Les activistes syriens ont-ils encore une place dans les zones libérées ? – par Enab Baladi
Taher est sur le point d’obtenir son diplôme à la Faculté de Psychologie, quand il descend dans les rues de Homs avec des milliers de jeunes pour faire entendre sa voix dans les premières manifestations pour la liberté et la dignité. La suite n’est qu’une grande cavale d’un quartier à l’autre jusqu’à ce qu’il soit obligé de quitter Homs, ne pouvant reporter indéfiniment son service militaire.
Quand Taher s’enrôle dans la révolution, il est certain que le régime tombera d’un jour à l’autre. Jamais il n’aurait pu penser que les al-Assad se seraient cramponnés au pouvoir bien au-delà des termes de son service militaire. Aussi longtemps que le régime survit, il n’a d’autres choix pour rester “libre” que de fuir vers les zones libérées…
Dans une rue de Homs – (REUTERS/Yazan Homsy)
Taher dit adieu à Homs, laissant derrière lui son foyer et ses proches, pour se rendre dans la province d’Idlib, où, depuis ses premières manifestations, la révolution a reçu un soutien massif. Bientôt la province est entièrement libérée, se transformant en zone d’accueil pour de nombreux réfugiés et activistes venant des quatre coins du pays. Des comités voient le jour pour pallier à l’absence d’Etat, tant sur le plan administratif que sécuritaire.
La ville de Binnish, située dans la province d’Idlib (REUTERS/Ammar Abdullah)
De son côté Taher n’a aucune intention de rallier l’armée syrienne libre, ou d’être impliqué dans un quelconque acte militaire. Fidèle partisan d’une révolution pacifique, il préfère n’avoir aucun contact avec les militants des zones libérées.
Au début il apprécie son existence libérée de l’autorité et de l’oppression du régime de Bachar al-Assad. De nature tranquille, en compagnie de gens ordinaires et d’autres professeurs, il prend en charge les jeunes déscolarisés. Ils enseignent les programmes officiels du gouvernement, amputés bien sûr du cours “d’éducation nationale”.
Les statistiques publiées dans le rapport sur l’instruction dans les pays arabes montrent que plus de 20 % des écoles syriennes sont partiellement ou totalement endommagées, que 1500 écoles sont aujourd’hui des centres d’accueil pour réfugiés, que plus de 4 millions d’enfants sont déscolarisés, que 55 % des enseignants inscrits dans le registre de l’instruction se trouvent dans la province d’Idlib, et que seul 60 % des enfants vont encore à l’école.
Taher poursuit sa vie dans ce “paradis de liberté” jusqu’aux premières menaces physiques visant sa personne. Il a dénoncé, avec d’autres activistes, les modifications apportées aux programmes d’études financés par les partis d’opposition à l’étranger, qu’il considère comme une tentative d’endoctriner les enfants et d’acheter la fidélité des parents. “Je crois que les instruments pédagogiques que j’utilise pour enseigner ne sont en aucun cas néfaste à mes élèves s, comme le sont en revanche ceux d’une éducation vouée à servir l’idéologie de ses bailleurs ” affirme Taher.
Le refus de Taher d’accepter cette nouvelle ligne ainsi que son obstination et celle de ses amis à vouloir poursuivre leur enseignement de manière autonome attirent l’attention sur eux. Arrivent alors les questions sur l’appartenance politique et religieuse, les inspections sur le contenu des cours, des idées et des discussions menées en classe.
Il ne s’agit pas de simples questions, ni même de confrontation, la façon de faire laisse davantage penser à “l’interrogatoire. “Bien que je n’enseigne que l’arabe et l’anglais, précise Taher, j’ai été accusé de promouvoir des idées laïques auprès de mes élèves, c’est du moins l’étiquette qui a été attribuée aux réflexions sur la révolution et sur la nation qui émergent de mes cours et circulent dans mes classes.”
Malgré tous ses efforts en faveur des enfants et des civils, les soupçons se transforment en menaces et certaines franges islamistes lui imposent des limites, le soumettant à de continuels interrogatoires, jus-qu’au premier enlèvement de plusieurs heures dont il est victime: on l’emmène les yeux bandés non loin de chez lui dans le but de le terroriser, de “l’effrayer”. Les cas d’enlèvement se sont multipliés sur le territoire syrien, aussi bien dans les zones loyalistes que dans celles dites “libérées”. D’après un article du journal al Watan (favorable au régime syrien), il y aurait eu, en 2014, en moyenne trois enlèvements par jour, toutes provinces confondues.
Après son enlèvement, Taher se rend compte du danger qu’il court en restant sur place et, une fois encore, choisit la fuite pour rester libre de penser et d’exercer son activité civique. Il prend finalement contact avec un trafiquant et rejoint la Turquie.
Après plus de deux ans, le périple de Taher et son activité dans la province d’Idlib prennent fin. Il quitte la Syrie à la recherche d’un lieu sûr lui garantissant les libertés fondamentales qu’il exige : c’est précisément ce qui, deux années auparavant, l’avait poussé à descendre dans les rues de Homs pour crier son mécontentement.
Enab Baladi
Traduction de l’italien Matteo Mancini
Article repris sur le site enabbaladi.net dans le cadre du projet Ebticar.