Le parti Baath syrien, victime consentante de son instrumentalisation par les militaires – par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 30 décembre 2013

Cet article se propose d’expliquer les raisons du silence et de la discrétion dans lesquels le parti Baath, naguère encore « parti dirigeant de l’Etat et de la société » en Syrie, semble se terrer depuis le début du soulèvement populaire. Il montrera, en rappelant dans quelles conditions le Baath a accédé au pouvoir, en 1963, que ce mutisme est en quelque sorte imposé à ses dirigeants civils par leurs camarades militaires, dont le poids dans la décision l’emporte sur le leur. Il montrera comment, parvenu au sommet du parti et de l’Etat en raison de son appartenance à l’armée, Hafez al-Assad s’est désintéressé du Baath et l’a réduit, quand il n’en a plus eu besoin, au rôle d’auxiliaire des services de renseignements. Il montrera enfin que, n’ayant jamais été baathiste avant de devenir le plus haut responsable du parti, comme il a accédé au plus haut grade de l’armée pour en devenir le chef cinq ans seulement après le début de sa formation militaire, Bachar al-Assad éprouve pour le parti qu’il dirige les mêmes sentiments que son père. 

- Pourquoi n'étais-tu pas à la dernière réunion du parti ? - Si j'avais su que c'était la dernière réunion, je serais venu. (Ali Farzat)– Pourquoi n’étais-tu pas à la dernière réunion du parti ?
– Si j’avais su que c’était la dernière réunion, je serais venu.
(Ali Farzat)

Quelques semaines avant le premier anniversaire du début de la révolution, Bachar al-Assad faisait adopter, le 26 février 2011, une nouvelle Constitution. L’une de ses nouveautés les plus remarquées, par rapport à la Constitution de 1973 jusqu’alors en vigueur, était le retrait au parti Baath de son titre et de ses prérogatives de « dirigeant de l’Etat et de la société » (art. 8). Bachar al-Assad imaginait sans doute que cette nouvelle disposition contribuerait à désamorcer le mécontentement populaire. La suppression de cet article, qui contredisait le principe d’égalité entre tous les citoyens inscrit ailleurs dans le texte, faisait partie des revendications exprimées avec le plus de force au cours des premières semaines du soulèvement. Malheureusement, faute d’avoir répondu à temps à cette demande et, surtout, pour n’avoir opposé que le mépris et la violence aux aspirations du peuple syrien à plus de dignité et de justice, le jeune président ne satisfaisait pas les contestataires. Au cours de leurs manifestations hebdomadaires, ils avaient déjà réclamé beaucoup plus : le « retrait de la légitimité » de Bachar al-Assad (le 24 juin 2011) et le « dégagement » pur et simple (le 1er juillet 2011) du « traître qui tue son peuple ».

En cherchant à accorder une satisfaction symbolique à ceux qui contestaient sa légitimité et exigeaient qu’il abandonne sa place, le chef de l’Etat reconnaissait implicitement que le parti qui lui avait permis d’accéder au pouvoir, en juillet 2000, ne dirigeait en réalité rien du tout, et que son rôle dans l’Etat comme dans la société n’était au mieux qu’un rôle de façade. A dire vrai, il en était ainsi depuis le coup d’état du 8 mars 1963. Des officiers baathistes, membres d’un Comité militaire dont faisait partie le colonel Hafez al-Assad, s’étaient alors emparés du pouvoir, avec l’aide d’officiers nasériens qu’ils s’étaient empressés d’éliminer en organisant contre eux des procès iniques. Ils avaient immédiatement imposé l’état d’urgence et rapidement promulgué les lois d’exception qui allaient leur permettre d’exercer leur contrôle sur le pays durant près de 50 ans. Ils avaient interdit tous les partis politiques à l’exception de celui dont ils tiraient les ficelles et qui leur servait de paravent. Ils avaient finalement interdit la presse privée et nationalisé les médias, réduisant les journaux gouvernementaux à de simples organes de propagande.

Le coup de force des militaires, qui témoignait de leur mainmise sur le Baath et menaçait de paralysie la vie politique, avait conduit nombre de ses dirigeants civils de la première heure à quitter une formation où ils n’avaient plus leur place, dans laquelle ils ne se reconnaissaient plus et dont ils désapprouvaient la militarisation et l’instrumentalisation. Les choses n’avaient pas changé lorsque, en 1970, Hafez al-Assad promu général et ministre de la Défense suite à ses hauts-faits durant la Guerre de 1967, s’était imposé à la tête de l’Etat. Il avait liquidé ou embastillé pour des décennies ses principaux rivaux, dont son prédécesseur le président Noureddin al-Atassi, un civil sous influence étroite de son premier ministre, le général Salah Jadid. Mais il n’avait rien modifié à un système qui le laisserait libre d’exercer la réalité du pouvoir avec les officiers dont il choisirait de s’entourer, tout en imputant au Commandement régional du parti dont il était le plus haut personnage la responsabilité d’orientations et de décisions auxquelles ses membres civils étaient certes parfois associés, mais sur lesquelles ils étaient loin d’avoir le dernier mot.

La marginalisation des responsables civils du parti était apparue dans toute sa dimension à la fin des années 1970 et au début de la décennie 1980. Au lieu de rechercher une solution politique à la crise et aux mécontentements dont la confrontation avec les Frères Musulmans n’était qu’un élément, les militaires avaient choisi le recours à la force. Sous l’influence du général Rifaat al-Assad, frère et éminence grise du chef de l’Etat, qui s’était doté d’une armée particulière à sa dévotion, les Brigades de Défense, ils avaient opté – déjà… – pour une stratégie de l’escalade dans laquelle ils auraient toujours un coup d’avance, et pour l’éradication définitive, par la force des armes, de la contestation. Ils n’avaient pris la peine de consulter les membres civils du Commandement régional, ni après le massacre des aspirants alaouites de l’Ecole d’Artillerie d’Alep, le 16 juin 1979, ni après l’attentat avorté contre Hafez al-Assad, le 26 juin 1980.

Rifaat al-Assad, qui s’était opposé à Alep aux mesures d’apaisement ordonnées par son frère, n’avait pris l’aval de personne lorsqu’il avait décidé de sanctionner cette dernière tentative en ordonnant le massacre, dans leurs cellules du bagne militaire de Palmyre, de plusieurs centaines – certains parlent même d’un millier – de Frères Musulmans… En février 1982, pour avoir les mains libres et régler le soulèvement de la ville de Hama à leur manière, Hafez al-Assad et son entourage avaient interdit la diffusion de la moindre information sur le siège de la ville, le blocus alimentaire imposé à sa population, la destruction de quartiers entiers et le massacre systématique de leurs habitants. Mais ils avaient également tenu les membres civils du Commandement régional dans l’ignorance du drame et des méthodes radicales qu’ils mettaient en œuvre afin de réduire la rébellion, et, surtout, pour donner une leçon qu’ils voulaient « inoubliable » à la composante sunnite de la population syrienne.

Ayant fait le constat à cette occasion que le parti Baath ne lui avait été d’aucune utilité, que ce soit pour anticiper la révolte ou pour dissuader les contestataires, Hafez al-Assad lui avait retiré sans le dire la responsabilité de « diriger l’Etat et la société ». Désormais ce seraient les services de renseignements qui joueraient ce rôle, sans en avoir le titre. C’est par eux que les Syriens devraient passer pour régler les multiples problèmes de leur vie quotidienne, et c’est auprès d’eux qu’ils devraient solliciter les mille et une autorisations – de se déplacer, de déménager, de se marier, d’ouvrir un commerce… – qui permettraient au pouvoir de contrôler les agissements publics et privés de la population. Dans l’accomplissement de leur mission, pour surveiller les gestionnaires et les responsables, et pour être en mesure de fournir au chef de l’Etat les informations dont il avait besoin pour nommer partout et à tous les niveaux des fidèles, les moukhabarat pourraient s’appuyer à leur convenance sur les militants du parti. Présents sur la totalité du territoire national et jusque dans les moindres villages, ceux-ci se voyaient ainsi réduits au rôle peu glorieux d’informateurs (moukhbirîn) institutionnels.

Rien ne saurait mieux traduire le désintérêt de Hafez al-Assad pour le parti Baath, qui lui avait servi naguère de tremplin pour parvenir au pouvoir, que son « oubli » de le convoquer en congrès durant 15 ans. Informé des récriminations qui s’exprimaient de la base au sommet du parti, il avait inventé, pour ne pas leur fournir l’occasion de s’exprimer, une nouvelle instance, le Comité central. Il était certain de sa souplesse et de son absolue soumission à ses directives et orientations. Outre un tiers d’officiers supérieurs de l’armée et des services, ce Comité comprenait en effet parmi ses 90 membres des anciens ministres, des anciens membres du Commandement régional, des chefs ou des anciens chefs des organisations de masse, des responsables ou des anciens responsables des syndicats professionnels, des hauts fonctionnaires encore en activité ou à la retraite…, bref des apparatchiks que leurs intérêts associaient davantage au régime qu’au peuple dont ils étaient censés être la voix. Parallèlement, Hafez al-Assad enfouissait au fond de ses tiroirs les propositions de réforme du parti Baath que certains membres civils du Commandement régional lui faisaient passer, dans l’espoir que, en réduisant l’influence des militaires dans la décision, ils puissent récupérer la part de responsabilité et de pouvoir dont ils étaient privés depuis 1963.

En laissant inchangé le Commandement régional durant tout ce temps, Hafez al-Assad espérait bien le neutraliser. Il imaginait sans peine que ses membres civils imiteraient leurs camarades militaires qu’il avait toujours laissés libres – quand il ne les y avait pas encouragés – de détourner les matériels, les matériaux et les véhicules de leurs unités, voire de s’enrichir au détriment des hommes qu’ils commandaient en tarifant les autorisations de sortie et les permissions. Affaiblis et compromis par leur corruption, qui faisait l’objet de dossiers en sa possession, ils ne pouvaient que renoncer à contester sa prééminence et accepter sans broncher sa reconduction à la tête de l’Etat lors des référendums présidentiels organisés tous les 7 ans. Comme les militaires, ses camarades civils se neutraliseraient donc en se livrant aux détournements de fonds et aux trafics d’influence. Celui lui permettrait, si nécessaire et en temps opportun, de les sanctionner ou, comme le Premier ministre Mahmoud al-Zoubi au printemps 2000, de les pousser au suicide.

"Défends tes acquis" (Ali Farzat)« Défends tes acquis »
(Ali Farzat)

Contrairement à l’image extrêmement lisse que certains ont donnée de cette période, la transition dynastique choisie et mise en œuvre par Hafez al-Assad, au début des années 1990, n’est pas passée, à la direction du parti Baath, sans susciter des commentaires et, en cercles restreints, des expressions de contestation, voire de réprobation. On les avait faiblement entendues lorsque le chef de l’Etat avait commencé à préparer son fils aîné Basel, car il s’était employé à laisser planer l’incertitude sur la réalité de ses intentions. Qui plus est, la Syrie sortait d’une série de crises politiques et se débattait dans de graves problèmes économiques, et les Syriens aspiraient à une forme de stabilité que Basel, militaire de formation et proche collaborateur de son père, pouvait peut-être garantir. Cette perspective ne satisfaisait pas tous les apparatchiks civils et militaires. Mais Basel « faisait partie du paysage », et l’installation au pouvoir de cet officier, après la disparition de son père, pouvait prévenir de possibles désordres, dont aurait pu profiter l’ancien homme fort du pays, son oncle, l’ancien vice-président Rifaat al-Assad. Vivant en exil entre l’Espagne et la France, il n’avait jamais cessé de considérer qu’il aurait été, pour son pays, un meilleur dirigeant que son frère aîné… et à plus forte raison que ses neveux.

En revanche, lorsque Hafez al-Assad a fait revenir en Syrie son fils cadet, après le décès accidentel de Basel en janvier 1994, des objections et parfois des protestations se sont fait entendre au-delà des cercles dirigeants du parti. Elles ont conduit à des mises à l’écart, dont la plus notable a été celle du général Ali Haydar, pourtant l’un des fidèles parmi les fidèles du chef de l’Etat, qui avait dirigé les Forces spéciales lors de la reprise de Hama, en février 1982. Assigné à résidence et soumis à des contrôles parfois vexatoires de la part des moukhabarat, il a été réduit au silence. Ayant fait part de son malaise avec plus de doigté, le général Ali Douba, le très redouté chef des Renseignements militaires, a été autorisé à faire valoir ses droits à la retraite, à quitter son poste et à aller subir en Grande Bretagne, au début de l’année 2000, les soins que requérait opportunément son état de santé. Un autre officier de premier plan, le général Hikmet al-Chehabi, chef d’Etat-major, a préféré mettre de la distance entre lui-même et le futur héritier, « informé » qu’il pourrait être bientôt l’objet d’une enquête pour corruption et détournement de fonds…

S’agissant des responsables civils du parti Baath, la prudence leur a dicté de taire leur désaveu du choix du chef de l’Etat, et, surtout, de dissimuler la frustration provoquée chez eux par son manque de reconnaissance pour leur entier dévouement à sa personne au long de ses longues années de pouvoir. Comme certains officiers de l’armée et des services de sécurité, ils ont ravalé leurs ambitions et ils ont jugé urgent d’attendre, dans l’espoir que le moment de la succession leur offrirait malgré tout la possibilité de faire valoir leurs droits. On sait comment les choses se sont passées lorsque, le 10 juin 2000, le « président à vie » est devenu le « chef pour l’éternité ». Ayant pris les choses en main, le général Moustapha Tlass n’a laissé de chance à personne. Il a lui-même raconté comment il avait contraint le vice-président Abdel-Halim Khaddam à signer les différents décrets qui ont mis un terme définitif à ses espérances. C’est lui qui a fait du jeune Bachar al-Assad, en contradiction avec l’article 83 de la Constitution – « les candidats à l’élection présidentielle doivent être arabes syriens, jouir de leurs droits civils et politiques, et être âgés de 40 ans » – et malgré une inexpérience politique manifeste, le seul et unique candidat à la succession de son père.

A la mort de Hafez al-Assad, la formation de son jeune héritier avait comporté un volet militaire, un volet sécuritaire, un volet diplomatique et de relations internationales, une formation aux affaires économiques et même une initiation aux questions culturelles. En revanche, durant ses 6 années de préparation à l’exercice du pouvoir, Bachar al-Assad n’avait jamais manifesté le moindre intérêt pour le fonctionnement du Baath et n’avait participé à aucune de ses réunions, à quelque niveau que ce soit… Pour lui, comme pour son père, qui avait refusé d’entendre durant 15 ans ce qu’il aurait pu lui transmettre des sentiments et des attentes de la population, le Baath était bien la cinquième roue du carrosse.

Il était  prévu que, lors du 9ème Congrès, convoqué pour le 17 juin 2000 avant même la mort de Hafez, la composition du Commandement régional, l’instance suprême du Baath, serait modifiée. Le ménage ayant été fait parmi les militaires récalcitrants, il fallait désormais écarter ceux qui, parmi les 20 membres en fonction depuis 15 ans et plus dans cet état-major politique, risquaient de constituer, de par leur ancrage dans le parti, des contrepoids à l’autorité et des freins à l’action de Bachar al-Assad, qui, sans jamais avoir été baathiste ni avoir assumé la moindre responsabilité au sein du Baath, s’apprêtait à en devenir d’un seul coup le nouveau secrétaire régional, autrement dit le chef. Parmi les 11 membres du commandement alors été remerciés, figurait par exemple Izzeddin Naser, ancien patron de l’Union générale des Travailleurs syriens et directeur, depuis 1980, du bureau des Travailleurs au sein du Commandement régional. Il était capable, au cas où le gouvernement aurait pris une décision contre ses « protégés », de faire descendre dans la rue 2 millions d’ouvriers… Alaouite et originaire de Banias, l’homme était trop puissant pour être laissé à sa place.

Le processus de renouvellement des membres du Commandement régional est achevé en juin 2005, lors du 10ème congrès, au terme duquel les 9 derniers membres en fonction avant l’année 2000 sont à leur tour remplacés. Désormais, dans une instance réduite de 21 à 14 membres, personne ne bénéficie d’une ancienneté supérieure à celle de Bachar. Cette opération, encore une fois nécessaire pour renforcer l’autorité du jeune président, s’accompagne naturellement d’une perte d’influence et de contrôle du Commandement régional sur la base du parti, et ce d’autant plus que, sélectionnés in fine par les responsables des services de renseignements, qui tiennent chacun à disposer d’un ou de plusieurs informateurs à la direction du parti, un certain nombre de nouveaux membres de cette instance sont de parfaits inconnus, y compris au sein de leur parti…

C’est ainsi qu’en juin 2000, la désignation de Mohammed al-Husseïn, obscur professeur d’Economie à l’Université d’Alep, et, en juin 2005, celle de Chahinaz Fakouch, simple membre du bureau du parti à Deïr al-Zor, suscitent perplexité et moquerie dans les rangs de leurs camarades. Derrière ces deux nominations, ils voient la patte du général Mohammed Sleiman, le conseiller militaire et sécuritaire que Bachar al-Assad a hérité de son frère Basel. C’est en en effet à cet officier, depuis lors liquidé – officiellement par les Israéliens… – sur la terrasse de sa villa de la plage de Tartous, au début du mois d’août 2008, qu’incombait le soin de rédiger la liste définitive des nouveaux impétrants. Or, il était marié à une femme de Deïr al-Zor de la famille Jad’an, dont une sœur était l’épouse de Maher al-Assad et une autre la femme de ce même Mohammed al-Huseïn…

S’ils sont choisis en raison de leur allégeance à tel ou tel Service, les nouveaux membres du Commandement régional sont aussi retenus parce qu’ils offrent l’une ou l’autre des « qualités » censées donner l’illusion à l’ensemble de la population syrienne qu’elle est « représentée » à la direction du parti. Celle-ci doit toujours inclure un chrétien, un druze, parfois un ismaélien, un ou plusieurs alaouites… Elle doit accueillir au moins un représentant de chaque gouvernorat, ou du moins des principaux gouvernorats. Elle doit réunir des membres des diverses catégories socio-professionnelles qui constituent la base du parti. Etc, etc… Pour être sûrs de ne pas se tromper, car l’alchimie est délicate, les congressistes sont aimablement priés d’abandonner à leur secrétaire régional le soin de proposer à leur applaudimètre les noms de ceux dont il souhaite s’entourer.

Mais ce jeu des chaises musicales – ou ce « jeu des tarbouches » comme on dit en Syrie – ne suffit pas à restaurer le manque de confiance dans le parti que Bachar al-Assad a également hérité de son père. Il n’a pas à attendre très longtemps, après son intronisation, pour constater, à l’été 2000, la très relative efficacité de ceux dont il est devenu le chef. Quand les forums de discussion se multiplient à travers le pays, dans ce qui a été qualifié – déjà à tort… – de « Printemps de Damas », des baathistes y participent. Mais ils s’y montrent si discrets, prudents, réservés, que leur nouveau secrétaire régional estime bientôt nécessaire de « leur secouer les puces ». A sa demande, c’est Abdel-Halim Khaddam qui s’y colle. Dans une intervention à l’Université de Damas, il enjoint aux cadres baathistes, le 18 février 2001, de se montrer plus dynamiques, plus combatifs, et de ne pas hésiter à défendre les acquis de plus de 30 années de gestion de la Syrie par le parti dont ils constituent l’élite intellectuelle. Mais cette admonestation n’aura guère d’effet. Et face à la multiplication des revendications qui s’apparentent bientôt à de véritables cahiers de doléances, le chef de l’Etat cède à la demande des moukhabarat et les laisse régler l’affaire à leur manière. Aux derniers jours du mois d’août 2001, les arrestations commencent…

Le 10ème Congrès, en juin 2005, est l’occasion d’une nouvelle désillusion. Le chef de l’Etat constate que ce ne sont pas seulement les apparatchiks du Commandement régional qui résistent à sa volonté de faire entrer la Syrie dans une nouvelle ère économique, celle d’une économie moderne, celle de l’économie de marché. Alors que son entourage familial, enrichi par les trafics et la corruption, aspire à investir dans des secteurs de plus en plus nombreux et diversifiés, y compris dans les domaines jusqu’alors réservés à l’Etat, les centaines de milliers de baathistes qui ont bénéficié du soutien de leur parti et qui n’ont accédé à des emplois et à des postes de responsabilité que grâce à la wasta, le piston, ne tiennent pas à voir les choses changer. Ils ne veulent pas céder la place à plus compétents qu’eux dans une économie devenue concurrentielle. Malgré tout, moyennant des concessions dans d’autres domaines et en particulier en échange de son renoncement momentané à supprimer l’article 8 de la Constitution, Bachar al-Assad obtient du Congrès la validation du principe d' »économie sociale de marché », dans lequel le qualificatif « social » n’est introduit que pour apaiser les récriminations des représentants du Parti de la Renaissance arabe socialiste.

Mais, signe que tout ne va pas bien entre lui et le parti, et par crainte d’entendre des plaintes et des critiques de la part de certains des 1200 participants que réunit habituellement ce genre de manifestation, Bachar al-Assad renonce, en juin 2010, à convoquer le 11ème congrès. Et lorsque la révolution éclate, 9 mois plus tard, le 15 mars 2011, celui-ci n’a toujours pas été réuni…

Dis-moi qui tu écoutes, je te dirai qui tu es (Ali Farzat)Dis-moi qui tu écoutes, je te dirai qui tu es
(Ali Farzat)

 

L’absence et le silence du Baath, lors du déclenchement de la contestation, à la mi-mars 2011, confirment, soit qu’il n’a rien à dire, soit que les véritables détenteurs du pouvoir, dont il ne fait pas partie, n’entendent pas le laisser s’exprimer. Ils préfèrent en effet régler le défi qui se pose à eux conformément à leur pente naturelle, violente et répressive, de manière à empêcher quiconque de penser qu’il y aurait place pour le dialogue et la politique avant l’anéantissement de la révolution et l’éradication des révolutionnaires.

La marginalisation du parti Baath apparaît au grand jour moins d’une semaine après l’explosion de colère de Daraa, le 18 mars 2011. Le 24 mars, Bouthayna Chaaban est chargée de préparer les esprits à la première intervention publique de Bachar al-Assad dont elle est la conseillère politique. Elle dévoile, au cours d’une conférence de presse, les décisions que vient de prendre, selon elle, la « direction politique » du pays. Il s’agit pour la plupart de décisions économiques : augmentation immédiate des salaires et des pensions, amélioration de l’approvisionnement des coopératives d’achat, création d’emplois… Mais d’autres mesures, politiques ou sécuritaires – abolition de l’état d’urgence, élaboration d’une loi antiterroriste de substitution, préparation d’une loi sur les partis politiques, modification de la loi sur l’Information, amendement du décret 49 sur les régions frontalières, renforcement des pouvoirs de la Justice, interdictions des arrestations arbitraires… -, ne peuvent de toute évidence avoir été adoptées par la direction du parti, qui, les Syriens le savent, n’a pas son mot à dire dans ce genre de domaine.

La poursuite de la répression durant l’intervention pathétique de Bachar al-Assad, le 30 mars, devant l’Assemblée du Peuple, confirme que le Commandement régional, la plus haute instance politique du parti, ne joue et ne jouera aucun rôle dans la crise que le chef de l’Etat a décidé de régler « à la manière de son père », c’est-à-dire par la force et sans prêter l’oreille, ni aux revendications de la population, ni aux recommandations de ses camarades de la direction du Baath. Il lui suffit d’entendre ce que lui conseille son entourage militaire et sécuritaire, et de trouver dans la masse des militants du parti – il revendique alors plus de 2 millions d’adhérents – quelques dizaines de milliers d’hommes et de femmes prêts à aider les forces de sécurité dans la répression des manifestations, dans le repérage des leaders de la contestation et dans la dénonciation de ceux qui, dans les administrations, apportent secrètement leur soutien à la révolution.

Les méthodes expéditives du régime dans les villes et les régions qui rejoignent les unes après les autres le mouvement de protestation contraignent les baathistes à choisir leur camp. Il n’est pas surprenant que les premiers députés à annoncer leur démission de l’Assemblée du Peuple soient des représentants de Daraa. Il est compréhensible que des centaines de militants de Daraa, puis de Banias, déclarent « rendre leur carte » par solidarité avec leurs familles dans ces villes assiégées et bombardées. Même Farouq al-Chareh, de retour de sa ville natale de Sanamaïn, dans le gouvernorat de Daraa, se plaint au chef de l’Etat des résultats contre-productifs et dangereux de sa politique répressive. Mais il n’est pas entendu. D’ailleurs, bien que vice-président, il ne siège pas au sein de la Cellule de Gestion de Crise mise en place au cours du mois d’avril 2011. Les seuls membres du Commandement régional à en faire partie ont tous un passé militaire ou sécuritaire. Mohammed Saïd Bakhitan, qui préside cette cellule en tant que secrétaire régional adjoint, est un ancien directeur de la Sécurité criminelle à Damas. Hassan Turkmani, qui le remplacera 6 mois plus tard, est un ancien chef d’état-major et un ancien ministre de la Défense. Quant à Hicham Bakhtiyar, qui décédera comme le général Turkmani dans l’explosion du Bureau de la Sécurité nationale, le 18 juillet 2012, il a été directeur général des Renseignements généraux.

Le Commandement régional ne se considère pas pour autant associé à la décision. Préoccupés par le trouble de la base et la multiplication des démissions, ses membres civils tentent de faire comprendre au chef de l’Etat qu’il se fourvoie et que la stratégie du tout répressif qu’il met en œuvre se retourne déjà contre leur parti. Contraints de choisir entre leur adhésion au Baath et leurs attaches familiales et communautaires, ses militants n’hésitent pas longtemps avant de « déserter » politiquement. Mais leurs remarques ne servent à rien.
– En juillet 2012, au cours d’une réunion tenue immédiatement après l’explosion à l’intérieur du Bureau de la Sécurité nationale, le Commandement régional s’accorde sur le fait que « la solution sécuritaire n’est ni logique, ni objective, et ne provoquera qu’un surcroit de destruction ». Mais il se heurte à Bachar al-Assad qui « refuse absolument toute forme de dialogue avec l’opposition, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur ».
– Quelques mois plus tard, lors d’une réunion présidée par leur secrétaire régional, fin octobre 2012, les membres du Commandement l’informent à nouveau qu’ils se sont mis d’accord sur un certain nombre de points qui provoquent aussitôt sa fureur. En réponse à ses camarades qui dénoncent encore une fois  « l’inutilité de la solution sécuritaire, qui ne contribue qu’à détruire davantage le pays et à accroître l’instabilité », et qui souhaitent « le lancement d’un dialogue sérieux avec l’opposition », le chef de l’Etat affirme qu’il n’entamera « aucun dialogue avant d’avoir récupéré la totalité du territoire national ».

Finalement, mécontent du manque de soutien du Commandement régional et pour pouvoir continuer à gérer la crise comme il l’entend, Bachar al-Assad organise, le 8 juillet 2013, un simulacre de congrès régional. Au lieu des quelque 1200 participants habituels, délégués des militants de la base, civils et militaires, qu’il est impossible de réunir dans les circonstances de l’heure, le congrès regroupera uniquement, dans un lieu tenu secret, autour du Commandement régional et du Comité central de 90 membres, les ministres, les gouverneurs, les secrétaires des branches du parti, les chefs des organisations populaires et ceux des syndicats professionnels. Il s’agit uniquement, on l’aura compris, de l’ensemble de l’appareil du Baath.

Affectant de considérer que l’ancienne direction est solidairement responsable de la crise dans laquelle la Syrie se débat depuis plus de 2 ans, et feignant d’imputer à son manque de combativité contre la corruption la fuite de très nombreux militants, Bachar al-Assad renouvelle dans sa totalité le Commandement régional. Il impose une nouvelle direction plus souple et plus ouverte à la solution militaro-sécuritaire qu’il met en œuvre. Signe de l’étanchéité qu’il veut entretenir entre le Commandement régional et la gestion de la crise, il n’inclut pour la première fois aucun officier de l’armée ou des services de sécurité dans ce nouveau Commandement. Celui-ci réunit, à côté de responsables habitués à coopérer de longue date avec les Services de sécurité – Mohammed Chaaban Azouz, président de l’Union des Travailleurs, et Ammar al-Saati, un proche de Maher al-Assad qui préside l’Union des Etudiants et qui n’a pas attendu le début du soulèvement pour faire des membres de son syndicat des auxiliaires zélés des moukhabarat… – des personnalités totalement acquises à sa personne – comme Yousef al-Ahmad, le très grossier ambassadeur de Syrie en Egypte et auprès de la Ligue arabe, par ailleurs marié à une femme de la famille al-Assad – et, encore une fois, de parfaits inconnus dont la longévité ne tiendra qu’à leur parfaite soumission aux ordres et directives des décideurs de l’ombre… Leur mission prioritaire commune sera de remobiliser les troupes, au moins dans les régions et dans les villes n’ayant pas encore échappé à l’autorité du régime.

L’absent le plus illustre de ce nouveau Commandement est évidemment le vice-président de la République Farouq al-Chareh. Sa disgrâce ne va pas jusqu’à le priver de sa fonction. Après tout, aussi longtemps qu’il n’aura pas démissionné et pris de lui même ses distances, avec les risques liés à ce genre de décision pour lui-même et sa famille, il restera la caution sunnite du régime. Par ailleurs, son expertise de 22 ans dans les relations internationales pourrait encore être utile dans la perspective de la conférence de Genève 2. Mais sa mise à l’écart ne constitue pas une surprise : dès le début, il s’est élevé comme il l’a pu contre l’option du tout-sécuritaire, et, depuis plusieurs mois, il s’abstient de participer aux réunions du Commandement régional lorsque Bachar en est lui-même absent, estimant qu’il s’agit alors d’une « perte de temps ».

Sous les ruines dessinant le nom de la Syrie "le parti Baath est passé par là (1963-2011)" (Ali Farzat)Sous les ruines dessinant le nom de la Syrie
« le parti Baath est passé par là (1963-2011) »
(Ali Farzat)

Avant même l’épisode du renouvellement du Commandement régional, particulièrement calamiteux pour un parti auquel ses pères fondateurs avaient jadis donné pour ambition de réunir tous les Arabes en « une seule et unique nation, porteuse d’un message éternel« , deux péripéties avaient confirmé que ceux qui s’étaient employés à faire du Baath leur chose, les militaires réunis par intérêt autour de la famille al-Assad, n’entendaient pas lui permettre de renaître sous une autre forme, satisfaits de trouver parmi ses actuels militants les agents nécessaires à la perpétuation du statu quo.

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1 / La mise en échec de la tentative de création d’un « néo-Baath »

Au début de l’été 2011, une quarantaine de personnalités connues avaient commencé à se faire entendre. Figuraient parmi elles des anciens hauts responsables politiques, des anciens ministres et des anciens dirigeants du Parti Baath avant le Mouvement rectificatif de Hafez al-Assad – autrement dit des partisans du général Salah Jedid -, des universitaires et des artistes. Leur voix portait d’autant mieux qu’une partie significative de ces personnalités appartenait à la communauté alaouite et que leur porte-parole, Mohammed Salman, lui-même issu d’une grande famille de cette communauté, n’avait été écarté de son poste de ministre de l’Information qu’à la veille de l’arrivée aux affaires de Bachar al-Assad.

Ces personnalités ne dissimulaient pas l’inquiétude que leur inspirait la situation. Elles désapprouvaient la méthode éradicatrice mise en oeuvre par le pouvoir pour réduire la contestation. Et elles ne ménageaient pas leurs critiques à leur parti d’origine, n’hésitant pas à attribuer à l’incompétence et à la faiblesse de ses dirigeants la crise dans laquelle la Syrie était en train de s’enfoncer.

Le 8 août 2011, Mohammed Salman avait tenu une conférence de presse pour annoncer le lancement de leur mouvement, l’Initiative nationale démocratique. Les propos tenus à cette occasion étaient sans appel. Il mettait plusieurs fois en cause, explicitement son ancien parti, mais implicitement la personne même de Bachar al-Assad.

– Il reprochait d’abord à « l’actuelle direction du Baath d’avoir mené, depuis 2000, une politique d’exclusion de la majorité des anciens responsables du parti et de l’Etat ».
– Il accusait ensuite « le Baath, après l’année 2000, d’avoir donné son accord à une politique économique étrangère au parti, et d’avoir laissé l’économie s’orienter vers l’économie de marché, conduisant à une anarchie et une mauvaise répartition du revenu national ».
– Il déplorait encore que « pour la 1ère fois dans l’histoire du Baath, les paysans manifestent contre « leur » parti jusque dans le gouvernorat de Damas campagne ».
 Et pour que les choses soient claires, il affirmait que « les dirigeants qui sont arrivés à la tête du parti après l’an 2000 ne sont pas dignes des principes du Baath » !

Faisant le constat de la faillite, voire  de la trahison des actuels dirigeants, dont encore une fois Mohammed Salman ne prenait pas la peine de dédouaner explicitement Bachar al-Assad, il proposait en quelque sorte aux baathistes déçus par leur parti mais encore attachés à ses principes, à ses valeurs et à ses fondements théoriques, de le rejoindre, lui et ses amis, dans ce qui apparaissait comme une tentative de relance du parti Baath.

Les responsables sécuritaires n’ayant pas réagi à ces déclarations, l’Initiative nationale démocratique avait diffusé trois semaines plus tard, le 28 août, un communiqué sur la situation dans le pays. Regrettant de n’avoir suscité aucun intérêt de la part du pouvoir, elle critiquait l’entêtement des responsables à vouloir réprimer par la force plutôt qu’entamer un véritable dialogue politique, et estimait que, pour prévenir les deux risques majeurs pointant à l’horizon, la guerre confessionnelle et l’intervention étrangère, il convenait de :

– mettre un terme à l’option sécuritaire, qui complique les choses, accroît les destructions et les pertes en vies humaines et ouvre la voie à l’intervention étrangère qu’elle prétend combattre ;
– organiser un Congrès national sous la forme d’une Assemblée constituante, dont les mécanismes auront été agréés par le pouvoir et l’opposition et dont l’objectif sera l’instauration par des voies pacifiques d’un système démocratique civil et pluraliste ;
– constituer un gouvernement d’union nationale provisoire réunissant l’ensemble des composantes du tissu national syrien ;
– promulguer dans les 6 mois une nouvelle Constitution, une nouvelle loi sur les partis et une nouvelle loi sur l’Information, pour permettre l’établissement d’une vie politique pluraliste ;
– libérer l’ensemble des détenus politiques et autoriser les Syriens vivant à l’étranger à rentrer dans leur pays ;
– traduire en justice les responsables de l’effusion de sang et des démolitions.

En conclusion, l’Initiative nationale démocratique redisait sa disposition à « se concerter avec les forces nationales réprouvant le recours aux armes, et à unifier les positions de l’opposition pour faire prévaloir la voix de la sagesse et de la raison« .

Au cours des mois suivants, Mohammed Salman et ses amis avaient continué de tenir sur la situation un discours qui s’apparentait à celui de l’opposition modérée, à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie. Ils avaient répété à qui voulait les entendre que « l’option sécuritaire ne peut déboucher sur une réconciliation nationale« , contrairement à ce que le régime cherchait à faire croire en organisant un « dialogue national les armes à la main ». Ils avaient repris à leur compte la majorité des demandes de changement démocratique exprimées dans la rue par le peuple syrien, dont ils se démarquaient essentiellement par leur refus d’appeler à la chute du régime. Par crainte du vide politique que celle-ci pourrait provoquer, ils invitaient même Bachar al-Assad à prendre lui-même la tête de leur Initiative, dont ils souhaitaient qu’elle parvienne à fédérer, sous les auspices du chef de l’Etat, tous les Syriens de bonne volonté.

Aussi longtemps qu’ils avaient critiqué le parti Baath, les moukhabarat les avaient laissé dire. Mais quand ils s’étaient avisés, pour faire avancer leur projet, de regrouper eux-mêmes l’ensemble de l’opposition, les Services avaient décidé d’intervenir. En mars 2012, Mohammed Salman avait été convoqué successivement par le général Ali Mamlouk, directeur des Renseignements généraux, et le général Asef Chawkat, vice-ministre de la Défense et ancien directeur de la Sécurité militaire. Ils avaient exigé que le groupe dont il était le porte-parole mette immédiatement un terme à son idée de réunir autour de lui les opposants. Quelques jours plus tard, pour démontrer qu’ils ne plaisantaient pas, les moukhabarat avaient arrêté Husseïn al-‘Ammach, qui avait dirigé entre 2002 et 2005 l’Office de Lutte contre le Chômage et qui était l’un des membres les plus en vue de l’Initiative. Ses camarades avaient compris le message. Ils avaient d’abord renoncé à présenter des candidats aux élections législatives du 6 mai suivant. Puis ils avaient annoncé, début avril, qu’ils se sabordaient, mettant un terme définitif à leur projet de « néo-Baath ».

A la fin du même mois, les moukhabarat avaient empêché Mohammed Salman de quitter la Syrie pour un voyage au Caire… où ils redoutaient qu’il ait l’intention d’entrer en contact avec des opposants de l’extérieur. Ils craignaient surtout qu’il profite de ce voyage pour imputer directement cette fois à Bachar al-Assad une double responsabilité : celle d’avoir porté le coup de grâce au parti Baath, à la tête duquel l’institution militaire l’avait placé d’autorité en juin 2000, et celle d’avoir entraîné délibérément la révolution syrienne dans la voie de la violence, faute de vouloir abandonner la moindre parcelle de son autorité.

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2 / Le régime ferme les yeux sur un baroud d’honneur des baathistes

Dans la nouvelle Constitution que Bachar al-Assad avait fait adopter le 26 février 2012, l’article 8 qui faisait précédemment du Baath le « dirigeant de l’Etat et de la société » avait été remplacé par la mention que « le système politique de l’Etat repose sur le pluralisme politique » et que « la pratique du pouvoir se fait de manière démocratique via les urnes« .

Certains avaient voulu croire que ce nouveau texte, « ouvrant la porte de la vie politique à la participation des partis autorisés et des coalitions électorales« , allait permettre aux formations politiques récemment agréées de s’emparer de suffisamment de sièges dans la future Assemblée du Peuple, pour leur permettre de former et de présider le nouveau gouvernement. Ils avaient été confortés dans cette illusion par les rumeurs qui annonçaient à la tête du futur gouvernement issu des urnes le leader de l’un de ces nouveaux partis, Qadri Jamil. Président du Parti de la Volonté populaire, cet ancien communiste avait constitué avec Ali Haydar, chef de l’une des multiples branches du Parti syrien national social (PSNS), une coalition électorale de circonstance, le Front populaire pour le Changement et la Liberté.

Malheureusement les choses ne s’étaient pas du tout passées comme prévu. D’abord parce que la nouvelle Loi électorale, promulguée par décret législatif le 6 août 2011, ne pouvait tenir compte des dispositions de la nouvelle Constitution qui n’était pas alors en chantier. Mais surtout, parce que, si le Baath avait été privé de ses prérogatives, les baathistes entendaient bien démontrer qu’ils restaient malgré tout la première force politique du pays. Afin de barrer la voie aux formations politiques récemment créées, pour la plupart par des néo-politiciens inexpérimentés, ils pouvaient compter sur leur expérience du jeu électoral et sur la présence de militants à tous les niveaux des administrations nationales et locales.

Bachar al-Assad avait laissé faire. Puisque le Commandement régional ne parvenait pas à faire entendre raison aux militants de base qui se portaient partout candidats et qui, une fois établies les listes officielles, refusaient de se retirer et annonçaient leur candidature en tant qu’indépendants, il aurait pu faire appel aux Services de renseignements. L’une de leurs missions consiste depuis longtemps en Syrie à sélectionner les candidats aux élections, à les « aider » à constituer des listes et à assurer leur élection. Ils n’auraient donc eu aucun mal à convaincre les récalcitrants ou à organiser leur échec… Mais le chef de l’Etat n’en avait rien fait.

Il n’avait pris aucun risque en laissant les membres de son parti démentir la réalité de ses intentions réformatrices et démontrer le caractère fallacieux de ses ouvertures. S’il n’avait rien à craindre du mécontentement de ceux qui l’avaient cru sincère et qui s’étaient fait rouler dans la farine, il ne pouvait se permettre en revanche de perdre le soutien des baathistes de base. Il avait trop besoin d’eux, que ce soit pour contribuer au quadrillage sécuritaire du pays ou pour soutenir la solution militaire qu’il mettait en oeuvre, pour s’engager à ce moment-là, avec eux, dans une partie de bras de fer ou pour se les mettre à dos.

Tirant à l’avance les conséquences d’une situation qui allait permettre au Baath et à ses alliés du Front national progressiste de s’emparer d’un nombre de sièges supérieur à la limite des deux tiers qui lui était précédemment fixée, plusieurs nouveaux partis avaient retiré leurs candidats et boycotté les élections. Ils avaient diffusé des communiqués de protestation auxquels personne, dans le pays et à l’étranger, n’avait prêté la moindre attention. Ceux que leurs ambitions avaient conduits à espérer malgré tout s’étaient mordu les doigts après coup. Ils avaient menacé de ne pas occuper les rares sièges qu’ils étaient parvenus à emporter… mais ils n’en avaient évidemment rien fait. Les plus arrivistes d’entre eux s’étaient contentés des postes ministériels qui leur avaient été proposés – celui de 4ème vice-premier ministre pour Qadri Jamil et celui de ministre de la Réconciliation nationale pour Ali Haydar – quitte à servir de caution d’ouverture à un régime beaucoup plus occupé à réprimer qu’à dialoguer.

Les cadres du Baath avaient compris eux aussi qu’ils pouvaient continuer d’agir comme ils l’avaient toujours fait. La suppression de l’article 8 était loin de leur avoir ôté les privilèges et de les avoir conduits à modifier leurs pratiques et leurs habitudes. Aussi longtemps que les véritables décideurs ne leur auraient pas fixé les nouvelles limites ou les nouvelles règles du jeu, ils pourraient faire comme si de rien n’était. Les membres du Commandement régional et les responsables régionaux avaient donc repris leurs interventions directes dans les nominations,  les promotions, et les mises à pied de fonctionnaires, sans respect pour les ministres ou les directeurs locaux d’administration, d’ailleurs pour la plupart issus de leurs rangs,  auxquels ils faisaient parvenir directement leurs instructions.

En dépit de ses engagements, Bachar al-Assad avait encore une fois fermé les yeux. Tout cela était en effet sans conséquence. En abandonnant ce genre de prérogatives aux dirigeants du Baath, il entretenait la fiction : il les laissait imaginer qu’ils détenaient encore une part du pouvoir… dont leur parti avait en réalité été dépouillé par les militaires depuis 1963.

dates : 23 au 27/12/2013

sources :

http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/12/23/le-parti-baath-syrien-victime-consentante-de-son-instrumentalisation-par-les-militaires-14/

http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/12/24/le-parti-baath-syrien-victime-consentante-de-son-instrumentalisation-par-les-militaires-24/

http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/12/26/le-parti-baath-syrien-victime-consentante-de-son-instrumentalisation-par-les-militaires-34/

http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/12/27/le-parti-baath-syrien-victime-consentante-de-son-instrumentalisation-par-les-militaires-44/