Le soap syrien : mélange d’assadisme, d’immoralité et de jet-set – par Hanin al Naqri
Pour la plupart des Syriens le Ramadan est synonyme de séries-télé, autant que la réglisse ou le tamarin. Au cous des dernières décennies le soap est devenu un rite quotidien à ne manquer pour rien au monde. Après des années d’harcèlement médiatique de la part des boîtes de production, le public fidèle est au rendez-vous tous les ans. Le Ramadan s’est transformé en un mois télévisé, perdant petit à petit son caractère spirituel et ses pratiques religieuses, respectées par les uns, ignorées par les autres. D’année en année, la production de séries ne fait qu’augmenter : par rapport aux vingt-trois séries de 2015, le dernier Ramadan a battu tous les records avec ses trente-deux séries. En 2015, on comptait cent-trente séries arabes, alors qu’en 2016 on en dénombre cent soxante-dix. Mais l’augmentation de la quantité va-t-elle de pair avec une amélioration de la qualité ? Qu’en pensent les téléspectateurs ?
La comédie souffre de psychose
Selon Nada, étudiante à la faculté de Hama, l’acteur syrien a perdu le respect et la place qu’il avait dans le coeur des téléspectateurs. “Comment je peux continuer à suivre un type qui incarne certaines valeurs à l’écran, mais qui dans la vrai vie soutient l’inverse ? Avant la révolution, un grand nombre de séries critiquaient directement la politique, comme “Maraya”(Miroirs), “Boqet Dawo” (Le réflecteur), “De’a Da’ya” (Un village reculé), ou la série comico-théâtrale “Kasak ya watan” (À la tienne, ô Patrie!)… mais depuis l’insurrection, des acteurs qui hier encore critiquaient le gouvernement ne font aujourd’hui qu’en redorer le blason lui jurant loyauté. Comment peut-on encore les respecter ?”.
Une des raisons pour laquelle Nada s’interdit de suivre les séries actuelles est précisément l’omniprésence de l’assadisme, “tant dans les décors que chez les acteurs. L’officier de l’armée est un grand humaniste, les faits sont déformés, prenant le spectateur pour un imbécile, un aveugle qui ignore la réalité qui l’entoure”. En déformant la réalité actuelle, la comédie syrienne dévoile l’ampleur de sa psychose.
Le tableau de la haute bourgeoisie
Walid, professeur de la banlieue de Damas est d’accord avec Nada quant à l’“assadisme” qui domine les séries télévisées. “Avant, si l’on voyait un acteur dans la rue on se ruait pour le saluer, lui demander un autographe ou se prendre en photo avec lui, on les aimait vraiment. Alors qu’il y a quelques jours j’ai vu Abbas al Noury et Nizar Abu Hajar dans une rue de Damas et je n’ai pas eu la moindre envie d’aller les voir. Aujourd’hui on vit dans deux mondes opposés”.explique-t-il.
La comédie syrienne ne représente qu’une infime partie du peuple, d’après Walid, essentiellement les “familles richissimes” : “On voit des jeunes de 25 ans roulant dans des voitures de luxe, habitant dans des villas et des maisons que je n’ai jamais vu de ma vie. L’acteur porte des fringues griffées et change de costume tous les deux prises, la plupart des rendez-vous ont lieu dans des restaurants que 80 % de la population syrienne peut carrément oublier et, poursuit-il, si j’allais manger dehors au même rythme qu’eux mon salaire serait à peine suffisant pour trois repas. La comédie devrait refléter la réalité au lieu de la trahir”.
Aujourd’hui 87 % des syriens vivent sous le seuil de pauvreté. D’après une étude récente, les familles syriennes auraient besoin en moyenne de multiplier par six leurs revenus pour vivre convenablement.
Une comédie qui ne reflète plus les syriens
Quand j’ai demandé à madame Umm Adnan, femme au foyer de Homs, ce qu’elle pensait des séries syriennes, elle m’a répondu en deux mots : “Le déclin d’une éthique” — ce qui devrait être l’élément essentiel des séries destinées à un public familial. “Les filles sont de moins en moins habillées, les scènes entre filles et garçons dépassent les limites de la bienséance et de nos moeurs, auparavant les scènes passionnelles ne dépassaient pas les mots doux et les mains serrées, alors qu’aujourd’hui les scènes d’amour et de nu sont monnaie courante, voire même une priorité, dans toutes les séries”. Umm Adnan ne regarde plus de séries avec son fils de 13 ans. “C’était un beau rituel familial, à 21h on se réunissait tous pour voir une comédie qui nous représentaitet qui racontait nos angoisses de tous les jours. Aujourd’hui tout a disparu, je n’ai pas envie de choisir entre l’éducation de mon fils ou la dégradation de sa morale. Ce qui est diffusé aujourd’hui ne nous représente plus du tout”.
Le vin a remplacé l’eau
“Le vin a remplacé l’eau”, c’est ainsi que Ruba, étudiante en Ingénierie à Damas, décrit ce qu’elle voit à la télé. “J’adore les séries, mais ce qui est montré aujourd’hui n’est qu’une honteuse provocation, je ne peux plus regarder ça avec mon plus jeune frère ou avec la famille”.
Ruba pointe du doigt l’alcool, qui coule à flot dans la plupart des séries : “Certes il y a une partie de la société qui boit, mais pas à ce point là. Je regarde pas mal de films étrangers et je n’y vois jamais une telle attention portée à l’alcool comme chez nous. Pour ne pas parler de l’engouement pour le tabac ! Les séries encouragent à boire et à fumer pour faire partie de la Haute ou de la classe intellectuelle…ça ne donne vraiment pas envie de les voir”, dit-elle en parlant des séries diffusées pendant le Ramadan 2016. La scène d’ouverture de “Bala Ghamad” se déroule dans une salle de casino jonchée de verres d’araq, sur fond de danseuses et de chanson de Saria Al Sawas. En plus de l’incroyable quantité “d’assadisme”, désormais de mise, l’armée y est décrite comme garante de la plus haute morale et du plus grand humanisme. L’orientation politique et culturelle est d’emblée claire et nette, et ne varie pas vraiment d’une série à l’autre. “Pourquoi n’y a-t-il aucun avertissement quant au public conseillé et surtout, pourquoi ces séries sont diffusées à des heures où les enfants ne dorment pas ?”.
Les saisons de Bab al-Hara (la porte du quartier)
“Bab al-Hara” est une série qui a démarrée il y a dix ans en 2006. Les gens sont-ils encore enthousiastes à l’idée d’une énième saison ? La réponse de Umm Adnan est mitigée : “Oui et non. Non parce qu’elle est devenue terriblement ennuyeuse, oui car c’est la seule série que je peux encore voir avec mon jeune fils, il y a moins de scènes libertines que dans les autres”.
Pour Ruba cette répétition décennale est insupportable. “La série n’est plus qu’un simple produit commercial, les histoires se répètent, on pourrait la réduire de moitié si on enlevait des dialogues les expressions comme “ibn ammy” (mon cher) ou “toqborny” (tu me fais mourir tellement je t’aime)”.
Walid, quant à lui, estime que “Bab al Hara”, de grand ritueldu Ramadan s’est transformé en une “histoire fade”, à laquelle on ajoute des intrigues sans queue ni tête : “Cette année Bab al Hara affronte le sujet de l’intolérance religieuse de façon ridicule, avec le personnage de Sam’o, un bigot poussé à l’extrême qui n’a rien à voir avec le sentiment religieux syrien. Bref, Bab al Hara n’est qu’un divertissement pour enfants, et encore, eux aussi sont sceptiques”. Même le topos de la soumission des femmes est au rendez-vous cette année, dans le personnage Nims” ajoute Walid avec ironie.
Le phénomène des Abwab al-Hara (les portes du quartier)
Pour Nada, on est face à un phénomène “Abwab al Hara” (des portes du quartier), dans la mesure où un grand nombre de séries ont lieu dans les mêmes décors damascènes que Bab al Hara. Cette année on peut voir : “Tawq al Banat” (le collier des filles), “Etr al Sham” (le parfum de Damas), “Sadr el Baz” (le nom d’un quartier de Damas, ndt), et “Khatoun” (la gentille dame).
Selon la jeune femme tout cela est lié d’une part à la “nostalgie du passé” et de l’autre à l’“abrutissement du peuple” : “Quand on s’aperçoit que les séries font appel à d’anciens modèles sociaux, comme la totale soumission de la femme, le prix du sang, le sectarisme, la guerre entre quartiers, on comprend que leur intention première est de remettre ces idées au goût du jour dans la société. Après quarante ans d’obscurantisme sous les Assad, a-t-on vraiment besoin de faire encore référence au passé”se demande Nada.
Un comédie malade
Interviewé à son tour, le professeur Asem Jaradat, chercheur en communication doctorant en Cinéma et Télévision, affirme qu’aujourd’hui la comédie syrienne est victime du même éclatement dont souffre la société syrienne. “La comédie syrienne formait à elle seule une véritable école, sa richesse lui avait conférée une renommée dans tout le monde arabe. Depuis le début de la révolutio,n elle a essuyé coups sur coups. Les réalisateurs, les acteurs et les monteurs se sont séparés. De fait la comédie made in Syrie se montre aussi divisée que la société syrienne”
Jaradat a observé les vaines tentatives qui ont été faites pour sauver la situation, il est persuadé qu’il n’y a aucun remède à ce déclin : “pour la définir, on pourrait dire que c’est une comédie malade à tous les niveaux, même les séries historiques ne font que déformer le réel.”
“Bab al Hara” aurait dû s’arrêter à la deuxième saison, voire à la première. Toutes les autres saisons, avant ou après la révolution, n’ont aucune qualité artistique et ridiculisent le spectateur. Même s’il s’agit d’une des oeuvres les plus regardée du monde arabe, elle peut être comparée au cinéma commercial américain : bien qu’ils soit largement suivis, les deux restent un produit purement commercial. Rien à voir avec les films français ou italiens de grande valeur artistique, qui participent aux festivals et qui remportent des prix, malgré leur public réduit.
Hanin al Naqri
Traduction de l’italien Matteo Mancini
Article repris sur le site Enab Baladi dans le cadre du projet Ebticar.
http://www.enabbaladi.net/archives/84283