Le pays est mûr pour la démocratie
Pour la politologue syrienne Bassma Kodmani, la menace de guerre civile et d’éclatement en cas de chute du régime ne tient pas.
Pourquoi Deraa ? se demandent les observateurs depuis le déclenchement, le 13 mars dernier, de la révolte dans cette ville du sud-est de la Syrie. Quelles particularités économiques ou sociales expliquent cet embrasement soudain ? La ville n’a pas de coloration politique marquée ni de passé militant, et les Frères musulmans y sont peu présents. Les diverses communautés qui constituent sa population n’ont jamais eu de revendications spécifiques.
L’incident qui a mis le feu aux poudres est le fait qu’un groupe de lycéens armés de craies ont écrit des slogans hostiles au régime sur les murs extérieurs de leur établissement. Les forces de sécurité se sont abattues sur les adolescents pour les arrêter et les emmener à Damas. Les familles se sont alors rassemblées dans la principale mosquée de la ville pour discuter de l’affaire, mais des hommes armés les ont attaquées en tirant dans tous les sens. Appelé à l’aide pour soigner les blessés, un médecin accompagné de deux infirmières a été accueilli à son arrivée devant la mosquée par un déluge de feu. Il est mort, tandis que ses assistantes ont été blessées. C’est comme ça que la contestation a commencé à Deraa avant de s’étendre dans le reste du pays. Sans la répression féroce des forces de sécurité, l’incident aurait pu passer inaperçu. Mais il est clair que l’appareil sécuritaire syrien a les mains libres pour agir comme il l’entend.
Peut-on dire que la révolution syrienne est en marche ? Sans doute. Le processus enclenché est bien celui qui a mené à la chute des régimes tunisien et égyptien. Il s’agit d’une révolte populaire spontanée, qu’aucune main extérieure, ni les islamistes, ni d’autres opposants dans ce pays étroitement contrôlé, n’a planifiée. Les dangers qui pèsent sur la Syrie sont fonction de la réponse qu’apportera le régime à cette poussée révolutionnaire. S’il reste sur sa stratégie sécuritaire en continuant de réprimer la population et d’étouffer la société, il saura maintenir la stabilité au sein des appareils du pouvoir. Mais cette option pourrait se révéler difficile à tenir, des puissances extérieures comme les Nations unies ayant mis des limites à l’utilisation de la force contre les manifestations pacifiques.
La nouveauté est que le prix politique et diplomatique de la répression a considérablement augmenté. La communauté internationale peut exercer des pressions allant des sanctions à l’embargo, en passant par le gel des avoirs bancaires, l’interdiction de voyage des responsables politiques ou le recours à la justice. Dans le cas de la Syrie, la possibilité d’utiliser le tribunal spécial chargé de l’enquête sur l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri [en 2005 ; meurtre que la Syrie est soupçonnée d’avoir commandité] pourrait embarrasser certains responsables syriens. Le président Assad a choisi pour le moment d’éviter les divisions au sein de son pouvoir en ne prenant pas d’initiative pour un changement véritable et en continuant de réprimer les manifestations. Mais toute condamnation ou sanction internationale constituerait un échec personnel pour le chef de l’Etat syrien, qui a réussi avec habileté à redorer le blason de Damas, où se rendent de plus en plus les dirigeants étrangers.
La deuxième option serait la distribution d’avantages sociaux et économiques pour regagner de la popularité, comme le font souvent les pays riches du Golfe, l’Algérie ou la Libye, qui achètent ainsi leurs citoyens. Mais, outre qu’elle exige des moyens que la Syrie ne possède pas, cette stratégie est moins opérante quand elle veut répondre à des revendications politiques, surtout quand elle vient après une répression sanglante. Comme le montre l’expérience des quatre pays arabes où les révolutions ont éclaté – la Tunisie, l’Egypte, le Yémen et la Libye –, une réforme politique proposée par le pouvoir après des décennies de refus doit apporter une transformation radicale dans la façon de gouverner : il faut construire une relation avec la société qui ne soit pas fondée sur le contrôle, la peur, la répression, et accorder toutes les libertés, mais, par-dessus tout, lutter contre une corruption devenue l’un des piliers du système politique. Quiconque tenterait de remettre en cause la corruption se retrouverait confronté à de puissantes oppositions capables de déstabiliser le pouvoir.
Reste une option que peut tenter le régime, la plus dangereuse, celle de jouer sur les divisions communautaires, l’objectif étant de terroriser les citoyens en leur faisant croire qu’un relâchement de la poigne de fer favoriserait les séparatismes et le déchirement du tissu social. La crainte que la Syrie ne se divise sur le modèle irakien pourrait convaincre la population que seule la dictature peut garantir la stabilité et la sécurité du pays. Cette logique doit être clairement rejetée par l’ensemble des Syriens. Leur société n’est pas atteinte par les virus de la conspiration intérieure ou du confessionnalisme, et les différentes communautés ne se sont jamais opposées dans l’histoire moderne du pays. Le premier grand nationaliste arabe était chrétien, mais on voit surtout aujourd’hui que, parmi les intellectuels les plus respectés et les plus crédibles qui appellent à une société démocratique, on compte de nombreux Alaouites (communauté à laquelle appartiennent les Assad). Le citoyen syrien, qui a vécu ces dernières décennies la terreur d’un régime tyrannique, ne voudrait pas remplacer celle-ci par la peur de sa propre société. C’est la priorité pour le peuple syrien, qui aspire à une autre vie.
L’auteur de l’article, Bassma Kodmani, est directrice de l’Initiative pour une réforme arabe, un consortium d’instituts de recherche travaillant sur la transition démocratique dans le monde arabe.
Bassma Kodmani