Le régime syrien met en scène de faux repentis – par Ignace Leverrier
Pour offrir un moment de détente aux membres des « partis et des forces de changement pacifique » réunis, mercredi 26 septembre, à l’Hôtel Dama Rose (anciennement Hôtel Méridien) à Damas, les gentils organisateurs de cette manifestation ont eu l’idée de leur présenter un spectacle original, imaginé par lesmoukhabarat et mis en scène par le tandem ministériel symbolisant « l’ouverture » du gouvernement en direction de l’opposition : le 4ème vice-premier ministre en charge de l’Approvisionnement et du Commerce intérieur, Qadri Jamil, et le ministre de la Réconciliation nationale, Ali Haydar. Les vedettes de ce show, qui fait depuis lors un tabac sur les chaînes et les sites acquis au régime syrien (un résumé plus que succinct est accessible ici en français), étaient des officiers et soldats de l’armée syrienne repentis, qui avaient décidé de revenir au bercail et de rejoindre leur corps d’origine, après s’être un temps égarés dans les rangs de l’Armée Syrienne Libre.
Malheureusement pour eux, les organisateurs de ce happening avaient mal assuré leurs arrières. Il est aussitôt apparu que les repentis n’étaient pas tout à fait ce qu’ils affirmaient être. Le plus gradé d’entre eux, le lieutenant-colonel Khaled Abdel-Rahman Al Zalem, qui s’est présenté comme « ancien adjoint au commandant du Conseil militaire de la région sud au sein de l’Armée Syrienne Libre (ASL) », s’est exprimé en leur nom. Il a affirmé que, pour lui comme comme pour ceux qui l’entouraient, le ralliement à l’armée régulière d’où ils étaient issus était volontaire. Or, il n’en est rien. Ingénieur militaire, il était en poste à l’aéroport de Mezzeh lorsqu’il avait fait défection, à la fin de l’année 2011. Il avait été arrêté le 29 mars 2012. Il croupissait depuis lors dans la prison militaire de Sadnaya, où selon des connaissances il avait perdu quelque 20 kilos. On comprend dans ces conditions sa voix mal assurée et sa gêne manifeste à participer à une telle mise en scène… Mais, comme le lieutenant-colonel Huseïn Harmouch contraint, à la mi-septembre 2011, de faire les aveux qui lui étaient réclamés, après avoir été capturé en Turquie et ramené de force dans son pays, il n’avait pas eu le choix. Au terme de sa prestation, Khaled Al Zalem a d’ailleurs été ramené dans la prison qu’il avait quittée quelques heures plus tôt.
Le second orateur, un certain Yaser Fawzi Al Abed, n’était pas militaire. Il avait entamé sa carrière à la télévision syrienne quelques mois plus tôt, lors d’une prestation particulièrement brillante. Arrêté par les services de sécurité et présenté, le 8 mars 2012, comme un « terroriste criminel », il avait avoué le meurtre, à Alep, des hommes d’affaires Mahmoud Ramadan et Mahmoud Al Sourani. Il avait été « surpris d’apprendre », quelques heures après l’assassinat du premier, qu’il s’agissait du frère d’Ahmed Ramadan, membre influent des instances dirigeantes du Conseil National Syrien. Autrement dit, « sans le savoir », il avait rendu un grand service au régime en atteignant indirectement, dans la personne de l’un de ses proches, l’un des opposants les plus résolus au régime en place… Entre autres méfaits, Yaser Fawzi Al Abed entendait créer un Emirat islamique, dont il aurait évidemment été le chef.
Guère plus à l’aise dans son nouveau rôle que l’autre héros du divertissement, il s’est présenté cette fois-ci sous les traits d’un « repenti ». Après avoir créé et dirigé plusieurs groupes armés dans les environs de sa ville natale, il avait décidé de lui-même d’abandonner les armes et l’ASL. En fait, il avait été convaincu par l’appel à la réconciliation lancé par le ministre Ali Haydar. Il s’était donc présenté à ce Congrès, libre et de son plein gré, pour apporter sa contribution au dialogue national. Il invitait ses anciens compagnons d’arme à suivre son exemple. Inutile de préciser qu’il n’a pas indiqué – puisqu’il n’était pas censé être reconnu – dans quelles conditions, en dépit des crimes dont il avait spontanément assumé la responsabilité, il avait recouvré sa liberté.
A de rares exceptions près, les congressistes ont été conquis par ces témoignages et ces appels au dialogue et à la réconciliation, qu’ils ont salués debout et chaleureusement acclamés. Il est vrai qu’ils étaient réunis pour cela. En revanche, les détails troublants plus haut mentionnés n’ont pas échappé à la perspicacité des activistes d’un groupe d’action constitué au sein de l’organisation « Syrie pour tous« . S’étant fixé pour mission la surveillance des informations diffusées par les chaînes de télévision syriennes et le sous-titrage des vidéos de la révolution, ils ne sont pas étrangers au slogan « kadheb, kadheb, kadheb, al i’lam al souri kadheb » (menteurs, menteurs, menteurs, les médias syriens sont menteurs).
Il y a tout lieu de croire que ce genre de spectacle se renouvellera de temps en temps, puisque la prison de Sadnaya et les geôles des différents services de renseignements, dont la branche des enquêtes des moukhabarat de l’armée de l’air, abritent actuellement au moins 3 000 officiers et sous-officiers. Les uns sont de véritables déserteurs. D’autres auraient seulement eu des velléités de désertion. Quelques ont vendu des armes et des munitions à des « organisations terroristes » ou coopéré avec elles… Dans l’espoir de retrouver leur liberté dans des conditions moins précaires que les mutins de juillet 2008, ils pourraient être nombreux à se présenter aux castings qui leurs seront proposés… si l’opération de ce jour est considérée comme un succès. Certes, les participants à la rencontre de l’Hôtel Dama Rose n’ont ni caché leur enthousiasme, ni marchandé leurs applaudissements. Mais, ayant déjà oublié leurs trois camarades enlevés par lesmoukhabarat et ayant tiré un trait sur l’absence de leurs amis de l’extérieur dissuadés d’entrer dans le pays… faute de garantie concernant leur sortie, ils étaient là pour cela.
Cette mascarade est bien dans les habitudes du régime. L’apparence et la mise en scène lui sont nécessaires pour dissimuler la réalité de ce qu’il est et la nature de ses agissements. Mais elle contribuera à entretenir le doute sur la véracité des cas de « repentance » et de réconciliation, dont certains médias se font volontiers l’écho. On se contentera de mentionner ici l’étrange affaire dont le village chrétien de Rableh, situé à 3 km de la frontière de la Syrie avec le Liban en provenance de Qouseir, vient d’être le théâtre. Toujours prompte à mettre en exergue et à gonfler les souffrances des chrétiens, et en particulier des catholiques, qui sont réelles mais qui ne doivent pas aboutir à négliger ou à sous-estimer celles du reste des Syriens de toutes ethnies et de toutes confessions, Agenzia Fides, agence de presse du Vatican, en a fait ses choux gras.
Le 25 septembre, elle rapportait que 150 hommes et femmes, membres de la communauté grecque-catholique du village de Rableh, avaient été enlevés la veille dans les vergers où ils travaillaient à la cueillette des pommes. Ils avaient été emmenés par « des bandes armées ». Ce n’était pas la première fois que celles-ci sévissaient, mais, « grâce à une négociation menée par le gouverneur de Homs, la situation semblait s’être améliorée ». Quelques heures plus tard, la même agence faisait état de l’enlèvement de 130 autres civils, rassemblés avec les otages pris la veille dans une école du village voisin de Joussieh. Les femmes avaient été libérées. Les hommes armés, qui agissaient « en bandes non identifiées et incontrôlées, indépendamment de l’ASL », avaient indiqué « attendre leur chef pour négocier le versement d’une éventuelle rançon ».
Le 26 septembre, Agenzia Fides laissait entendre que « ce premier cas d’enlèvement de chrétiens par un groupe armé de l’opposition syrienne » – il est bien que ce soit elle qui le dise… – était en voie de règlement puisque les bandits avaient déjà remis en liberté 250 otages. De fait, un peu plus tard dans la même journée, elle signalait des manifestations de joie dans le village, des cloches sonnant à toute volée, une messe d’action de grâce… Suite à « une intense activité de négociation conduite par les chefs des familles locales, engagés dans le mouvement populaire de réconciliation », tous les civils avaient été libérés sans condition. Mieux encore, « des membres de groupes d’opposition du village de Rableh avaient décidé d’adhérer à leur tour au mouvement interconfessionnel et multiethnique de mousâlaha » (réconciliation), dont le ministre Ali Haydar assure la promotion et la mise en œuvre au sein du gouvernement.
L’Agence a le droit de se féliciter à la fois de l’issue heureuse de cette prise d’otages et du succès du mouvement de réconciliation. Mais encore faudrait-il ne pas prendre les vessies pour des lanternes et ne pas confondre à dessein les groupes armés créés à la faveur du désordre ambiant pour se livrer à des prises d’otage contre rançon et des trafics transfrontaliers sans rapport avec la révolution, et les unités mises en place, jusque dans le village de Rableh…, pour protéger les citoyens et contribuer au renversement du régime de Bachar Al Assad.
On avait cru comprendre que la réconciliation par le dialogue était « proposée » à l’ensemble des Syriens ayant pris les armes pour lutter contre le régime. On constate, suite à la prestation du dénommé Yaser Fawzi Al Abed évoquée plus haut, que, faute de partenaires dans l’opposition intéressés par ce qu’elles leur offrent – déposer les armes et passer sous les fourches caudines sans contrepartie -, les autorités syriennes ont décidé de « se réconcilier » avec ceux qui leur tombent sous la main, quitte à affubler d’oripeaux politiques ceux qui ne sont que des bandits de grand chemin.
Les révolutionnaires syriens ne sont réticents ni au dialogue, ni à la réconciliation, bien au contraire. Soucieux de préserver l’unité de la population que le régime s’efforce de diviser pour mieux régner, ils ont tendu la main à ceux qui recherchaient comme eux la liberté et la justice. Bachar Al Assad et son camp auraient pu en faire partie. Mais ils auraient dû renoncer pour cela au recours à la force, rappeler l’armée dans ses casernes, mettre un terme aux exactions des moukhabarat, libérer les vrais prisonniers politiques, accepter la poursuite des manifestations pacifiques et entamer avec tous les Syriens un dialogue politique sans exclusive. Avec les observateurs de la Ligue Arabe comme avec les missions des Nations Unies, le chef de l’Etat s’est plusieurs fois engagé à mettre en oeuvre ces préconisations, mais il n’a jamais tenu parole. Il a intensifié les meurtres et les destructions, cherchant à réinstaurer la terreur et éradiquer toute forme de contestation. Il s’est de lui-même exclu du jeu. La réconciliation voulue par les contestataires se fera donc sans lui.