le poignant hommage de Jean-Pierre Perrin à Samir Kassir
Samir Kassir a été tué dans l’explosion de sa voiture, le 2 juin 2005, à Beyrouth. Libanais d’origines à la fois syrienne et palestinienne, il était surtout un Arabe passionnément libre, convaincu que la libération des uns ne pouvait jamais justifier l’oppression des autres.
Le titre d’un de ses recueils d’articles était à cet égard une profession de foi :
« La démocratie en Syrie et l’indépendance du Liban, à la recherche du printemps de Damas ».
C’est Bachar al-Assad qui a tué Samir Kassir. Bien sûr, ce n’est pas le despote de Damas qui a appuyé sur le détonateur, de même que ce n’est pas lui qui a déclenché les tirs chimiques sur la banlieue de sa capitale, le 21 août dernier.
Mais c’est Bachar, digne héritier de son père Hafez, qui a poursuivi son œuvre de liquidation physique d’une élite libanaise patriote et digne, la seule à même de résister à l’hégémonie, non pas de la Syrie, mais du régime Assad.
Samir Kassir a payé de sa vie d’avoir été un des animateurs de la vague de protestation populaire qui, au printemps 2005, a contraint les troupes syriennes à évacuer le Liban, au bout de près de trois décennies d’occupation.
Le matin de son assassinat, il devait prendre le petit déjeuner avec Jean-Pierre Perrin, son confrère de Libération, qui lui consacre aujourd’hui « La mort est ma servante », poignant hommage et formidable témoignage.
Le sous-titre de ce récit, « Lettre à un ami assassiné, Syrie 2005-2013 » en résume bien l’ambition. Jean-Pierre raconte donc à Samir, par-delà la mort, le tortueux chemin vers la révolution syrienne de mars 2011 et les tragiques étapes de celle-ci.
Bien peu de journalistes peuvent traiter un tel sujet avec l’autorité de Perrin : il a arpenté la plaine libanaise de la Békaa, où les charniers laissés par les nervis de Damas ont vite été refermés ; il a exhumé à Hama la mémoire brisée du bain de sang de 1982, quand les troupes d’Assad senior ont massacré, selon lui, de 15 à 25.000 personnes (non, on ne saura jamais le chiffre exact, car la plupart des victimes gisent anonymes dans des fosses communes).
Jean-Pierre Perrin a sollicité Bachar al-Assad lui-même, en visite à Paris, pour obtenir un visa du gouvernement syrien. Ce visa lui a systématiquement été refusé. C’est pourquoi le reporter de Libération ne s’est rendu en 2012 « que » dans des zones tenues par l’insurrection, le quartier de Bab Amro assiégé à Homs, durant l’hiver, ou les secteurs « libérés » d’Alep, à l’automne suivant.
Pas de super-héro
L’écriture de Perrin, déliée et talentueuse, s’accompagne d’une authentique modestie d’auteur. Ne comptez pas sur lui pour se poser en super-héros d’une presse omnisciente. Il avoue sans fard ses faiblesses, ses doutes… et ses crampes. Il nous livre sans détour la mécanique de production de son récit. Et il ne cache pas rétrospectivement sa peur, même s’il peut s’endormir sous les bombes à Homs.
La force de ce témoignage, construit au fil d’années de patients reportages, c’est de nous accompagner dans la descente aux enfers de la Syrie des Assad. Descente physique, avec l’épopée du tunnel d’accès à Bab Amro, dont Perrin tire cette saisissante métaphore :
« une version moderne du labyrinthe, avec Hafez et Bachar el-Assad campant l’un après l’autre le rôle du Minotaure » (p.105).
Descente tout aussi traumatisante dans « l’archipel » des centres de torture du régime Assad, avec les figures monstrueuses de bourreaux méthodiques : le « prophète Joseph », qui sévit au Liban occupé, ou le « roi de la mort », cauchemar des civils de Hama en 2012.
Complaisance française
Face à un tel déferlement d’horreurs, Perrin ne peut que s’interroger sur tant d’années de complaisance française, en se focalisant sur la figure de Roland Dumas : l’ancien chef de la diplomatie française était en effet lié intimement à Nahed Tlass, la fille du ministre syrien de la Défense en poste de 1972… à 2004.
Samir Kassir a aussi été mon ami, au long de plus de vingt ans. Nous nous étions rencontrés durant les années pionnières de la « Revue d’études palestiniennes ». La nouvelle de son assassinat m’a frappé à Tunis et j’ai sangloté comme un enfant, longtemps paralysé par la peine.
J’ai depuis salué sa statue au centre de la capitale libanaise. J’ai célébré sa mémoire dans cette ville à qui il a consacré une « Histoire de Beyrouth », oeuvre « très braudelienne » aux yeux de Perrin.
« Assad ou nous exterminons le pays »
Bachar n’avait que quelques centaines de victimes à son passif lorsqu’il a mis à mort Samir. Il en a aujourd’hui des dizaines de milliers. Et c’est pour cela que Bachar doit tomber. Non pas par vengeance, car Samir n’exigeait que la justice, jamais la loi du talion. Mais il faut sauver au plus vite les millions des Syriennes et de Syriens que Bachar et son système n’ont pas encore tués.
Sur les murs de Damas, les partisans du despote écrivaient en 2011 « Assad ou nous brûlons le pays » (Assad aw nhraq al-balâd).
Aujourd’hui ils proclament avec rage : « Assad ou nous exterminons le pays » (nubîd al-balâd).
Et, dans ses ultimes lignes d’hommage à Samir Kassir, Jean-Pierre Perrin convoque le grand penseur alépin Abderrahmane Kawakibi (1855-1902) :
« l’Etat tyrannique, dans ses dernières phases, frappe aveuglément, tel un taureau excité. Il se détruit et écrase en même temps son peuple et son pays avant de se rendre à son sort ».