L’effet Assad dans le monde arabe – by Kamel Daoud
Les printemps arabes ne sont plus de saison; partout, sauf en Tunisie, ils vieillissent mal.
Au début, après le soulèvement populaire, c’était le dictateur qui fuyait, dans un avion, comme le président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali début 2011. Maintenant, c’est le contraire qui se passe: c’est le peuple qui fuit, par exemple de Syrie, par la mer et les routes.
Cette inversion pose une question essentielle, à la fois simple et tragique: peut-on encore réclamer la démocratie après la victoire du président syrien Bachar al-Assad, même si, comme certains le prédisent, elle s’avère être provisoire? Que signifie-t-elle pour les peuples du Maghreb et du Moyen-Orient?
Pour beaucoup, la première leçon à tirer du cas syrien est déjà évidente: on ne gagne pas toujours la révolution, du moins pas aussi vite qu’on le voudrait. Assad s’en sort vivant pour l’instant, même fort, au prix du massacre de la moitié de son peuple. Sa longévité prouve qu’avoir tort et avoir contre soi des dissidents, une armée d’opposition et une bonne partie de la communauté internationale ne suffisent pas à déloger un dictateur.
En tuant autant de syriens, Assad a aussi tué le rêve de démocratie pour beaucoup d’autres syriens et aussi bon nombre d’arabes ailleurs. Ils voient que le révolutionnaire finit souvent en martyr, en prisonnier torturé, en milicien à la solde de forces étrangères ou en refugié rejeté. Et que ni ses enfants ni son peuple n’en sont plus libres pour autant. De quoi semer le doute dans les esprits les plus démocrates et les révolutionnaires les plus fervents.
Premier effet Assad, donc: la perception que la démocratie coûte très cher, peut-être trop cher.
Une autre conséquence de la survie politique du président syrien est l’idée que la révolution peut nourrir la prédation internationale. Les élites politiques dans le monde arabe postcolonial, qu’elles soient conservatrices ou de gauche, restent allergiques à l’idée qu’un soutien externe vienne appuyer leur désir de démocratie locale: le souvenir de la colonisation frappe de soupçon toute assistante étrangère, ou presque.
En Algérie, par exemple, le gouvernement — très conservateur, très policier, allié discret des islamistes — joue sur l’histoire de la colonisation française pour accréditer l’idée d’une «main étrangère» qui ne prônerait les libertés du peuple que pour mieux déstabiliser ses dirigeants.
Pour le président algérien Abdelaziz Bouteflika, les printemps arabes sont des «complots dévastateurs». D’après une chaine de télévision égyptienne privée, même le dessin animé Les Simpsons fournissait la preuve d’une ingérence étrangère en Syrie. Le chaos en Libye nourrit les méfiances lui aussi.
La thèse du complot étranger sert contre les contestataires locaux. En 2016 Bouteflika, malade et immobile, a annoncé vouloir briguer un autre mandat, après avoir fait amender la Constitution pour pouvoir s’offrir une présidence à vie. Quand ses opposants ont contré ces propositions en revendiquant des valeurs démocratiques, les médias du régime les ont accusés d’être des traitres, des agents de l’Occident ou des sionistes.
L’expérience de la Syrie — soumise à des alliances avec l’Iran ou la Russie et jouant contre l’Arabie saoudite, le Qatar ou les Etats-Unis — donne du poids à cette propagande. Elle semble démontrer que toute demande de démocratie finit par se traduire en chaos, et le chaos profite à un retour des colonisations. Pareil avec la Libye. On préfère alors se soumettre à ses dictateurs que se compromettre avec l’étranger.
Curieusement, ce rejet de l’interventionnisme occidental ferme les yeux sur une évidence: les dangers posés par d’autres interventionnismes. C’est un écueil typique des intellectuels de gauche dans le monde arabe de penser que la colonisation est toujours occidentale, jamais russe ou iranienne. Quand il s’agit de l’implication de Moscou ou de Téhéran, on préfère parler de soutien ou d’aide. Le président russe Vladimir Poutine est anti-occidental, donc forcément il est un peu notre libérateur, ou en tout cas un allié, veut-on penser.
D’où la seconde conclusion tirée de l’expérience syrienne: la démocratie est le cheval de Troie du néocolonialisme occidental.
Enfin, une dernière leçon a déjà pris racine dans les opinions de la soi-disant rue arabe: un dictateur vaut toujours mieux qu’un calife. Dans les éditoriaux comme dans les opinions sur les réseaux sociaux, la monstruosité de Daech est souvent imputée à l’interventionnisme occidental: c’est lui qui aurait démantelé le barrage que formaient les régimes locaux contre les sectes islamistes.
En déstabilisant le gouvernement syrien, on a ouvert la voie à Daech. Or Abou Bakr Al-Baghdadi, le leader du groupe, est pire que Assad, donc la dictature est préférable au califat.
Assad a réussi à vendre aux occidentaux, mais aussi aux élites locales et aux opinions, le concept de la dictature-rempart au radicalisme, de gardien contre l’horreur. Le scénario de la Syrie est un cas extrême, mais on retrouve cette idée, exprimée avec une moindre intensité, en Egypte et au Yémen, ou même au Maroc, en Tunisie et en Algérie. Le régime Bouteflika, par exemple, ne manque pas d’évoquer «l’expérience» algérienne dans la lutte contre le terrorisme — petit rappel à l’Occident qu’il a le choix entre soutenir une dictature ou subir le chaos.
Six ans après la fuite de Ben Ali de Tunisie, voici donc le troisième effet Assad: si la démocratie aboutit non pas à la liberté mais à l’islamisme, autant s’en tenir à la stabilité d’un régime répressif.
Mais est-ce vrai tout ça?
Non, bien sûr. Ce sont les dictatures qui, par la répression, produisent les islamistes et les djihadistes qui posent la menace qui justifie l’autoritarisme. Elles créent un cercle vicieux qui leur profite.
Enfin, momentanément. Car c’est une mécanique d’escalade: pour se maintenir, les régimes deviennent de plus en plus autoritaires, produisant de plus en plus de mécontents qui seront repris en main par ces mêmes islamistes.
Assad a gagné. Mais seulement du temps.
D’un autre côté, quand viendra enfin le temps où il tombera, il laissera la Syrie sans alternative. Les printemps arabes seront toujours sans solutions face à leurs choix difficiles entre chaos et stabilité, répression et massacre, démocratie et dictature.
Le quartier d’Ansari à Alep, en Syrie, le 20 janvier 2017.
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Kamel Daoud est l’auteur du roman “Meursault, contre-enquête” et du recueil de chroniques “Mes indépendances.”
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