L’Armée syrienne libre prise en tenaille entre Poutine et l’Etat islamique – par Hala Kodmani
Téléphone portable à l’oreille, Abou Shadi fronce les sourcils, esquisse un sourire de satisfaction, puis resserre les lèvres dans une moue dubitative. Il fait répéter à son interlocuteur, qui se trouve sur le front de Homs, l’information invraisemblable : «Des appareils de la coalition arabe viennent de bombarder la place forte de Mallouk et plusieurs autres positions du régime, qui a subi de grosses pertes en hommes et en matériel !» L’ancien capitaine de l’armée syrienne, de passage à Gaziantep, en Turquie, pour une réunion, a envie de croire un instant à la divine surprise que lui rapporte l’un de ses hommes sur le champ de bataille. On apprend peu après, en ce 15 octobre, que c’est l’aviation russe qui a frappé par erreur les positions de l’armée de Bachar al-Assad, en plein combat contre les forces de la rébellion.
L’incident est révélateur des ratés de l’aviation russe et des espoirs fous qu’entretient l’opposition armée syrienne, mais aussi de la confrontation entre deux protagonistes qui se découvrent et se mesurent dans le nouveau tournant de la guerre en Syrie. En visant en priorité les groupes non jihadistes et les zones rebelles, l’intervention russe est clairement perçue comme une volonté d’éliminer d’abord toute alternative militaire ou politique syrienne au régime de Bachar al-Assad, qu’elle vient appuyer.
«Promesses de soutien»
Les opposants syriens n’ont de cesse de comptabiliser les frappes russes et d’en comparer les objectifs. «Dès le premier jour, le 30 septembre, on a compté 57 raids, dont deux seulement sur des zones de Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique (EI), ndlr], tandis que tous les autres ont visé les révolutionnaires ou des civils. Cela continue depuis quinze jours : Hama, Homs, Lattaquié, Idlib, Alep… Où est Daech dans ces régions ?» interroge Zakaria Malahefji. Responsable du bureau politique d’un regroupement de brigades de l’Armée syrienne libre (ASL), le docteur en droit originaire d’Alep est particulièrement alarmé par la situation dans la capitale du nord du pays. «Les forces du régime et les Iraniens, d’une part, et celles de Daech, de l’autre, se répartissent la tâche pour nous prendre en tenailles», explique-t-il.
Montrant la carte sur son smartphone pour appuyer son propos, l’homme reste en contact, depuis son local à Gaziantep, avec le terrain ainsi qu’avec des responsables et diplomates turcs, arabes et occidentaux. «Nous avons des promesses de soutien, quelques gestes de la part de certains, mais rien de décisif.» Des missiles anti-chars ont effectivement été livrés aux forces qui tentent de résister et d’empêcher le siège d’Alep, mais c’est bien trop peu face à la puissance de l’offensive ces derniers jours. «Pendant que les chasseurs bombardiers russes et les hélicoptères du régime pilonnent par les airs, les Iraniens et l’armée syrienne attaquent au sol», raconte un jeune secouriste joint par Internet, qui constate, écœuré, que «des dizaines de milliers d’habitants cherchent à fuir sans savoir où aller. Vers le Nord, la frontière turque est fermée. Dans le Sud, les combats font rage. Il reste l’Est ou le Sud-Est, vers Raqqa, les zones contrôlées par Daech. C’est la seule option pour les civils. Quelle ironie que le territoire de l’Etat islamique devienne le meilleur refuge pour la population !»
Mouchoirs de poche
Pousser les Syriens dans les bras des extrémistes serait l’une des conséquences de la guerre déclarée par la Russie contre le terrorisme. Devant la violence de l’offensive du régime soutenu par ses alliés, «les gens vont préférer Daech, et les combattants grossir ses rangs», craignent plusieurs opposants. Des individus ou des petites brigades ralliant les formations jihadistes ont effectivement été signalés localement ces dernières semaines, mais ces mouvements restent marginaux. «Paradoxalement, l’intervention russe a réhabilité l’Armée syrienne libre, en l’attaquant en priorité», fait valoir Ahmad, un activiste originaire de Deir el-Zor, qui est aussi l’un des animateurs du groupe Sound and Picture, installé à Gaziantep et spécialisé dans le suivi des actions et exactions de l’EI.
La résistance des formations de l’opposition syrienne face aux assauts des forces pro-Bachar al-Assad – puissamment couvertes par l’aviation sur les fronts de Homs, Hama ou Lattaquié – ont surpris les Russes, selon des diplomates européens en Turquie. Au cours d’une bataille féroce qui s’est déroulée la deuxième semaine d’octobre au nord de Hama, les rebelles ont détruit cinquante chars et une quinzaine de véhicules blindés de l’armée régulière, faisant 400 morts dans ses rangs. Un exploit rendu possible grâce aux missiles guidés anti-tanks Tow, de fabrication américaine, fournis à des groupes rigoureusement sélectionnés de l’ASL, avec une irrégularité apparemment calculée par les Américains. Ces armes efficaces avaient grandement contribué aux conquêtes du printemps dernier dans la région d’Idlib. Clé des succès de l’ASL, le missile a aussi son héros de légende, un combattant surnommé Suhail Abou al-Tow, devenu maître dans le maniement de l’engin. Il a opéré successivement sur les fronts d’Idlib, d’Alep et de Lattaquié, et compte 56 objectifs détruits à son tableau de chasse, dont deux avions au sol à l’aéroport international d’Alep.
Face à la machine de guerre déployée par les Russes, les Iraniens et les autres milices en appui aux forces du régime, chaque perte infligée par les combattants de l’ASL aux hommes et au matériel des attaquants, le moindre succès remporté, gonfle le moral. Celui-ci oscille d’un jour à l’autre, d’une zone de combat à l’autre, au gré de dures batailles qui se déroulent souvent dans des mouchoirs de poche, autour de positions distantes d’à peine quelques kilomètres.
«La justesse de notre cause»
Dans les hauteurs de Jabal al-Akrad, au nord de Lattaquié, un jeune reporter qui accompagne la brigade côtière numéro 1 de l’Armée syrienne libre se fait l’écho sur sa page Facebook des détails des combats. «C’est beau de voir griller un char touché par un missile Tow !» écrivait-il le 16 octobre. Trois jours après, il pleurait une cinquantaine de morts, en majorité des civils, dans un village pauvre visé par l’aviation russe, et décrivait la panique des ambulances et des secouristes accourus pour retirer des corps et des blessés des décombres. «Nous sommes plus forts, parce que nous sommes convaincus de la justesse de notre cause», commentait l’un de ses amis. Mais le déséquilibre des forces rend les quelques victoires bien fragiles. «Quand l’aviation se déchaîne sans faire de différence entre combattants et civils, que des tapis de bombes tombent sur nos têtes, il n’y a rien à faire», raconte le secouriste d’Alep.
Le défi russe a ragaillardi les forces de l’opposition armée syrienne, et des groupes rivaux se sont rassemblés pour faire front. L’aide ponctuelle en armes américaines permet essentiellement de faire durer la résistance et les combats, mais reste insuffisante pour inverser le cours des choses. «Si les Russes parviennent en fin de compte à éliminer les forces modérées et l’alternative au régime, ce sont les salafistes jihadistes qui vont resserrer les rangs, notamment autour de Daech, souligne Ahmad, de Sound and Picture. L’organisation compte plus de 3 000 combattants tchétchènes et autres caucasiens, très excités par la perspective de se battre contre les Russes. C’est alors que commencerait la vraie bataille de Poutine contre le terrorisme.»
date : 21/10/2015