler, de déployer de vains efforts et de mettre à mal sa dignité dans des pitreries qui ne produisent rien.
L’impossible Révolution syrienne puis son impossible écrasement ne se sont pas réalisés du fait de miracles ou du fait de l’action de forces occultes : ils sont advenus du fait d’efforts humains considérables.
Grâce à des efforts humains constants, une autre politique peut aboutir : à nous de construire la cause syrienne, à nous d’organiser nos forces dispersées, à nous de tenir bon et d’insister sur les objectifs fondamentaux de notre lutte de libération !