Le peuple syrien fait les frais d’une névrose collective – par Marie Peltier
Après un an et demi de répression en Syrie, «j’observe avec colère l’argumentaire de certains, à gauche comme à droite, visant à légitimer un non-engagement aux côtés du peuple syrien», écrit Marie Peltier. Cette historienne et chercheuse en Belgique s’indigne de l’indifférence de la communauté internationale.
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Depuis le début du soulèvement populaire en Syrie, au printemps 2011, j’observe avec circonspection – et aujourd’hui, au vu de la situation, avec colère – l’argumentaire de certains, à gauche comme à droite, visant à légitimer un non-engagement aux côtés du peuple syrien. Ces arguments, souvent contradictoires, mais désormais partagés par des personnes aux convictions politiques diamétralement opposées, ne manquent pas : l’Islamisme, l’Impérialisme, le Sionisme, le Capitalisme, le Conformisme, le (Néo)Colonialisme, le Droit-de-l’Hommisme, le Militarisme, l’Interventionnisme… La Pensée unique, le Grand Complot, le Mal. Celui auquel on ne peut se soumettre, quel que soit le prix.
Même s’il s’agit de la vie de millions de personnes.
Même si les informations collectées par les ONG et les journalistes sur le terrain sont sans appel quant à la répression, à la torture et aujourd’hui au massacre du peuple syrien par son propre gouvernement.
Même si cette violence à elle seule ne peut plus permettre depuis longtemps de justifier un quelconque soutien à un régime depuis longtemps aux abois.
Tout se passe comme si les postulats des uns et des autres les avaient résolument aveuglés, rendus incapables de reconnaitre une réalité dramatiquement simple : celle d’un peuple se battant pour sa liberté après plus de 40 ans de dictature et se faisant réprimer violemment depuis 19 mois, dans une indifférence internationale quasi-généralisée. Même si ce peuple, comme nous tous, est lui-même traversé par des tensions, des fractures, des contradictions.
Dans ce combat contre l’Ennemi Invisible, le cas syrien semble devenu une « cause » emblématique, rendant possible toutes les alliances et toutes les compromissions. L’on observe pantois la gauche laicarde faire des mamours à la droite identitaire et s’émouvoir soudainement du « sort des Chrétiens », tandis que l’on découvre cette même droite subitement férue de laïcité et pourfendeuse de la volonté hégémonique occidentale dont elle a pourtant été l’un des plus fidèles apôtres.
Cette dynamique serait anecdotique si elle n’était pas révélatrice d’un mal sociétal plus profond : celui d’une incapacité grandissante à exister dans le débat public autrement que sur le mode victimaire. La lutte pour nos convictions a progressivement basculé en une déresponsabilisation citoyenne où l’on ne s’exprime que pour dénoncer, au risque de toutes les contradictions. La cristallisation de nos positionnements autour d’objets idéologiques privilégiés nous a conduits à penser que la lutte contre l’Ennemi (forcément extérieur) justifie tous les moyens.
Si interroger nos combats obsessionnels semble si difficile, c’est bien que ceux-ci nous ouvrent une « voie royale » : celle de nous dédouaner de toute responsabilité et de tout questionnement sur nos propres lâchetés, nos propres complicités, nos propres incohérences. Le danger en effet ne vient pas de cet esprit critique revendiqué désormais comme le moteur sacro-saint de nos combats. Le problème est bien qu’au nom de notre « Anti-Conformisme », nous en venons à occulter l’exigence même de cette posture critique : l’application de cette démarche d’abord et avant tout sur un plan personnel, à notre propre égard.
Le glissement est dès lors lourd de conséquences : nous en venons à agir comme si nos combats idéologiques pouvaient faire fi d’une quelconque considération humaine. Nous revendiquons depuis un « lieu désincarné », au nom de nos positionnements géo-politiques, socio-économiques, religieux et autres, qui au lieu de servir l’humain, lui font écran. Comme si le cœur de nos engagements pouvait se situer ailleurs que dans un désir d’œuvrer non d’abord pour des causes, mais avant tout pour des personnes, forcément à notre image : faibles, pleines de contradictions et d’incohérences, mais aspirant aussi à plus de respect, de justice, de liberté, d’écoute, de compréhension, de reconnaissance.
« Que celui qui combat les monstres prenne garde dans sa guerre à ne pas devenir un monstre lui-même. A force de plonger votre regard trop longtemps dans l’abime, c’est l’abime qui rentre en vous », disait Nietzche. Faisons le vœu que ce vain combat contre ces monstres extérieurs ne cautionne plus pour longtemps notre manque de fraternité et de solidarité vis-à-vis d’un peuple qui souffre sous nos yeux depuis bien trop longtemps…
Marie Peltier
Historienne, citoyenne belge, elle est l’auteur d’une étude parue en 2010 sur le poids mémoriel dans le dialogue interculturel.