Le groupe Jabhat an-Nusra ou la fabrique syrienne du « jihadisme » – par Romain Caillet et François Burgat

Article  •  Publié sur Souria Houria le 7 août 2012

En mars 2011, les autorités syriennes ont d’abord opté pour un traitement social de la contestation populaire naissante. Elles y ont donc fugitivement répondu, par la voix de la conseillère du chef de l’État, Buthayna Sha‘bân, en promettant un relèvement général des rémunérations. À Deraa, où les écoliers auteurs de slogans contestataires avaient été torturés et leurs parents humiliés, la réponse cinglante des manifestants (« Yâ Buthayna, yâ Sha‘bân, sha‘b Dar‘â mû jû‘ân », « Ô Buthayna, ô Sha‘bân, le peuple de Deraa n’a pas faim ») a souligné s’il en était besoin la nature avant tout politique des racines de la crise naissante. Les autorités ont alors définitivement opté pour l’option sécuritaire et commencé à réprimer systématiquement dans le sang les manifestations les plus pacifiques. Elles ont parallèlement attribué la responsabilité de cette violence à des bandes armées dites « jihadistes » (manière de les associer à la majorité sunnite) qu’elles ont accusées de vouloir, avec le soutien de l’étranger, miner la coexistence interconfessionnelle du pays.

Le 17 mars 2012, alors que se développaient les offensives de « l’armée syrienne libre » regroupant les partisans, militaires ou civils, de la lutte armée contre le régime, et que des individualités mobilisées dans la frange salafie du paysage régional avaient sans doute rejoint, mais sans en affecter significativement la structure, les rangs de la rébellion1, un groupe « jihadiste » a effectivement annoncé sa création sous l’appellation du « Front du secours des Mujâhidîn du Shâm aux Syriens dans l’arène du Jihad » (Jabhat an-Nusra li-ahl ash-Shâm min mujâhidî ash-Shâm fî sâhat al-Jihâd). Quelques semaines plus tard, ce Front arevendiqué un premier attentat à la voiture piégée visant les locaux d’une branche des services de sécurité damascènes. Depuis lors, nombre d’opérations de ce type ont été revendiquées par le même groupe. Les communiqués, usant d’une rhétorique sectaire particulièrement radicale, confortent opportunément la thèse du régime. Ils ont logiquement suscité de multiples interrogations. Les milieux de l’opposition, rejoints par plusieurs analystes occidentaux2, ont estimé que ce mode opératoire relevait d’une mise en scène du pouvoir. Les auteurs des premiers attentats ont, en effet, évité de causer de vrais dégâts à la cible sécuritaire supposée. Ils auraient utilisé, pour crédibiliser la tuerie, des corps de manifestants tombés plusieurs jours plus tôt en prenant soin de rendre impossible toute identification des victimes. Muhammad Abû Rumân, un spécialiste jordanien réputé des groupes jihadistes, a dit lui aussi son scepticisme3.

Les notes qui suivent entendent se faire écho des termes d’une analyse identique, mais dont l’intérêt tient à ce qu’elle soit venue des rangs, au demeurant divisés sur le sujet, de la mouvance jihadiste internationale. Dans un texte posté par ses partisans sur le forum muslm.net, un activiste syrien vivant à Londres, ‘Abd al-Mun‘im Mustafâ Halîma, plus connu sous le nom d’Abû Basîr at-Tartûsî4 et qui aurait lui-même rejoint récemment les rangs de l’armée syrienne libre, expose les raisons qui le conduisent à douter de la réalité de ce « Front du secours » qui rappelle à ses yeux d’identiques créations du régime syrien dans les années 1980. At-Tartûsî a régulièrement cautionné les luttes armées transnationales contre des occupations étrangères (en Tchétchénie, en Irak ou en Afghanistan). Même s’il manie lui-même la terminologie sectaire courante dans la mouvance salafie pour stigmatiser « les minorités musulmanes », il s’est, en revanche, régulièrement démarqué aussi bien des attentats aveugles commis en Europe que de l’action de certains groupes armés aux filiations opaques. Il s’est notamment dissocié du GSPC algérien, héritier des tristement célèbres Groupes Islamiques Armés (GIA) dont les officines de l’ombre du régime algérien avaient, dès la fin de l’année 1994, pris le contrôle pour, eux aussi, discréditer localement et internationalement leurs opposants et ceux qui seraient tentés de les soutenir. En 2005, at-Tartûsî s’est également démarqué d’un groupe apparu fugitivement en Syrie, sous une dénomination très proche (« Jamâ‘at an-Nusra wa-l-Jihâd fî Bilâd ash-Shâm »), pour revendiquer, très opportunément pour Damas, l’assassinat du Premier ministre libanais Rafiq Hariri. En réponse à la question : « Abou Adass, disant agir sur ordre du mouvement “Jamâ’at an-Nousra wa-l-Jihad fi Bilâd ash- Shâm” est apparu sur une vidéo pour revendiquer l’assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri. Que savez-vous de ce groupe ? », at-Tartûsî avait alors été déjà très explicite :

« Selon moi, et d’après ma propre expertise, mais aussi de l’avis de nombreux frères concernés par cette affaire, je peux affirmer que le groupe “Jamâ’at an-Nousra wa-l-Jihad fi Bilad ash-Sham”, n’existe pas. Abou Adass a été kidnappé au Liban et tué en Syrie après que les services syriens l’aient obligé à enregistrer la cassette en question. Toute l’histoire est un montage des renseignements syriens. Toute personne connaissant le fonctionnement du régime de Damas sait qu’une telle manipulation est dans ses habitudes ».

En 2012, l’argumentaire d’At-Tartûsî sur la situation syrienne laisse entrevoir, dans le champ réputé morcelé du débat interne à l’opposition, les contours d’une posture religieuse militante qui cautionne néanmoins une intervention extérieure, y compris occidentale. Ce choix est assumé au profit d’une « armée syrienne libre » que ses adversaires du champ jihadiste condamnent comme « étant acquise à la démocratie et aux valeurs occidentales ».

L’argumentaire d’At-Tartusî

La question posée à at-Tartûssî par le forum  (« Est-il de l’intérêt de nos frères de Syrie de publier un tel enregistrement en ce moment ? »)  est donc avant tout celle de la pertinence de la stratégie du groupe Jebhat an-Nusra. At-Tartûsî répond :

« Je n’ai jamais eu connaissance de ce groupe (…) et pas davantage de ceux qui le dirigent. Cela ne leur porte en rien préjudice si ce sont des combattants sincères et authentiques. Je me suis arrêté sur le lien posté sur YouTube qui montre quelques unes des actions menées par le groupe et propose quelques commentaires destinés à le faire connaitre, lui ainsi que sa méthodologie (minhaj). Cette lecture m’a inspiré quelques remarques et quelques réserves »5.

At-Tartûsî rappelle d’abord la propension avérée du régime à recourir à de telles manipulations :

« Nous faisons face à un tyran mécréant “bâtinite”6, illégitime et criminel, aux mœurs et aux valeurs dégradées. Il n’hésite pas à jouer toutes sortes de rôles pour rester au pouvoir – y compris celui …des mujâhidîn. (…) Il a déjà usé de ce type de procédé dans les années 1980, lorsqu’il s’était approprié les traits, les apparences, le style et les déclarations du grand combattant ‘Adnân ‘Uqla7. Ce procédé avait conduit des dizaines de jeunes Syriens derrière les barreaux. C’est pour cela que le peuple a besoin aujourd’hui d’être rassuré à l’égard de ce groupe – ou de tout autre qui se présenterait comme faisant partie des mujâhidîn. Il veut s’assurer qu’il en fait vraiment partie… qu’il défend le peuple syrien, sa religion, et l’honneur de ses femmes ».

C’est précisément l’anonymat derrière lequel se retranche la totalité des membres du groupe qui le trouble. Dans un contexte où la plupart des militants syriens luttent à visage découvert, cette pratique interdit toute certitude sur l’identité des membres et de leurs commanditaires.

« Quelqu’un de vulnérable est-il en mesure d’en sauver un autre et de revendiquer l’appellation de “Front du secours”, alors que ceux qu’il prétend vouloir sauver ont eux-mêmes répudié la crainte qu’ils ont bannie de leurs cœurs et combattent à visage découvert, défiant ainsi le tyran et son régime ? Comment le peuple musulman le plus affaibli serait-il capable de défier par les armes le tyran, à visage découvert, en révélant son identité, y compris les femmes, alors que celui qui veut leur venir en aide, craignant pour sa personne, ne livre ni son visage, ni son nom ? Si certains des membres de tel ou tel groupe considèrent qu’ils doivent – pour préserver leur sécurité – masquer leur visage et leur identité, il faudrait néanmoins absolument qu’un ou plusieurs de ceux qui les représentent se fassent connaitre à la population et ce afin de la rassurer et de la mobiliser (…) ».

Le sous-titrage en langue anglaise, peu courant lorsque la mouvance jihadiste s’adresse à un public arabophone, incite également at-Tartûsî à penser que c’est bien l’opinion publique internationale qui est la première destinataire de la revendication du Front.

« (…) Comme si ceux qui étaient visés étaient l’Amérique et les pays occidentaux et non le peuple syrien que ce Front dit vouloir secourir (…). Tout cela incite donc à mettre un point d’interrogation autour de l’objectif de cette missive et sur l’identité de ceux qui se trouvent derrière ».

La rhétorique utilisée par le communiqué est marquée de surcroît par une surenchère radicale très paradoxale puisque qu’elle est de nature à décourager ses destinataires. Vis-à-vis de cette population syrienne que le groupe a vocation à mobiliser, le Front se montre curieusement agressif et intransigeant : « Chacun, à un moment donné, et dans des circonstances données peut commettre des erreurs de jugement ou de comportement », plaide at-Tartûsî. « Les remettre dans le bon chemin, cela prend du temps. De même, cela requiert-il de l’humanité, de la gentillesse, de la sincérité et de l’ardeur dans la défense de leurs intérêts. […] Et l’on ne trouve rien de tout cela dans le discours du frère, malheureusement ».

Le communiqué du Front jette ensuite l’anathème avec une particulière violence sur ceux qui sollicitent l’assistance de la communauté internationale ; il le fait en des termes qu’at-Tartûsî juge inacceptables aussi bien religieusement que politiquement.

« Le discours de ce groupe se caractérise par un ton hostile et agressif à l’égard de la révolution syrienne en particulier, à l’égard du peuple syrien musulman endurant en général, du fait qu’il s’est trouvé contraint de solliciter l’intervention de la communauté internationale, afin de soulager la Syrie de quelques unes de ses blessures ou d’éteindre quelques uns des brasiers qui dévorent ses demeures (…). Il dit entre autre à ce propos : “Un tel recours (à la communauté internationale) serait une rare perversion, un crime absolu, une calamité suprême que Dieu ne saurait pardonner et dont l’histoire ne prendra jamais en miséricorde les auteurs jusqu’à la fin des temps”. Ces propos sont à la fois faux et injustes d’un double point de vue, canonique et politique. D’un point de vue canonique, le fait de demander l’aide d’un mécréant contre un autre mécréant dont la nuisance est majeure, directe et insurmontable sans une telle assistance, sous l’effet de la coercition et de la nécessité, est légal et digne d’être prise en compte, les juristes s’étant prononcés sur le sujet. Un hadith rappelle que le Prophète a dit : “Vous allez faire une trêve avec les ‘Romains’ et vous combattrez ensemble un ennemi commun.” »8

« En résumé, conclut at-Tartûsî, on peut dire que rien ne saurait justifier de telles appréciations péremptoires et absolues à l’égard des partisans d’un appel aux forces occidentales. Ces propos extrêmes renferment par ailleurs une sorte de faux serment9 à l’égard de Dieu le Très-Haut qui (nous dit-on) “ne pardonne pas et ne pardonnera jamais une telle faute à ses auteurs”. Celui-là prétend-il connaître ce qui ne peut pas l’être et ce que pense Dieu de ses serviteurs au point de formuler un tel jugement ? De ce fait, un tel avis n’a pas de valeur canonique. De plus, il est attentatoire au peuple syrien en général. Et il n’a rien à voir ni avec la sagesse, ni avec la politique ni avec le droit ».

Une surenchère curieusement contre-productive pour l’opposition

À l’heure où la rébellion a précisément besoin de soutiens extérieurs, le Front s’en prend non seulement à l’idée de les solliciter mais également, sans distinction, aux puissances occidentales hostiles à Damas et dont la position sert objectivement ses intérêts. Même l’allié turc « musulman » de l’opposition est malmené et dénoncé, dans la droite ligne de la rhétorique qu’emploie le régime, comme l’allié des États-Unis contre les intérêts des musulmans.

« Or, c’est là une erreur politique », relève at-Tartûsî. « Car cela sert directement le tyran et son régime. Cela conforte sa capacité à opprimer et massacrer le peuple syrien. Car ce qui importe à ce régime, c’est de pouvoir tuer, en toute tranquillité, le peuple syrien après l’avoir isolé, loin de toute intervention, de toute surveillance et de tout contrôle extérieur. Et le frère porte-parole10 de ce groupe, permet, en quelque sorte, au régime de réaliser tout cela, sans même s’en rendre compte. (…) Ensuite, cette agressivité à l’égard du monde entier, de l’Est à l’Ouest, des Arabes aux Occidentaux, sert inévitablement le dictateur et son régime sectaire. (…) En dernière instance, cela pousse en effet le monde extérieur à faire sienne la version mensongère du régime et peut-être même à lui venir en aide en considérant que ces groupes ne menacent pas que le régime mais bien le monde tout entier. Quel bonheur pour le tyran d’obtenir un tel résultat ! J’ai médité sur la biographie du Prophète en matière de comportement à l’égard de ses ennemis. Et qu’ai-je remarqué ? Il a effectivement mené deux batailles en même temps contre deux ennemis. Mais c’est le monde entier que veut affronter celui à qui nous avons à faire ici, et chacun de ses États et de ses pays ! Et cela, tout en même temps ! Et c’est celui-là qui n’ose même pas montrer son visage ! ».

« Ensuite, on ne combat pas un Tyran avec des déclarations enflammées dont la tonalité est déconnectée des exigences de l’action », critique encore at-Tartûsî : « Dans la bataille contre le tyran, l’importance de la propagande (…) et de son impact psychologique ne doit pas pour autant devenir une fin en soi et primer sur le nombre et la qualité des actions menées sur le terrain. Les déclarations mobilisatrices auxquelles aucune force et aucune action ne viendraient donner suite rappellent celui qui secoue un nid de frelons pour le piquer et tous ceux qui sont avec lui et qui ensuite ne dispose d’aucun des instruments nécessaires pour les combattre (…). Un hadîth unanimement considéré comme authentique rappelle que “le croyant ne se fait pas piquer deux fois devant le même trou de serpent”. Et selon un athar11, ‘Umar12 a dit : “Je ne trompe personne et je ne laisse personne me tromper”. »

L’ultime source du septicisme d’at-Tartûsî vient du caractère artificiel de l’argumentaire du communiqué, trop proche à son sens de ceux qu’utilisaient, dans des contextes très différents, les combattants luttant en Irak ou en Afghanistan :

« Ensuite, il faut que tout le monde sache qu’on ne peut pas reproduire en Syrie les modèles des Jihad afghan ou irakien et y employer les mêmes rhétoriques. L’Afghanistan, tout comme l’Irak, sont occupés par des forces américaines et occidentales et leurs alliés. La Syrie est occupée par des Qarmates13 du régime Nusayrî14 assadien et fasciste, et ses alliés les rawâfid15 zoroastriens (majûs)16, d’Iran et du Hizbu-l-Lât17. Donc tout ce qui se dit à propos de l’Afghanistan ou de l’Irak ne nous oblige pas et réciproquement, à propos de la Syrie. Comme si c’était une situation unique. Alors qu’il y a encore d’autres différences que l’on ne peut toutes mentionner ici.

La réponse « pour le groupe mentionné et sur le contenu de son message », vaut, précise t-il, « pour tout groupe combattant qui annoncera sa création ultérieurement ». « Il faut », ajoute t-il, « que tous prennent garde à ce que nous venons d’exposer ». Et de se prémunir d’une réplique qui viendrait de ces faux combattants qu’ils les soupçonnent d’être : « De même, j’exhorte les frères, s’ils sont des combattants authentiques, à tirer profit de mes paroles. Si ce n’était pas le cas, je ne serai alors aucunement affecté par la réplique qui serait faite en leur nom ».

Beyrouth le 27 mai 2012.

 François Burgat, politologue, est directeur de l’Institut français du Proche-Orient.
Page personnelle : http://www.ifporient.org/francois-burgat

Romain Caillet prépare une thèse d’histoire contemporaine Les nouveaux muhâjirûn. L’émigration des salafistes français en terre d’Islam, sous la direction de François Burgat, Université de Provence/IREMAM.

Page personnelle : http://www.ifporient.org/romain-caillet

source : http://ifpo.hypotheses.org/3540