Le monde a besoin d’une Syrie libre par Gérard Lauton
L’intellectuel Michel Kilo1, grande figure de la lutte pour la démocratie en Syrie, a été emprisonné à plusieurs reprises par le régime Al Assad. Il propose des clefs pour décrypter le jeu actuel de la dictature et invite à une solidarité accrue avec la population syrienne. Rencontre.
Aout/Septembre/Octobre 2013
Propos recueillis par Gérard Lauton.
1. Président du Forum démocratique syrien.
Le conflit syrien serait devenu indéchiffrable du fait de mouvances intégristes ayant pris le dessus dans la «rébellion ». Qu’en est-il ?
Michel Kilo: S’il fallait classer ces mouvances dans un camp, ce serait dans celui du régime. On y trouve des combattants tchétchènes libérés à dessein par Vladimir Poutine, allié de Bachar Al Assad. Certaines se réclament d’un «émirat islamique » dit EIIL [1]. Dans les villages, elles terrorisent la population en coupant les doigts d’habitants indociles. Leurs sites ne sont jamais bombardés par les avions (russes) du régime, à la différence de ceux de l’Armée Libre. Quant aux personnes capturées par EIIL, celles figurant sur les listes noires des services spéciaux, elles sont conduites à l’aéroport de Tabta et se retrouvent dans les geôles de Damas ! Les Syriens combattent ces extrémistes.
Comment expliquer la confessionnalisation du conflit de la part d’un régime se disant «laïque »?
Au printemps 2011, pour la première fois de son histoire depuis 5000 ans, la société traditionnelle acceptait les valeurs de la société civile : liberté, individualité, État de droit, démocratie. Les Syriens sortaient du despotisme religieux et politique. Le régime l’a bien compris et a tout fait pour séparer la société traditionnelle de la société civile, au prix d’une liquidation de trois générations de révolutionnaires. Il a fait pression sur la société traditionnelle pour qu’elle soit religieuse fanatique et violente. Il a voulu travestir le combat pour les libertés en ouvrant un double front de militarisation et de confessionnalisation. Comment s’en étonner? Dans quelle dictature n’y aurait-il pas d’intégristes? Les deux coopèrent de fait pour la domination des esprits. Cela dit, il n’y a pas en Syrie les bases d’un islam politique [2], mais plutôt une entente intercommunautaire de longue date, notamment entre chrétiens et musulmans. La dictature a ourdi des clivages entre confessions, tribus… C’est ce que la foule a voulu bannir en se soulevant en 2011. La dictature a écrasé la société civile qui donnait à la société traditionnelle des clefs pour s’émanciper. Le Baâth (parti de Bachar Al Assad) ne protège ni les chrétiens ni les autres minorités [3], il les menace et les prend en otage [4]. Ce régime est tout sauf laïque.
Face à une campagne de défiance vis-à-vis de l’opposition syrienne, qu’attendez-vous de la société française en termes de solidarité?
Prenez garde aux mensonges et aux caricatures d’une machine de propagande dotée de 15millions de dollars. Quand j’ai rendu visite à l’ONU en septembre en tant qu’opposant syrien, on m’a demandé où étaient ma djellaba et mon turban ! On doutait que mon collègue Burhan Ghalioun soit professeur à La Sorbonne depuis 30 ans. Le régime a fait libérer des centaines de prisonniers pour aller, sous le nom Jabhat Al-Nosra, contrer l’Armée Libre. Ce jeu lui sert à fabriquer une image faussement intégriste et guerrière de la révolution syrienne.
Dans le même temps, des zones libérées [5] se dotent d’un exécutif et de services publics. On y survit sans moyens et la malnutrition sévit du fait de l’état de siège infligé par le régime. Nous travaillons sur l’organisation civile : comment organiser une ville, s’entourer de gens qualifiés, tirer parti de l’énergie solaire, effectuer des plantations… Pour l’immédiat et l’après Al Assad, nous avons besoin d’aide.
La situation humanitaire est sinistrée et les aides de l’ONU arrivent via le HCR au régime [6] ! Elles devraient emprunter d’autres voies. Il serait fâcheux de tomber dans le piège de la dictature brandissant l’épouvantail des extrémistes qu’elle a elle-même mis en scène pour faire un amalgame avec les forces démocratiques. La révolution syrienne a besoin de vous pour vaincre l’appareil de répression et de propagande de ce régime criminel.
[1] EIIL: «État Islamique d’Irak et du Levant ». [2] À la différence d’autres pays de la région. [3] Kurdes, druzes alaouites… instrumentalisés par le régime. [4] Officiers druzes forcés à bombarder des villages druzes au Liban. [5] 60 % de la population
syrienne. [6] Via le Croissant Rouge Syrien
Source : N° 394 de La VRS