Le couple syro-iranien à l’épreuve – Par Caroline Donati

Article  •  Publié sur Souria Houria le 3 avril 2012

1 avril 2012

Au moment où 70 pays participent à la conférence des « Amis de la Syrie », dimanche 1er avril à Istanbul, Damas affirme que « la bataille pour faire tomber l’Etat en Syrie est terminée » tandis que Téhéran félicite son allié pour avoir vaincu « ce complot » dirigé contre « l’Iran, la Syrie et la résistance ».

Le 20 février, deux navires de guerre iraniens accostaient dans le port syrien de Tartous après avoir franchi le canal de Suez. Largement médiatisées, tant à Damas qu’à Téhéran, ces manœuvres visaient un tout autre objectif que l’exercice de formation militaire de la marine syrienne annoncé. Il s’agissait de démontrer la solidité du couple syro-iranien confronté à la plus grande crise de sa longue histoire.

© Reuters

Le régime syrien est en effet menacé par le soulèvement populaire qui dispose désormais de l’appui du camp occidental et de ses alliés arabes ; le régime iranien est lui engagé dans une épreuve de force avec Israël, soutenu par ce même camp, en raison de son programme nucléaire sans en avoir fini avec sa contestation interne. Un défi existentiel pour les deux alliés qui se sont construits et ont consolidé leurs liens dans la confrontation.

Deux guerres ont en effet scellé le rapprochement lancé par le président syrien Hafez El-Assad aux toutes premières heures de la Révolution islamique : l’invasion de l’Iran par l’Irak, en 1980, et celle du Liban par Israël, en 1982. « La Syrie apporte alors son soutien diplomatique et une assistance militaire à l’Iran, lequel lui apportera un soutien lors de l’invasion israélienne du Liban en 1982, à travers la création du Hezbollah, ce qui lui permettra de faire reculer Israël au Liban », explique Jubin Goodarzi, professeur de relations internationales à l’université Webster de Genève et auteur d’un essai sur la relation syro-iranienne qu’il définit comme une alliance « défensive » (Syria and Iran: Diplomatic alliance and Power Politics in the Middle East, I.B. Thauris 2009).

Le pari qu’a fait Hafez El-Assad de s’allier à ce mouvement révolutionnaire chiite qui défie les monarchies sunnites du Golfe, alors même qu’il était confronté à un soulèvement emmené par les Frères musulmans sunnites, répondait à des calculs stratégiques : neutraliser son rival irakien et compenser la défection du partenaire égyptien qui avait commencé des négociations de paix avec Israël.

De fait, la République islamique d’Iran a permis à Damas de renforcer sa place dans le camp arabe et dans sa guerre contre son voisin israélien. La République arabe de Syrie a également offert à l’Iran les moyens de peser au Proche-Orient, par l’intermédiaire de deux groupes armés palestiniens implantés à Damas (le Hamas et le Jihad islamique), et du Hezbollah libanais, dont le ravitaillement en armes passe par le territoire syrien.

La dimension religieuse souvent avancée pour expliquer l’entente entre les Assad, alaouites, et les dirigeants iraniens, chiites, est en réalité secondaire : « Le lien syro-iranien ne repose pas sur une idéologie politique religieuse, explique Sabrina Mervin, chercheur au CNRS, qui a notamment publié Les Mondes chiites et l’Iran ( Karthala-IFPO, 2007) : le Baas reste un parti laïque et il n’est pas question pour les Iraniens d’exporter leur théorie du gouvernement islamique. Certes, ce lien a un fondement religieux puisque les alaouites appartiennent à une branche du chiisme, mais il a simplement participé au développement de réseaux, notamment économiques, entre les deux pays.»

En trente ans, ces liens ont contribué à l’institutionnalisation du partenariat syro-iranien qui comprend un volet économique, culturel et militaire. L’accord de défense signé en 2006, trois ans après l’offensive américaine en l’Irak, et à la veille d’une nouvelle offensive israélienne au Liban, officialise d’ailleurs trois décennies de coopération militaire officieuse. Aux termes de cet accord, « l’Iran considère la sécurité de la Syrie comme la sienne », réaffirmant ainsi la nature « défensive » de l’alliance.

« Pour l’Iran, la Syrie est une barrière, il s’agit de défendre les intérêts des deux pays devant Israël », explique, à Paris, l’opposant iranien Avdechir Amir-Arjomand, porte-parole du conseil de coordination du Mouvement vert en Iran, le mouvement né du soulèvement populaire iranien de 2009. «La relation syro-iranienne est une alliance politique fondée sur le combat contre Israël, contre l’hégémonie occidentale, celle de l’Amérique en tête, et contre ses alliés arabes », ajoute Sabrina Mervin.

Banlieue de Beyrouth, 2006.© S. Mervin

Au-dessus des portraits de Bachar et Hafez El-Assad : « Le symbole de la résistance face au sionisme » ; en bas, à côté du drapeau du Hezbollah : « Et la voie tracée demeure».

De là à considérer que la République islamique est prête à tout pour sauver son allié, l’affaire est plus complexe : politique, cette alliance est soumise aux intérêts parfois contradictoires des deux acteurs. Présence massive de combattants du Hezbollah voire de volontaires iraniens au côté des forces syriennes, le rôle iranien dans la répression de la révolte syrienne nourrit toutes les spéculations. L’étendue de la coopération sécuritaire et militaire entre les deux pays a toujours été entourée d’un flou suspect ; il n’empêche, l’appui iranien dans la crise syrienne semble bien plus limité et balisé.

Au-delà du financement du processus d’armement de la Syrie via la Russie, Téhéran assiste son partenaire en lui apportant une aide essentiellement matérielle et logistique. Comme le souligne le député Jean-Louis Bianco, président de la mission parlementaire sur l’Iran (dont on peut lire les deux rapports, ici et là), Téhéran, qui a maté sa propre contestation interne en usant d’une répression « moins visible mais tout aussi féroce », dispose d’un savoir-faire : « Le soutien iranien passe par des conseillers, des experts qui ont travaillé sur le maintien de l’ordre et le contrôle Internet, d’autant que les Iraniens possèdent la deuxième cyberpolice au monde après les Chinois. »

Cet appui aux opérations de sécurité se chiffrerait à 1 milliard de dollars depuis le début de la crise. L’estimation est jugée tout à fait réaliste par Jubin Goodarzi : « Il se peut que l’Iran finance des membres du Hezbollah et d’autres groupes en Irak ou qu’il y ait des unités spéciales affectées à des taches particulières, voire des snipers, ajoute l’universitaire, mais les rapports faisant état de l’envoi massif de membres du Hezbollah et d’une gestion iranienne de la crise syrienne relèvent de la fiction. »

Le régime syrien a considérablement renforcé sa machine sécuritaire depuis le début du soulèvement, recrutant des milliers de supplétifs au sein de la société. Ensuite, il est peu probable qu’il laisse la main libre à Téhéran dans la gestion de ses affaires intérieures même si ce dernier est devenu l’acteur dominant de cette relation asymétrique. « Un tête-à-tête qui déplaît aux dirigeants syriens », précise Jean-Louis Bianco.

Mahmoud Ahmedinejad, Bachar El-Assad et Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah.

La surévaluation de la présence iranienne par l’opposition syrienne témoigne en réalité de l’ampleur du ressentiment anti-chiite nourri par la politique iranienne « décomplexée » de Bachar El-Assad.

A Téhéran, l’appui apporté à l’allié syrien ne va pas non plus de soi ; il est conditionné aux intérêts des dirigeants iraniens face à leur propre crise domestique et dans le contexte régional. Or, la gestion syrienne de la crise embarrasse un peu plus les dirigeants iraniens, déjà déstabilisés par des révoltes arabes qui trouvent écho auprès des contestataires iraniens.

Les tentatives de récupération des révolutions égyptiennes et tunisiennes ont été un fiasco, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. « Rappelant que la République islamique s’était construite sur une révolution, les dirigeants iraniens se sont posé comme modèle pour le monde musulman, explique Sabrina Mervin, mais ce discours idéologique ne fonctionne pas, au même titre que le discours panarabe est rejeté par les révolutions arabes, qui sont pragmatiques et émanent ″d’en bas″. »

La sanglante répression du soulèvement syrien a fini de discréditer cette opération de marketing révolutionnaire, mettant en difficulté le régime iranien dans la rue arabe ainsi que son partenaire libanais, le Hezbollah. D’autant que le Hamas, autre allié de Téhéran au Proche-Orient, a pris acte très tôt de la nouvelle donne « révolutionnaire » : la formation palestinienne a appuyé les revendications démocratiques du peuple syrien et a refusé de s’aligner sur la position du gouvernement syrien. Les bureaux établis dans la capitale syrienne sont aujourd’hui désertés par leurs responsables.

Ismael Haniyé.© Reuters
« Khaled Mechaal et un bon nombre de cadres du Hamas ont quitté Damas, confirme Jean-François Legrain, chercheur au CNRS/GREMMO et spécialiste de la question palestinienne, reflétant ainsi le malaise dans les rangs palestiniens : même si la Syrie est l’un des meilleurs alliés de la cause palestinienne, le peuple syrien ne peut être prisonnier des intérêts politiques des Palestiniens. »

En Iran, les révolutionnaires soutiennent le combat des Syriens : le 14 février, à l’occasion de son troisième anniversaire, le Mouvement vert a organisé une marche de solidarité avec les révolutionnaires syriens (lire l’appel ici en farsi). Durement réprimée, cette initiative a reçu l’appui de 72 membres du Conseil national syrien, la principale coalition politique de l’opposition syrienne.

« Le Mouvement vert a toujours soutenu le soulèvement syrien, affirme Avdechir Amir-Arjomand. Il y a une alliance tacite entre le mouvement démocratique de la même manière qu’il y a une alliance officielle entre les deux gouvernements. » Ecrasés par une répression féroce, les contestataires iraniens ne sont pas en mesure de menacer pour le moment la République islamique. « Le Mouvement vert n’a plus aucun représentant au sein du système, analyse Jean-Louis Bianco. Sur la Syrie comme sur le dossier nucléaire, l’évolution ne peut venir que des terribles batailles qui se jouent au sein du pouvoir iranien. »

Or, le soutien inconditionnel apporté à Damas divise la classe politique iranienne. Des divisions sur lesquelles les révolutionnaires iraniens pourraient s’appuyer pour trouver un nouvel élan. « Sous la pression du Mouvement vert, affirme leur porte-parole Avdechir Amir-Arjomand, les conservateurs plus raisonnables, à l’instar d’Ahmed Tavakoli, chef du centre de recherches du Parlement, ont critiqué l’absence de cohérence de la politique étrangère iranienne qui apporte son soutien à Damas après avoir soutenu les mouvements de libération en Tunisie, en Egypte et à Bahreïn. »

Le Mouvement vert en Iran.

L’embarras du pouvoir iranien vis-à-vis de son partenaire syrien s’est aussi traduit par les conseils prodigués au président Assad, prié d’écouter les revendications de son peuple et appelé à faire des réformes.

Plus, des contacts ont été noués avec des opposants syriens : à l’été, des responsables iraniens ont rencontré des représentants du courant laïque et nationaliste arabe de l’opposition syrienne dans la perspective d’un changement de régime. Et ce sont sur ces mêmes interlocuteurs que Téhéran se serait appuyé pour obtenir la libération de leurs ressortissants retenus en otage par des hommes de l’armée syrienne libre à Homs. «Un prétexte pour entrer en contact avec l’opposition syrienne », assure un journaliste arabe qui a suivi cette médiation.

© Reuters
« Les Iraniens sont des hommes politiques pragmatiques, ils cherchent à protéger leurs intérêts, souligne l’opposant iranien Avdechir Amir-Arjomand, la relation avec le régime syrien n’est pas une alliance sacrée, ils chercheront une alternative en Syrie à moindre dégât. »

La quête d’interlocuteurs prêts à soutenir le Hezbollah et à poursuivre le combat contre Israël a donc commencé. Dans le même temps, Téhéran cherche à assurer ses arrières au Proche-Orient, à travers ses alliés libanais et palestiniens. «Réellement préoccupé à la perspective de la chute du régime de Bachar El-Assad, l’Iran a accéléré le réapprovisionnement en armes du Hezbollah au Liban afin de s’assurer qu’il soit à même de résister en cas d’une nouvelle guerre avec Israël », affirme Jubin Goodarzi.

Téhéran espère aussi pouvoir compter sur le Hamas qui s’est bien gardé de rompre avec son parrain iranien dont il a besoin dans son combat contre Israël. « Contrairement à ce que l’on a pu prétendre, explique Jean-François Legrain, l’Iran n’a pas coupé les ailes financières du Hamas, lequel joue les ambiguïtés constructives : il a séparé le dossier syrien du dossier iranien. »

Les dirigeants iraniens tentent aussi de tirer profit des nouveaux positionnements sur l’échiquier régional dessinés par les révolutions arabes, espérant trouver de nouveaux partenaires dans leur combat contre Israël.

« Si le régime tombe, l’Iran perd un partenaire fiable. Cela limitera son accès au Liban et au Hezbollah et son influence dans l’arène palestinienne et le conflit israélo-arabe, ce sera donc un échec considérable en matière de politique étrangère et sur le plan idéologique, mais pas aussi important qu’on ne le pense, relativise Jubin Goodarzi. Le contexte régional a changé : l’Irak de Maliki même s’il entretient des relations avec les Etats-Unis n’est plus hostile à l’Iran et l’Egypte a esquissé un rapprochement avec l’Iran, qualifié de pays trop important pour être ignoré. Le printemps arabe offre des dangers mais aussi des opportunités pour l’Iran. »

Téhéran entend ainsi exploiter les opportunités offertes par les nouvelles orientations d’une diplomatie égyptienne tenue d’être moins conciliante avec Israël que sous le président Moubarak. « Les manœuvres navales iraniennes en Syrie étaient aussi destinées à montrer à Israël que l’Iran est en mesure de protéger ses intérêts, non seulement à travers la Syrie et le Hezbollah, mais grâce à ce rapprochement avec l’Egypte qui lui permet de déployer ses navires en Méditerranée», poursuit Jubin Goodarzi.

Ces « occasions » sont néanmoins contrariées par la régionalisation et l’internationalisation de la révolution syrienne avec l’émergence d’un front anti-Assad qui rallie l’Arabie saoudite et le camp occidental. Dans cette nouvelle dynamique, le vieil antagonisme entre Riyad et Téhéran devient secondaire au regard de la confrontation annoncée avec Israël qui ambitionne de frapper les installations nucléaires iraniennes.

Du même coup, les divergences au sein de la classe iranienne sur la question syrienne s’estompent. « Depuis cet hiver, il y a un consensus général au sein du pouvoir iranien car la crise intérieure syrienne est devenue une crise régionale et internationale, observe l’universitaire. L’Iran fait donc un effort supplémentaire pour soutenir Bachar El-Assad parce qu’il pense qu’il a plus à perdre s’il tombe dans ce contexte international.»

En a-t-il encore les moyens malgré la crise économique et financière aggravée par les sanctions internationales ? « Oui, pour le moment », estime Jubin Goodarzi pour qui l’enjeu justifie largement la dépense. Les menaces israéliennes couplées au durcissement des sanctions occidentales à l’égard de Téhéran ont en effet changé la donne. La riposte est lancée : brisant le silence qui entoure habituellement la question, Ali Khamenei, le guide de la République islamique a reconnu publiquement le soutien financier de l’Iran au Hezbollah, lequel s’en est fait l’écho à Beyrouth.

« La reconnaissance officielle par le guide Khameini de l’aide financière apportée au Hezbollah est une première, observe Amir-Arjomand. Cette position, qui pourrait avoir des conséquences juridiques pour l’Iran, répond aux menaces israéliennes : elle vise clairement à rappeler aux Israéliens qu’ils ont perdu la guerre du Liban en 2006, grâce à l’Iran, et que l’Iran l’emporte à chaque fois. »

Banlieue sud de Beyrouth, 2007.© Sabrina Mervin

Affiche du Hezbollah, dans la banlieue sud de Beyrouth, à droite, le guide de la République islamique, l’ayatollah Ali Khamenei.

Cette nouvelle posture s’explique par la hauteur des enjeux : la République islamique ne défend plus seulement ses positions dans la région face à l’Arabie saoudite et Israël, mais son existence même. De fait, les dirigeants iraniens sont convaincus que le front anti-Assad vise leur régime. « La question du “regime change” contrôle la question syrienne, analyse Jean-Louis Bianco : L’Iran se sent menacé si la Syrie s’effondre car il serait en quelque sorte la dernière anomalie de la région, exception faite des monarchies du Golfe.»

Dès lors, la Syrie va-t-elle devenir le champ de bataille de cette confrontation annoncée ? « Les Iraniens peuvent être amenés à se battre en Syrie par l’intermédiaire du Hezbollah et des Pasdaran dans l’hypothèse d’une intervention étrangère en Syrie car ils estimeront que l’Iran sera la prochaine cible», analyse Avdechir Amir-Arjomand. Cette hypothèse est aussi envisagée à Beyrouth, dans les milieux proches du Hezbollah. Les Iraniens pourraient néanmoins privilégier le terrain de confrontation habituelle : le Liban.

Pour Jubin Goodarzi, « la configuration pousse l’Iran à défendre davantage la Syrie, mais l’Iran ne pourra pas faire grand-chose dans le cas d’une intervention qui est par ailleurs peu probable : le régime peut faire pression sur les Occidentaux à travers l’Irak ou au Liban via le Hezbollah, mais il ne fera rien en tout cas qui puisse donner un prétexte aux Etats-Unis pour intervenir en Iran». Les trois attentats qui ont visé les forces onusiennes au Liban en 2011 ainsi que les rumeurs relayées par la chaîne du Hezbollah al-Manar sur l’arrestation par l’armée syrienne de treize officiers français en début d’année pourraient s’inscrire dans cette stratégie dissuasive à moindre risque. «Le régime iranien joue sa survie : il n’interviendra pas en Syrie si cela met en danger son existence», conclut l’universitaire.

Source: http://www.mediapart.fr/journal/international/010412/le-couple-syro-iranien-lepreuve