Le point sur la Syrie, après sa suspension de la Ligue arabe – Entretien avec Karim Emile Bitar
Deux jours après la suspension de la Syrie par la Ligue arabe, l’Union européenne a renforcé ses sanctions contre le régime syrien, tandis que la Turquie et la Jordanie, se sont prononcées en faveur d’un départ du président Bachar al-Assad. Damas se retrouve de plus en plus esseulée. Entretien avec Karim Emile Bitar, chercheur associé à l’IRIS
Comment interpréter la décision de la Ligue arabe de suspendre la Syrie ?
Cette décision a surpris même les optimistes invétérés. La Ligue des Etats arabes est un organisme sclérosé, discrédité depuis belle lurette, considéré par l’opinion publique arabe, de Rabat jusqu’à Sanaa comme un « club des dictateurs », une ligue impuissante, minée par ses divisions internes et totalement improductive. La Ligue était restée silencieuse devant les carnages à grande échelle menés par Omar el-Béchir au Soudan. Elle n’avait appelé à une zone d’exclusion aérienne en Libye que pour se rétracter dès le lendemain, malgré l’hostilité unanime des autocrates arabes envers Kadhafi. Elle n’avait guère brillé diplomatiquement dans les autres dossiers chauds et se contentait de créer des comités Théodule, de gagner du temps et de gérer les haines tenaces entre ses membres. La phrase d’Henri Queuille : « Il n’est aucun problème assez urgent en politique dont une absence de solution ne finisse par venir à bout » a longtemps semblé être le motto de la Ligue arabe.
La décision de suspendre la Syrie constitue donc une rupture dans l’histoire de la Ligue arabe, et il faut s’interroger sur ses raisons profondes. Il y a plusieurs facteurs d’explication. Il est certain que les révolutions arabes, la brutalité sans nom du régime d’Assad et l’admirable mobilisation de l’opposition syrienne sur la durée ont changé la donne et ont constitué un électrochoc. Mais il ne faut pas non plus être naïf. Ce ne sont pas les préoccupations humanitaires qui expliquent cet activisme soudain de la Ligue arabe. Les répressions brutales au Yémen et au Bahreïn n’avaient pas ému la Ligue outre mesure.
Un élément prédominant me semble être la montée en puissance, au sein de la Ligue arabe des pays du Conseil de Coopération du Golfe, le rôle croissant joué par l’Arabie Saoudite et surtout par le Qatar, et notamment leur volonté d’endiguement de l’Iran, la volonté d’éviter que l’Iran ne profite des bouleversements en cours et du déclin relatif de l’influence américaine au Moyen-Orient. Les Saoudiens n’ont toujours pas digéré la chute de leur allié Moubarak. Leur priorité est d’éviter la contagion révolutionnaire et de maintenir la stabilité, mais ils ne verraient pas d’un mauvais œil un effondrement du régime d’Assad qui permettrait à la communauté sunnite de rejouer un rôle majeur en Syrie, ce qui priverait l’Iran de son seul allié arabe et priverait le Hezbollah de ses canaux d’approvisionnement.
Finalement, il y a l’extraordinaire capacité du régime syrien à lasser et à se mettre à dos, l’un après l’autre, tous ceux qui avaient eu un jour la naïveté de lui tendre la main. En France, on se souvient que Jacques Chirac, qui a confié dans ses Mémoires, avoir eu une certaine estime envers Hafez el-Assad, avait promis à ce dernier, avant sa mort, qu’il prendrait son fils Bachar sous son aile et qu’il lui servirait de parrain sur la scène internationale. Ce qu’il a fait, jusqu’au jour où il comprit qu’il avait été mené en bateau, notamment suite à l’assassinat de Rafic Hariri. Chirac réussira alors à faire de Bachar el-Assad un paria et à isoler internationalement la Syrie. Souhaitant prendre le contre-pied de la politique chiraquienne, Nicolas Sarkozy va se rabibocher avec Bachar el-Assad, lui envoyer plusieurs émissaires, faire de lui un invité d’honneur du 14 juillet 2009, avant d’être à son tour dépité et furieux. De pareilles mésaventures ne sont pas arrivées qu’aux Français. Les Turcs, qui avaient été, avec Nicolas Sarkozy, les principaux artisans de la réhabilitation de Bachar el-Assad après 2008, s’estimeront eux aussi trahis lorsque ce dernier n’écoutera pas leurs conseils insistants. Idem pour le Qatar qui avait également esquissé un rapprochement avec la Syrie. Les mensonges à répétition, les manœuvres dilatoires, l’incompétence manifeste des principaux responsables syriens, doublée de leur suffisance et de leur certitude de pouvoir impunément berner leurs interlocuteurs ont fini par lasser les meilleures volontés.
La révolution syrienne a débuté en mars. A la mi-novembre, la situation semble toujours aussi confuse et inextricable. A quoi attribuez-vous cela ?
Dans un article paru dans la New York Review of Books, Hussein Agha et Robert Malley rappelaient à juste titre, qu’il y avait trois dimensions dans les bouleversements aujourd’hui en cours au Moyen-Orient : un combat des peuples contre les régimes, un combat de certains régimes contre d’autres régimes, et un combat entre plusieurs composantes d’un même peuple.
Le cas de la Syrie est particulièrement complexe parce que ces trois dimensions sont présentes simultanément et de façon très visible.
Première dimension : Elle est assez claire. Il existe incontestablement un vaste mouvement -populaire, spontané et infiniment légitime-, de révolte de très larges franges du peuple syrien contre un régime tyrannique qui a dépassé toutes les bornes et qui mène depuis huit mois une répression d’une indicible brutalité.
Deuxième dimension : La Syrie est également le territoire ou se mène désormais, de façon ouverte ou larvée, le conflit régional qui oppose depuis 7 ou 8 ans deux camps régionaux regroupant chacun plusieurs régimes ou groupements qui leur sont affidés.
D’un côté, le camp qui se fait appeler « axe de la résistance » (Mumana’a). Ce camp regroupe, sous égide iranienne, le régime syrien, -qui n’est plus depuis longtemps qu’un ‘junior partner’ dans son alliance stratégique avec l’Iran-, ainsi que le Hezbollah (aujourd’hui quelque peu désemparé du fait de la révolution syrienne) et le Hamas (qui ne joue ici qu’un rôle mineur mais qui subira les conséquences quelle que soit l’issue de ce conflit.) Les soutiens extérieurs de cet axe irano-syrien ne sont ni très visibles ni inexistants. Ils ne se limitent pas au Venezuela de Chavez. Sans être directement les parrains de l’axe irano-syrien, la Chine, la Russie, et un certain nombre de puissances émergentes occidentalo-sceptiques souhaitent éviter qu’un nouvel ordre américain ne se substitue à l’ancien ordre américain. Ils souhaitent préserver leurs intérêts économiques et craignent surtout la contagion révolutionnaire.
De l’autre côté, le camp qu’on appelle en Occident celui de la « modération arabe » et qui regroupe en fait des régimes tout aussi antidémocratiques que les autres, mais qui ont la particularité d’être alignés sur la politique extérieure des Etats-Unis. Il s’agit essentiellement de l’Arabie Saoudite (qui peut également compter sur ses protégés libanais), de la Jordanie, et de l’Egypte. Ces trois puissances étaient en pointe pour endiguer les ambitions iraniennes. Depuis la révolution égyptienne, les relations irano-égyptiennes se sont quelque peu réchauffées, la hache de guerre fut enterrée, les nouvelles autorités égyptiennes ont fait savoir qu’elles n’avaient aucun intérêt stratégique à s’aliéner l’Iran. Mais toujours est-il que l’Egypte, aujourd’hui dirigée par son Conseil supérieur des Forces armées, n’est toujours pas sortie de l’orbite américaine.
Le Qatar, qui pendant les cinq dernières années, avait conservé une certaine indépendance en maintenant des relations avec chacun des deux axes, en gardant des contacts amicaux aussi bien avec les Etats-Unis qu’avec la Syrie, en ouvrant des créneaux de dialogue aussi bien avec Israël qu’avec le Hamas, est aujourd’hui devenu un acteur majeur et incontournable.
Lorsque le souffle révolutionnaire a atteint le Bahreïn, autant dire la porte d’à côté, on a vu le Qatar et l’Arabie Saoudite esquisser un sérieux rapprochement et mettre en sourdine leur vieille rivalité mimétique. Ce rapprochement apparaît notamment dans la modification de la ligne éditoriale d’Al-Jazeera qui semble être aujourd’hui, peu ou prou, sur la même longueur d’onde que sa rivale saoudienne Al-Arabiyya.
Progressivement, mais sûrement, le Qatar et l’Arabie Saoudite ont fini par lâcher Assad, qui n’a plus pu compter, au sein de la Ligue arabe, que sur le vote du Liban, qui a les pieds et les mains liés, et sur celui du Yémen d’Ali Abdallah Saleh, qui craint sans doute la création d’un précédent. Saleh, le plus roublard des dictateurs arabes, qui mériterait, encore plus que Laurent Gbagbo, d’être surnommé le boulanger, tant il a roulé dans la farine tous ses interlocuteurs arabes et occidentaux, craint d’être bientôt lâché à son tour. La seule véritable surprise est venue du vote algérien, d’ordinaire plus conciliant à l’égard de la Syrie. Autre ironie de l’histoire, l’Irak, que les brillants stratèges bushistes voyaient en modèle démocratique au Moyen-Orient, est aujourd’hui l’un des ultimes soutiens de Bachar el-Assad, sans doute pour ne pas susciter le courroux de Téhéran, dont l’influence est grandissante en Irak.
Troisième dimension : c’est celle d’un peuple syrien divisé contre lui-même. Des segments non négligeables de l’opinion publique syrienne continuent, pour des raisons plus ou moins avouables, de soutenir Bachar el-Assad ou du moins de craindre l’avenir. La bourgeoisie sunnite de Damas et d’Alep commence à frémir mais elle est longtemps restée étonnamment discrète, craignant de voir ses intérêts économiques et la prospérité acquise ces dix dernières années remis en question. Le scénario libyen serait hautement périlleux en Syrie car ce pays est loin d’avoir l’homogénéité ethno-communautaire de la Libye. Les Alaouites craignent d’être victimes d’une véritable épuration après la chute du régime. Les Kurdes syriens sont dans l’expectative et observent de près la stratégie d’Ankara. Certains chrétiens sont tétanisés par la peur de l’islamisme et en viennent à justifier l’injustifiable et à cautionner la dictature. Des ecclésiastiques de haut rang tiennent des discours reprenant ceux de Bachar el-Assad : « L’Orient est Orient et l’Occident est Occident, et la démocratie n’est pas faite pour tout le monde. », nous disent-ils en substance, reprenant ainsi les vieilles antiennes orientalistes qui furent parfois introduites au Levant par les contre-révolutionnaires français ayant trouvé refuge au Liban après la révolution de 1789, comme l’a bien montré Ussama Makdisi dans son important ouvrage The Culture of Sectarianism.
Ces théories restent très prégnantes dans une partie du clergé des communautés chrétiennes et on continue de célébrer Renan, Barrès et Maurras, nonobstant la réputation sulfureuse de ces derniers en Occident. L’esprit démocratique et républicain de 1789 n’est entré que par effraction au Levant et les tendances communautaristes, identitaristes et réactionnaires demeurent très présentes.
On pense à la notion d’« esprits captifs » dont parlait le grand poète et Nobel polonais Czelaw Milosz. Certains continuent de croire à la fable selon laquelle il y aurait une « vieille garde » qui empêcherait le réformateur Bachar el-Assad de mener à bien ses velléités de changement. Pourtant dès 2005, le regretté Samir Kassir écrivait un éditorial intitulé : « N’allez pas croire qu’il y ait une jeune garde à Damas ! » (An Nahar, 8 mars 2005).
Cet état d’esprit d’une partie du haut clergé n’est toutefois pas représentatif de l’ensemble des chrétiens du monde arabe. L’Eglise maronite et d’autres églises orientales ont fourni au fil des ans nombre de figures ecclésiales remarquables qui ont soutenu l’égalité entre chrétiens et musulmans dans le cadre d’un système démocratique fondé sur la citoyenneté. La complaisance d’une partie de la hiérarchie ecclésiale envers Assad a récemment été dénoncée avec vigueur par la franco-syrienne Marie Seurat, veuve du chercheur assassiné Michel Seurat ou par le romancier libanais Alexandre Najjar.
Au-delà du cas des Alaouites et des Chrétiens, il existe dans l’ensemble de la société syrienne, une fibre nationaliste ou du moins un sentiment national, nés des traumatismes de l’histoire syrienne, et qui expliquent une grande réticence, compréhensible, devant toute intervention extérieure dans les affaires syriennes. Si les immixtions étrangères deviennent trop flagrantes, Bachar el-Assad pourrait en profiter pour susciter un « ralliement autour du drapeau » et gagner les attentistes à sa cause.
Après cette décision de la Ligue arabe, l’opposition syrienne semble avoir aujourd’hui regagné le momentum. Comment va-t-elle réagir ? Est-elle encore divisée ?
Nous sommes à un tournant mais la situation demeure extrêmement préoccupante. Le nombre de déserteurs est en train de grandir rapidement. Le régime se braque. La population panique. La ville de Homs est en train de basculer dans l’horreur : les dérapages et les règlements de compte intercommunautaires deviennent fréquents.
Cette suspension ouvre la voie à une internationalisation de la crise syrienne, ce qui n’est pas sans danger. A ce jour, l’opposition syrienne a fait preuve d’une grande maturité et a refusé les divisions communautaristes, le recours aux armes et toute intervention militaire extérieure. Certes, les Frères musulmans exercent une influence considérable au sein du Conseil National Syrien avec, semble-t-il, une couverture de l’Occident, de la Turquie et du Qatar. Mais Burhan Ghalioun, l’actuel président du CNS n’est pas homme à se laisser manipuler. C’est un progressiste et un laïc convaincu. D’ailleurs, le régime syrien, qui se prétend garant de la laïcité, a été fouiner dans les archives pour trouver des propos écrits par Ghalioun alors qu’il n’avait que vingt ans afin de le présenter sur les chaînes de télévision officielles comme impie ou antireligieux. Pour ce qui est des revendications, le CNS souhaite la présence d’observateurs arabes ou internationaux, et une condamnation du régime par l’ONU, ce qui n’est pas gagné, car les Russes, qui estiment avoir été bernés par les Occidentaux lors du vote de la résolution 1973 sur la Libye, continuent d’envoyer des armes à la Syrie.
Par ailleurs, certaines figures discréditées par leur passé comme Abdel Halim Khaddam ou Rifaat el-Assad cherchent aujourd’hui à profiter du contexte révolutionnaire pour se refaire une place au soleil mais le peuple syrien les rejette. Le Conseil National Syrien est largement représentatif. Il existe également un certain nombre d’opposants respectables, comme le très indépendant Michel Kilo, Samir Aita, Haytham Manaa, et quelques autres, qui ont fait le choix de ne pas rejoindre le CNS mais qui incarnent eux aussi une certaine légitimité, acquise durant des années de lutte au sein de l’opposition interne. Ces hommes souhaitent éviter le scénario du pire et aller vers une transition ordonnée. Mais ce régime est-il capable de céder le pouvoir sans mener une politique de la terre brûlée ? Il est permis d’en douter.
source: http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?article5839