Panique. «Les caisses sont à sec», nous confie avec inquiétude Abou Jamil (1) un fonctionnaire syrien retraité, de passage à Paris où habite sa fille. «Quand les salaires des miliciens de la Défense nationale et des chabiha [les miliciens du régime], qui respectivement soutiennent le combat de l’armée et maintiennent l’ordre dans les villes, ne sont plus payés depuis quatre mois, c’est que l’heure est grave.» La chute vertigineuse de la livre syrienne en avril quand le dollar a dépassé les 300 livres, alors qu’il était autour de 200 en mars, a semé la panique dans la population. «Pendant qu’Idlib tombait, les gens ne parlaient que de la chute de la livre et de la hausse du prix du kilo de bananes ou de tomates», rapporte l’homme, qui se dit «politiquement neutre».
Le constat de la crise financière entraîne chez les Syriens une interrogation sur le soutien de l’Iran, qui alimente le régime en hommes, matériel et en cash depuis le début de la crise. Cette aide aurait atteint jusqu’à 35 milliards de dollars par an, a estimé Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, lors d’une réunion privée à Washington, selon l’hebdomadaire Christian Science Monitor. L’Iran comme la Russie souffrant de la chute des prix des hydrocarbures, ils auraient considérablement réduit leur aide à la Syrie depuis fin 2014.
Fin de règne. Dans le même temps, le prix politique et économique exigé par l’allié iranien de son protégé à Damas a continué à monter, au point de braquer certains au sein du camp de Bachar al-Assad. Les accusations portées contre celui-ci de «vendre le pays à l’Iran» ne viennent plus seulement de l’opposition.
Des sources proches du régime ont relancé ces derniers jours les rumeurs, rapportées en février par plusieurs journaux arabes, selon lesquelles le gouvernement syrien aurait accepté de vendre ou d’hypothéquer des bâtiments et des biens de l’Etat syrien contre une aide financière de Téhéran. Ces «garanties contre la souveraineté», selon l’expression locale en usage, s’ajoutent à la tutelle quasi-totale exercée par les Gardiens de la révolution iraniens sur le commandement des forces et des opérations de l’armée syrienne et des milices chiites sur le terrain. Les ingérences de Téhéran, y compris pour favoriser ou écarter des hommes forts de l’appareil militaire ou sécuritaire, ont contribué à un ébranlement qui touche le cercle le plus resserré du régime.
Les «disparitions», qui ont commencé l’an dernier avec Hafez Makhlouf, cousin germain de Bachar al-Assad et chef du puissant service de la Sécurité générale à Damas, se sont multipliées ces dernières semaines. Celle du directeur de la Sécurité politique et pilier du renseignement Rostom Ghazaleh dit l’ampleur de la crise intérieure. L’annonce officielle de sa mort, fin avril, est intervenue plus d’un mois après sa disparition à la suite d’une dispute qui a dégénéré avec un autre ténor de la sécurité, Chafiq Chehadé, lui aussi invisible depuis. Le sort du plus puissant de tous, le général Ali Mamlouk, chef de la Sécurité nationale et conseiller spécial de Bachar al-Assad, reste énigmatique malgré son apparition publique exceptionnelle mercredi au côté du Président qui accueillait un haut responsable iranien. Les images de la réunion diffusées par les médias officiels syriens visaient à démentir des informations insistantes ces derniers jours sur sa destitution.
Une «désagrégation intérieure du régime» est-elle à l’œuvre comme le déclare le président de la Coalition nationale syrienne, Khaled Khouja, ainsi que d’autres responsables de l’opposition ? Ou Al-Assad chercherait-il à éliminer certains de ceux qui pourraient représenter une alternative au moment où commencent des tractations pour un nouveau round de négociations dit «Genève III» avec Staffan de Mistura ? En tout cas, une atmosphère de fin de règne gagne Damas, parmi les dépendants et les partisans du régime.
«Bagages». Dans le quartier luxueux de Malki, au cœur du carré sécuritaire de la capitale, «les visages sont fermés», décrit au téléphone un commerçant. «Les conversations tournent court et se terminent souvent par un «Allah Yostor !» [Dieu nous préserve !, ndlr].
«Beaucoup font leurs bagages», ajoute-t-il. Une éventualité prise au sérieux au Liban voisin où le ministre des Affaires sociales a déclaré la semaine dernière que son gouvernement se préparait à accueillir un grand nombre de Damascènes prorégime. «Nous prévoyons que leur séjour sera temporaire, une escale vers d’autres pays», a précisé le ministre d’un pays qui souffre déjà de la présence de plus d’1,5 million de réfugiés syriens.
Le désordre dans les rangs des services de sécurité est manifeste, y compris dans certains quartiers du vieux Damas où les habitants songent à organiser des comités locaux pour protéger leurs familles et leurs biens. Les conséquences ne sont pas toujours négatives. «Les miliciens de la «Défense nationale» qui nous empoisonnent la vie depuis deux ans ont étonnamment changé de comportement», raconte via Skype une habitante de Chaghour, un quartier populaire du sud de la capitale. «Ils ont arrêté de nous harceler et de nous racketter sous toutes sortes de prétexte. Ils se mettent même à distribuer de l’aide alimentaire aux plus pauvres. Ils semblent vouloir gagner notre sympathie pour que nous les protégions au cas où les choses tournent mal pour eux», estime-t-elle.
L’effondrement prochain du régime d’Al-Assad est considéré comme inéluctable par ses premiers adversaires arabes du Golfe, qui appellent déjà l’opposition à une «conférence de l’après-régime» à Riyad, en Arabie Saoudite. Il commence aussi à être envisagé avec inquiétude à Washington : «On ne peut pas l’exclure, a dit Robert Ford, ancien ambassadeur des Etats-Unis à Damas. Les divisions de l’intérieur et les défaites militaires marquent le début de la fin.» La crainte d’un écroulement soudain et chaotique sans alternative préparée à Damas hante les esprits. Les Syriens, eux, restent les plus inquiets sur les capacités du régime à rebondir, comme il l’a fait par le passé. «Ils sont diaboliques et peuvent encore jouer une attaque de Daech sur Damas ou un grand massacre d’alaouites et même de sunnites ailleurs», imagine Abou Jamil, qui compte prolonger son séjour à Paris.
source : http://www.liberation.fr/monde/2015/05/14/le-regime-al-assad-sent-le-vent-tourner_1309630
date : 14/05/2015